II. UN TEXTE UTILE QUI RÉSOUD DES DIFFICULTÉS RÉELLES SANS ALLER JUSQU'À ENGAGER LA « MODERNISATION DE LA PRESSE » TANT ATTENDUE
A. S'AGISSANT DE LA RÉGULATION DE LA DISTRIBUTION
1. À la recherche d'un équilibre économique préservé
a) Pas de régulation sans solidarité
La distribution de la presse constitue par construction une activité économiquement déficitaire : le produit doit demeurer peu coûteux pour rester attractif et remplir sa mission d'information du citoyen par le support de son choix, tandis que les contraintes inhérentes à sa distribution sont nombreuses et leurs conséquences financièrement lourdes.
Pour aider les éditeurs à supporter le coût de la distribution de leurs titres, l'État a mis en place un système d'aides à la diffusion , dont l'enveloppe représente les deux tiers du montant des aides directes à la presse. L'aide au transport postal représente 130 millions d'euros en 2015, l'aide au portage 36 millions d'euros et les exonérations de charges patronales pour les vendeurs-colporteurs et porteurs de presse de la presse régionale 22,5 millions d'euros. Entre également dans cette catégorie l'aide de près de 19 millions d'euros versée par l'État aux éditeurs au titre de la restructuration de Presstalis.
La solidarité nationale joue donc pleinement son rôle en termes de soutien à la diffusion de la presse, quand bien même l'efficacité du ciblage de ce soutien pourrait être discutée.
Aux aides publiques s'ajoute une solidarité professionnelle , en application des principes de la loi « Bichet » du 2 avril 1947, dont les modalités ont été fixées par le CSMP dans le cadre de sa décision n° 1012-05 du 13 septembre 2012 instituant un mécanisme de péréquation inter-coopératives pour le financement de la distribution de la presse quotidienne nationale , rendue exécutoire le 3 octobre 2013 par l'ARDP.
Le dispositif s'appuie sur les conclusions du rapport commandé au cabinet Mazars, fixant le coût de la péréquation due par les MLP à Presstalis qui, seule, distribue les quotidiens, sur la base du calcul des surcoûts exclusivement liés à la distribution de ces derniers. La presse quotidienne nationale doit être disponible, sur l'ensemble du territoire, dès avant l'ouverture des points de vente. Ce postulat génère des surcoûts spécifiques estimés à une vingtaine de millions d'euros dont six compensés par les MLP, engendrés par le caractère nocturne, la célérité et la flexibilité du traitement de ces publications, mais également par l'extrême capillarité du réseau de diffuseurs. Une heure de bouclage tardive aggrave en outre ces difficultés : les journaux du soir posent un problème spécifique de distribution. À titre d'illustration, une tournée ad hoc est consacrée par Presstalis à la distribution du Monde à Paris et dans quelques grandes villes, dont le surcoût est pris en charge par l'ensemble des éditeurs de la presse quotidienne nationale.
Comme l'a rappelé une majorité d'interlocuteurs à l'occasion des auditions organisées par votre rapporteur, le principe de solidarité entre l'ensemble des acteurs de la presse est seul de nature à garantir la pérennité du système coopératif de distribution.
À ce titre, il est heureux que le présent texte, à l'article 1 er , inscrive dans la loi le principe de péréquation des coûts de distribution des quotidiens , dont le rôle majeur en matière de pluralisme de l'information n'est plus à démontrer mais ne peut être assuré que si chacun participe à la prise en charge des surcoûts spécifiques liés aux contraintes inhérentes à leur impression et leur distribution.
L'article 7 de la proposition de loi mise également sur la solidarité et la mutualisation pour tenter d'améliorer le modèle économique de distribution de la presse. Il se propose de développer la distribution de la presse quotidienne nationale par le réseau de la presse régionale en donnant une base légale aux expérimentations encourageantes en cours et en assouplissant considérablement les conditions d'application des clauses d'exclusivité des messageries. Les accords commerciaux de distribution conclus entre la presse quotidienne nationale et les éditeurs de presse régionale seront homologués par le CSMP.
La presse nationale et les messageries y gagneraient à limiter leurs coûts de distribution sur le segment proportionnellement fort coûteux du « dernier kilomètre » . Parallèlement, la presse régionale pourrait trouver un intérêt économique à un remplissage plus efficient de ses camions qui, partant, accroîtrait son chiffre d'affaires et la rentabilité de son réseau.
