II. LES CONDITIONS ET CONSÉQUENCES DE LA NON-LIVRAISON DES BPC À LA RUSSIE
A. LES ACCORDS DU 5 AOÛT 2015
Ces deux accords intergouvernementaux sont :
- d'une part, un accord portant sur le règlement des obligations liées à la cessation de l'accord précité du 25 janvier 2011 , entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la Fédération de Russie, relatif à la coopération dans le domaine de la construction de bâtiments de projection et de commandement. Ce premier accord, qui abroge l'accord de 2011, consacre la reconnaissance de la propriété des BPC à la France et la renonciation mutuelle à d'éventuelles revendications entre les deux gouvernements ;
- d'autre part, un accord, sous forme d'échange de lettres entre les deux gouvernements représentés, pour la République française, par M. Louis Gautier, secrétaire général de la défense nationale, et, pour la Fédération de Russie, par M. Dmitri Rogozine, vice-premier ministre. Ce second accord, en particulier, précise le montant de la transaction et reconnaît à la France le droit de réexporter les BPC après en avoir préalablement informé la Russie. Il fait l'objet du présent projet de loi.
Le montant de la transaction et l'autorisation de réexportation constituaient en effet deux éléments sensibles des négociations, autant pour leur caractère stratégique dans la finalisation des discussions que pour la confidentialité qui s'attachait à leur contenu, tant qu'un accord n'avait pas été trouvé. Il a donc été décidé de circonscrire ces éléments dans un accord distinct, conclu par échange de lettres.
Ces deux accords sont entrés en vigueur à la date de leur signature, c'est-à-dire le 5 août 2015. Compte tenu des implications pour les finances de l'État de l'accord sous forme d'échange de lettres, l'approbation de celui-ci devait être soumise à l'autorisation du Parlement français, conformément à l'article 53 de la Constitution. Pour sa part, la Fédération de Russie a indiqué qu'aucune procédure parlementaire n'était requise par son droit.
Parallèlement à ces accords intergouvernementaux, un avenant au contrat précité du 10 juin 2011 liant les sociétés DCNS et Rosoboronexport (ROE) a été conclu, de manière à éviter un contentieux commercial. Il est entré en vigueur le même jour que les deux accords intergouvernementaux.
1. L'accord portant sur le règlement des obligations liées à la cessation de l'accord de coopération de 2011
L'accord portant sur le règlement des obligations liées à la cessation de l'accord de coopération de 2011 entre la France et la Russie 2 ( * ) témoigne de la volonté des deux États d'apurer de toute querelle le dossier « Mistral » . Aux termes exprès de son préambule, cet accord « prend en considération les circonstances signalées par la partie française comme faisant obstacle à l'exécution de l'accord de coopération du 25 janvier 2011 » et « tient compte du souhait commun des deux parties de trouver une solution mutuellement acceptable » à la situation. Il vise à éteindre toutes les obligations nées de l'accord de 2011, qu'il abroge (article 7).
Il est ainsi stipulé que les BPC ne sont pas propriété russe mais française (ils appartiennent en effet à DCNS, et font l'objet d'une assurance de la Coface - cf. infra ), sous réserve que la partie française assure la restitution en Russie des équipements livrés en France à l'occasion de la construction des bâtiments et verse à la partie russe les sommes compensatoires convenues (article 2 de l'accord). Après réception par la Russie de ces sommes et équipements, d'éventuelles revendications d'un gouvernement contre l'autre du fait de la cessation de l'accord de coopération de 2011, en termes de droit de propriété ou de prétentions financières notamment, sont exclues (article 3 de l'accord).
Le règlement des questions relatives à la propriété intellectuelle et la protection des informations classifiées utilisées dans le cadre de l'accord de 2011 sont soumises aux conventions franco-russes existantes en ces matières (articles 4 et 5 de l'accord). Enfin, toutes les divergences susceptibles de survenir entre la France et la Russie, visant l'interprétation ou l'application de l'accord, devront être résolues par la voie de négociations et consultations entre les parties (article 6).
2. L'accord par échange de lettres, objet du présent projet de loi
Complétant l'accord portant sur le règlement des obligations liées à la cessation de l'accord de coopération de 2011, l'accord par échange de lettres qui fait l'objet du présent projet de loi comporte cinq séries de stipulations.
a) L'indemnisation de la Russie pour la non-livraison des BPC
Le paragraphe 1 de l'accord prévoit le versement par le Gouvernement français au Gouvernement russe de la somme convenue de près de 949,755 millions euros , à titre de compensation pour la non livraison des deux BPC réalisés dans le cadre de l'accord de coopération de 2011. Ce montant correspond :
- à hauteur de 892,9 millions d'euros, à la restitution des sommes avancées au titre du contrat industriel par Rosoboronexport, pour l'achat des deux BPC ;
- pour un total de 56,8 millions d'euros, au remboursement de dépenses engagées par la Fédération de Russie pour la formation des équipages et la participation des experts russes au programme, d'une part, et le développement de matériels spécifiques dans la perspective de la livraison des bâtiments, d'autre part.