Selon les interlocuteurs de votre rapporteur sur la présente proposition de loi, la généralisation de tels accords pourraient prendre deux à trois ans . D'ores et déjà, de nombreuses négociations seraient en cours. Presstalis elle-même n'y est plus opposée comme elle l'était en 2011 lors de l'étude menée par le cabinet Kurt Salmon à la demande du Syndicat de la presse quotidienne nationale (SPQN) sur les possibilités de mutualiser les réseaux de distribution.
Leur intérêt économique dépend toutefois de chaque zone géographique . Selon l'étude précitée du cabinet Kurt Salmon, les prix moyens proposés par la presse régionale pour distribuer la presse nationale sont proches de ceux appliqués par Presstalis, autour de 45 centimes d'euros par exemplaire avant péréquation et aide de l'État, mais peuvent considérablement varier en fonction de l'éloignement du point de livraison. En réalité, s'agissant du dernier kilomètre, la messagerie reste économiquement intéressante dans les métropoles, notamment grâce aux aides reçues, tandis que les réseaux régionaux sont moins coûteux dans les petites villes et les zones rurales.
L'assouplissement proposé par l'article 7 n'en demeure pas moins intéressant, quoique modeste au regard de la révolution prônée par le rapport Jevakhoff précité, où une messagerie unique verrait ses fonctions limitées à un rôle commercial, tandis que les fonctions logistiques seraient confiées à La Poste, s'agissant des magazines et des zones les plus isolées, et au réseau de la presse régionale.
b) Pas de solidarité sans responsabilité
La solidarité nationale, la péréquation inter-coopératives et les tentatives de mutualisation des réseaux de distribution ne peuvent suffire à équilibrer, autant que faire se peut, le système de distribution. Un véritable effort doit également être réalisé sur les barèmes des messageries.
Aux termes de la loi du 20 juillet 2011, l'ARDP rend un avis annuel sur l'action du CSMP en la matière. Or, depuis 2012, elle n'a eu de cesse d'appeler le Conseil supérieur à ouvrir ce dossier, jugeant, comme l'a encore fait Roch-Olivier Maistre, président de l'ARDP, lors de son audition par votre rapporteur, les barèmes appliqués n'étaient ni égaux ni transparents dans la mesure où « les éditeurs les plus puissants entrent dans une stratégie de chantage avec les messageries afin d'obtenir les tarifs les plus avantageux, au détriment des éditeurs les plus modestes et les moins influents ». L'opacité du système est en outre aggravée par la multiplication d'offres commerciales et de tarifs hors barème.
Le CSMP a finalement consenti à se pencher sur la question et a confié à cet effet une étude au cabinet Mazars, dont les conclusions ont été rendues publiques au mois de juin 2014. Il y est fait état de la complexité des grilles tarifaires proposées par les messageries, de l'absence de définition des prestations proposées pour un prix donné et, surtout, de la faible adaptation des barèmes aux coûts réels de la distribution des publications. Ce constat, dont les conséquences sur l'équilibre financier des messageries sont particulièrement lourdes, s'explique par le mécanisme de fixation des tarifs par les éditeurs, à la fois actionnaires et clients des messageries .
Les pouvoirs publics ont également, par le passé, usé de leur influence pour que les tarifs restent favorables aux éditeurs . Anne-Marie Couderc, présidente de Presstalis, rappelait à votre rapporteur lors de son audition qu'il y une quinzaine d'années, l'État a demandé aux messageries de réduire leurs tarifs afin d'aider les entreprises de presse. Selon elle, il s'agit du « pêché originel », qui, en réduisant brutalement ses recettes avant même la diminution des ventes au numéro, a conduit progressivement Presstalis à la crise.
Pour inclure véritablement les barèmes dans le champ de la régulation, l'article 1 er de la proposition de loi instaure une procédure d'homologation des barèmes confiée au CSMP : les grilles tarifaires adoptées en assemblée générale lui seront transmis par chacune des messageries en vue de leur homologation, basée sur le respect des principes de solidarité, de transparence, de non-discrimination et de préservation des équilibres économiques fixés par la loi du 2 avril 1947. En cas de refus, de nouveaux barèmes devront être proposés par les messageries pour un nouvel examen. À défaut, ou si les nouveaux barèmes ne sont pas homologués, les tarifs applicables seront in fine établis par le CSMP. Les barèmes définitifs seront ensuite transmis à l'ARDP aux fins d'approbation ou de réformation.
La proposition de loi appelle également les messageries à prendre leurs responsabilités en offrant au CSMP, dans son article 7, la possibilité de créer une société commune de moyens pour la mise en oeuvre du décroisement des flux . Cette disposition, sous forme de menace voilée, devrait, selon votre commission, inciter les messageries à accélérer la mutualisation de leurs moyens logistiques, notamment s'agissant de l'application du schéma directeur du niveau 2 décidé en 2012, sous peine qu'une société commune ne leur soit imposée dans un calendrier contraint.
2. Une gouvernance bicéphale rééquilibrée au profit de l'ARDP
a) Des améliorations indéniables malgré la lenteur des procédures
Dans son discours de clôture des États généraux de la presse le 23 janvier 2009, Nicolas Sarkozy, alors Président de la République, estimait : « il faut changer le Conseil supérieur des messageries de presse, non pas le renforcer en laissant son statut inchangé, mais en faire une instance réellement indépendante avec une composition totalement différente, dotée de réelles compétences, chargée de concilier une distribution efficace de la presse et le respect du pluralisme, de veiller à ce qu'aucun éditeur ne fasse l'objet de mesures arbitraires et de garantir des conditions concurrentielles entre tous les acteurs, messageries, dépositaires et diffuseurs ».
À cet effet, une mission fut confiée à Bruno Lasserre, alors président de l'Autorité de la concurrence, dont le rapport rendu public le 9 juillet 2009 prônait une régulation de la distribution de la presse par une autorité indépendante des éditeurs. Tel ne fut finalement pas le choix du législateur de la loi n° 2011-852 du 20 juillet 2011 relative à la régulation du système de distribution de la presse, qui créa, au côté d'un CSMP rénové, une « toute petite autorité administrative indépendante » selon les termes du député Pierre-Christophe Baguet lors des débats à l'Assemblée nationale.
Les professionnels du secteur de la presse - éditeurs, logisticiens et diffuseurs - ont donc conservé la maîtrise de la régulation via le CSMP, tandis que revenait à la nouvelle ARDP la tâche de rendre exécutoires les décisions normatives prises par le CSMP et d'arbitrer les différends relatifs au fonctionnement des messageries ou à l'organisation du réseau de distribution en cas d'échec de la procédure de conciliation devant le Conseil supérieur.
Cet attelage, déséquilibré à première vue - l'ARDP ne compte que quatre membres, ne dispose pas de sa propre expertise et est financée par la profession -, a largement contribué à la restructuration de la filière . Comme l'a indiqué le président du CSMP à votre rapporteur, « en trois ans, sous la pression des contraintes économiques, le système collectif de distribution de la presse a réalisé un mouvement de modernisation sans précédent (...) . Les premiers fruits de ces efforts se chiffrent déjà en dizaines de millions d'euros d'économies réalisées. », liées, notamment, à la mise en place de la péréquation inter-coopérative précitée, au choix d'un système d'information mutualisé dont la mise en oeuvre est en cours, à l'adoption du schéma directeur du niveau 2 ou encore à la refonte des conditions d'approvisionnement (assortiment et plafonnement) et de rémunération des diffuseurs.
Le bilan parfois idyllique que certains interlocuteurs ont dressé à votre rapporteur ne doit pas cacher que nombre de ces réformes se sont réalisées dans la douleur et que certaines, à l'instar du schéma directeur, accumulent les retards. De fait, les contentieux se sont multipliés sur une majorité de sujets, à l'initiative des MLP ou des dépositaires le plus souvent.
Selon le Syndicat national des dépositaires de presse, dans son intervention auprès de votre rapporteur : « au cours de ces trois années [ d'application de la loi du 20 juillet 2011 ] , les débats ont été âpres dans le secteur. Les recours en justice se sont succédé. Toutes les réformes n'ont pas abouti. Certaines conséquences néfastes de conditions prises dans des intérêts particuliers sont encore à venir, tout particulièrement dans le domaine des systèmes d'information ».
La commission de suivi de la situation économique et financière du CSMP note, pour sa part, dans son avis du 17 décembre 2014, que « deux projets structurants pour l'avenir de la filière et pour son équilibre économique global restent à mettre en oeuvre » , le système d'information commun et le schéma directeur des dépositaires de presse.