Les demandes initiales de la Russie dans le cadre des négociations étaient supérieures au montant finalement convenu, proches de 1,2 milliard d'euros. Cependant, comme le précise l'étude d'impact du présent projet de loi, la France a fait valoir dans la négociation qu'elle n'entendait rembourser que les seules dépenses directement liées à la construction des BPC. De la sorte, la somme finalement convenue ne comporte ni indemnisation morale, ni remboursement de frais financiers, ni pénalités de retard, ni dédommagement de coûts afférents à d'autres programmes que celui des BPC - notamment la navalisation des hélicoptères Kamov Ka-52K que les BPC devaient accueillir ou l'aménagement des quais de la base navale d'Oulisse à Vladivostok.
La Russie n'a toutefois accepté la conclusion des négociations qu'à la condition que le versement de la somme convenue intervienne le jour même de la signature de l'accord . La totalité de cette somme - soit 949,755 millions euros - a donc été versée, par un transfert de la Banque de France à la banque centrale russe, en date du 5 août 2015.
Cette situation relativise fortement le sens politique et la portée juridique de l'autorisation sollicitée du Parlement avec le présent projet de loi - lequel, en dernière analyse, constitue moins la demande d'une autorisation d'approbation que celle d'un enregistrement de l'approbation déjà donnée de facto par le Gouvernement. Votre rapporteur, même s'il comprend bien les enjeux diplomatiques qui ont conduit à cette aporie, ne peut que la déplorer.
b) La reconnaissance d'un droit de la France à réexporter les BPC sous conditions
Le paragraphe 2 de l'accord, en son premier alinéa, énonce que la partie française disposera du droit de réexporter vers un État tiers les bâtiments non livrés à la Russie sous une double série de conditions :
- en premier lieu, avoir payé à la Russie la compensation due et lui avoir restitué les équipements russes qui avaient été intégrés aux bateaux lors de leur construction ;
- en second lieu, informer la Russie au préalable et par écrit de la réexportation.
Le paiement de la compensation due à la partie russe ayant eu lieu, comme indiqué ci-dessus, dès le 5 août dernier, il reste pour la partie française à assurer la restitution des équipements. Le travail de démontage requis à cet effet sur les deux BPC est actuellement en cours ; selon les informations recueillies, aucune difficulté particulière n'est à signaler à cet égard.
c) La subordination des transferts de savoir-faire et technologies à l'accord préalable de l'autre partie
Aux termes du second alinéa du paragraphe 2 de l'accord, les éventuels transferts à un pays tiers, par une partie, sous quelque forme que ce soit - revente ou autorisation d'usage -, des savoir-faire et technologies reçus de l'autre partie en application de l'accord de coopération de 2011, sont conditionnés à l'accord préalable et écrit de cette autre partie .
L'exposé des motifs du présent projet de loi fait valoir que cette clause ne constituera pas un obstacle à la réexportation des BPC, dans la mesure où elle s'appliquera en tout état de cause après la restitution des équipements militaires russes prévue par les accords du 5 août 2015. « À l'inverse, elle permet de se prémunir contre toute dissémination des savoir-faire et technologies français qui ont été partagés lors de la mise en oeuvre de l'accord de 2011. »
Suivant les informations transmises à votre rapporteur, les transferts de technologie en cause, spécifiés dans le contrat commercial de construction des BPC conclu entre DCNS et Rosoboronexport, consistent dans la fourniture de documentation et d'une assistance technique dans trois domaines :
- d'une part, la construction de la coque par blocs de grandes dimensions . Le transfert de cette technologie, non sensible et d'origine civile, par la société STX France, sous-traitant de DCNS, au profit des chantiers russes OSK, a été réalisé au cours de l'année 2012, avec le transfert du dossier de fabrication des BPC, afin de permettre la construction en Russie des parties arrière des deux bâtiments, conformément à l'organisation industrielle définie et au calendrier de construction contractuel ;
- d'autre part, le système de gestion des communications . Le transfert de technologie en la matière a été réalisé en 2013 par la société Thalès au profit de la société russe Inteltech, afin de permettre au client russe de préparer le maintien en condition opérationnelle du système. Conformément aux autorisations d'exportation accordées, la configuration de ce système ne comporte pas de données nationales à caractère sensible ou OTAN ;
- enfin, le système de direction des opérations . Ce dernier transfert, qui était prévu dans le calendrier de construction contractuel en 2014 et 2015 afin de permettre au client russe de préparer le maintien en condition opérationnelle de ce système d'information, n'a été réalisé que de manière partielle, par DCNS, au profit de la société russe Mars-Agat : la documentation a été remise au client, mais l'assistance technique prévue par le contrat n'a pas été fournie. Du reste, là encore, la configuration du système ne comporte pas de données nationales à caractère sensible ou OTAN, conformément aux autorisations d'exportation accordées.
Selon l'accord initial, ROE, ultérieurement à la livraison et sous sa responsabilité, devait approvisionner et intégrer aux BPC des composants de ses propres systèmes de gestion des communications et de direction des opérations, aboutissant à un système hybride, différent de celui déployé sur les bâtiments français. La société russe reste actuellement tenue au respect de clauses de propriété intellectuelle destinées à protéger les fournitures françaises (cf. infra ).
d) L'exclusion de l'indemnisation de tiers
Le paragraphe 3 de l'accord dispose que celui-ci n'ouvre aucun droit à indemnisation au profit de tiers , ce qui tend à permettre un règlement de l'affaire pour solde de tout compte.
Il est permis de s'interroger sur la validité et donc la portée réelle de cette stipulation visant des tiers à l'accord. L'étude d'impact du présent projet de loi précise que la clause tend à prévenir l'éventuel développement de contentieux à l'initiative de sociétés commerciales affectées par la non-livraison des BPC ou d'autres tiers qui pourraient s'estimer victimes d'un préjudice. « Sa portée est cependant limitée : d'une part, elle exclut uniquement l'indemnisation des préjudices directement nés de l'application du présent accord et, d'autre part, la Fédération de Russie a fait son affaire de la répartition entre les sociétés russes intéressées de la somme versée par la France au titre de l'accord [...] et les sociétés françaises intéressées ont bénéficié d'une couverture de leur préjudice par la Coface [cf. infra ] . Cette clause n'a donc pas pour effet de les priver d'un droit à indemnisation. »
e) Le règlement des divergences de mise en oeuvre de l'accord
Enfin, le paragraphe 4 de l'accord, à l'instar de l'accord portant sur le règlement des obligations liées à la cessation de l'accord de coopération de 2011 et de façon à éviter tout contentieux ultérieur, stipule que toutes les divergences qui pourraient survenir entre les parties sur l'interprétation ou l'application de cet accord seraient réglées par la voie de négociations et de consultations.
3. L'arrangement commercial parallèle entre DCNS et ROE
Tirant les conséquences des deux accords intergouvernementaux détaillés ci-dessus qui règlent les obligations liées à la cessation de l'accord de coopération franco-russe de 2011, DCNS et Rosoboronexport ont résilié le contrat commercial qui les liait depuis juin 2011, au moyen d'un avenant à ce contrat .
Cet avenant prévoit la mainlevée des garanties bancaires qui accompagnaient le contrat initial et éteint toute créance entre DCNS et ROE, réglant ainsi la question des contentieux entre ces sociétés : aucun versement d'indemnité ou de remboursement n'est prévu. Il règle aussi la question des contentieux pouvant émaner d'une tierce partie au contrat, en prévoyant que chacun des deux co-contractants fait son affaire des contentieux pouvant émaner de ses sous-traitants , ou des entités avec lesquelles il est en relation au titre du contrat de 2011, et en tient l'autre indemne.
Cet avenant fixe aussi les modalités de restitution à la Fédération de Russie des fournitures gouvernementales reçues par DCNS pour la construction des BPC, stipulée dans les accords intergouvernementaux.
Enfin, il maintient en vigueur les stipulations du contrat initial de 2011 relatives à la protection des droits de propriété intellectuelle français , visant à prévenir le risque de construction par la Russie de bâtiments « inspirés » des BPC de type Mistral , ou de certains sous-systèmes, en l'absence de licence. Ces stipulations interdisent la copie ou l'usage des fournitures françaises ; elles confortent, au plan industriel, celles du second alinéa du paragraphe 2 de l'accord intergouvernemental par échange de lettres qui fait l'objet du présent projet de loi, ci-dessus présentées. Le risque de copie ou de revente des savoir-faire et technologies français se trouve ainsi couvert par la combinaison des clauses commerciales liées à la propriété intellectuelle conclues entre DCNS et ROE et de la clause de non-réexportation, hors accord préalable, convenue entre le Gouvernement français et le Gouvernement russe.
* 2 Transmis par le Gouvernement à votre rapporteur, cet accord se trouve joint en annexe au présent rapport.