Votre commission estime que, si d'incontestables avancées ont été réalisées en 2014 sur le premier projet, les messageries doivent demeurer mobilisées en vue de respecter l'échéancier prévu par le CSMP d'une entrée en fonction du nouveau système d'information en 2016. Elle constate, en revanche, combien la mise en oeuvre du schéma directeur du niveau 2 a pris du retard. De fait, l'objectif fixé de réduire à 63 le nombre de mandats de dépositaire au 31 décembre 2014 n'est pas atteint, en raisons notamment des actions judiciaires entreprises par certains acteurs. À cet égard, l'arrêt précité de la cour d'appel de Paris du 29 janvier 2015 devrait sensiblement accélérer la mise en oeuvre de ce dossier.
b) L'installation d'une véritable autorité indépendante
L'actuel système de régulation bicéphale a permis de réelles avancées en encourageant, voire en imposant, les synergies financières et logistiques nécessaires à la survie du réseau coopératif de distribution. Ce bilan globalement positif doit beaucoup à la bonne entente entre les présidents de l'ARDP et du CSMP , mais aussi, plus récemment, à l'amélioration des relations entre les messageries consécutive au changement de présidence des MLP. Cet équilibre, pour satisfaisant qu'il apparaisse, demeure donc fragile.
La proposition de loi assoit, en conséquence, le pouvoir de l'ARDP, afin que la régulation ne puisse, à l'avenir, souffrir de nouveaux blocages. À cet effet, l'article 3 installe l'Autorité de régulation dans un statut d'autorité administrative indépendante , financée à ce titre par les pouvoirs publics et non plus, ce qui représentait une sérieuse brèche dans le principe d'indépendance, par les éditeurs.
Francis Morel, président du syndicat de la presse quotidienne nationale (SPQN), estimait, lors de son audition : « concernant la distribution, le renforcement des pouvoirs de l'ARDP est effectivement seul susceptible de permettre de débloquer de façon définitive le fonctionnement du système commun de distribution de la presse auquel toutes les formes de presse sont attachées. Même si aujourd'hui notre système semble avoir dépassé les situations de blocage qu'il a connues ces derniers mois, ces difficultés peuvent se renouveler dans le futur et il sera très important alors qu'il existe une autorité susceptible d'apaiser les tensions qui pourraient empêcher notre système de fonctionner de façon satisfaisante ».
La proposition de loi renforce, en outre, à l'article 4, l'expertise de l'ARDP en lui assignant un quatrième membre, désigné par le président de l'Autorité de la concurrence pour ses compétences dans les domaines économique et industriel.
Afin d'éviter toute déperdition brutale des compétences à l'issue du mandat du collège, l'Autorité de régulation sera désormais renouvelée par moitié tous les deux ans et le mandat de ses membres pourra être reconduit une fois.
La proposition de loi comprend, enfin, deux dispositions qui tirent les leçons du passé concernant les risques de blocages observés au niveau du CSMP. Chacun a pu constater que ces risques étaient devenus limités grâce à la qualité du travail réalisé par les deux instances en charge de la régulation mais tous les acteurs ont bien conscience que la situation extrêmement précaire des messageries pourrait à nouveau basculer au moindre faux pas concernant l'organisation et la modernisation de la filière.
Dans ces conditions, la proposition de loi (article 8) a prévu d'ouvrir à l'ARDP la faculté d'inscrire une question à l'ordre du jour du CSMP. Le texte prévoit, en outre, que, dans le cas où le Conseil ne se conformerait pas à sa demande, l'ARDP pourrait se substituer à lui en faisant appel à ses services . Cette dernière disposition a soulevé une vive opposition de la part du CSMP mais l'ensemble des acteurs semblent s'y être résignés au nom de l'efficacité et de la responsabilité.
Il en est autrement de la disposition prévue à l'article 9 de la proposition de loi qui reconnaît à l'ARDP le pouvoir de réformer les décisions du CSMP et lui accorde pour ce faire la possibilité de « suspendre » pendant deux mois le délai d'examen des décisions du CSMP afin de procéder à des mesures complémentaires préalables. Cette durée de suspension de deux mois a suscité une large désapprobation de la part des différentes parties prenantes, y compris les messageries, au motif qu'elle était contraire à l'objectif du texte de raccourcir les délais. Or ce délai de deux mois pourrait porter au final à trois mois et demi le temps nécessaire à la réformation des décisions du CSMP, ce qui est incompatible avec les rythmes inhérents à la gestion d'entreprises industrielles comme Presstalis.
Par ailleurs, le CSMP s'est inquiété du fait que ce délai de deux mois et la mention de la possibilité de réaliser des mesures complémentaires pouvaient être assimilés à une « seconde lecture » qui aurait pour conséquence de reprendre « à zéro » l'instruction des décisions. Cet aspect de la proposition de loi mérite, à l'évidence, d'être clarifié afin d'éviter tout malentendu.