B. LA NÉCESSITÉ DE METTRE EN oeUVRE DES RÉFORMES AMBITIEUSES
1. Des réformes de structure à parachever
a) Une mutualisation indispensable et généralisée
La situation économique extrêmement fragile de l'ensemble des acteurs de la presse comme la poursuite prévisible de l'érosion des ventes au numéro rendront nécessaires de nouvelles évolutions et, très probablement, une refonte plus radicale du système de distribution .
Dans son avis précité du 17 décembre dernier, la commission de suivi de la situation économique et financière du CSMP estime qu'il convient de poursuivre l'optimisation de la distribution au stade des dépositaires du niveau 2 en vue d'accroître l'efficience de ce segment de la distribution. En particulier, « la situation de la distribution en Ile-de-France pourrait évoluer afin de générer, par une organisation mutualisée, un supplément d'économie » sur cette zone géographique, où le schéma directeur ne s'applique pas du fait de tensions salariales élevées. Cette opinion a été partagée par Véronique Faujour, présidente des MLP, lors de son audition par votre rapporteur.
La décision récente de la cour d'appel de Paris (arrêt n° RG 2013/23075 du 29 janvier 2015) rejetant les recours contre la décision n° 2015-05 du CSMP relative au schéma directeur devrait toutefois conduire à en accélérer la mise en oeuvre dans les zones concernées.
S'agissant des plateformes de distribution, Anne-Marie Couderc, présidente de Presstalis, a indiqué à votre rapporteur qu' « à terme, il faudra transformer en profondeur le dispositif industriel de distribution de la presse en raison de la diminution inexorable des exemplaires papier. Le nombre de dépositaires devra considérablement diminuer à vingt voire dix plateformes ». Or, il en reste 140 aujourd'hui.
Une autre solution, privilégiée par les MLP, consiste à favoriser la diversification d'activités des dépositaires afin d'éviter leur fermeture . Pour Véronique Faujour, le décroisement des flux en cours au niveau des plateformes des messageries, doit, en outre, être envisagé au stade du brochage et du routage. Ne doit pas, en effet, être méconnue la nécessité d'une mutualisation des imprimeries - sujet social épineux -, dont la logique économique plaide en faveur de la fermeture de plusieurs d'entre elles en région parisienne au profit de celles appartenant à la presse régionale.
Votre commission estime que la mutualisation des moyens logistiques , qu'elle préfère à une simple fusion des messageries, doit également s'étendre à la presse régionale , ce que permet modestement la proposition de loi, comme à La Poste.
Depuis 1794, la distribution de la presse constitue une mission de service public de l'opérateur postal national . Elle concerne chaque année 1,2 milliard de publications, dont 300 millions de quotidiens (10 % de la presse régionale et 20 % de la presse nationale), sans que sa logistique ne soit parfaitement adaptée à une livraison matinale systématique.
Elle y consacre des circuits logistiques dédiés et une grille tarifaire spécifique décidée par le ministre en charge de l'économie. Cette grille est triple et varie en fonction du type de presse : la presse quotidienne à faible ressources publicitaires ( La Croix et l'Humanité ), pour laquelle les tarifs postaux représentent 12 % du coût de la distribution, la presse d'information politique et générale (IPG) (32 % des coûts couverts) et les autres publications (65 % des coûts couverts). Au total, les coûts de la distribution postale sont couverts à 48 % par les tarifs appliqués aux éditeurs, soit un manque à gagner de 370 millions d'euros . La presse représente 8 % du courrier distribué mais 4 % du chiffre d'affaires seulement.
Parmi ses activités de distribution de la presse, La Poste pourrait, selon Nicolas Routier, son directeur général adjoint, lors de son audition par votre rapporteur, envisager de mutualiser avec les messageries l'acheminement des magazines des imprimeries parisiennes aux centres de traitement , dont le coût est évalué à 100 millions d'euros pour mille salariés employés à cette tâche au sein d'une filiale de La Poste. S'agissant du « dernier kilomètre », La Poste pourrait efficacement se charger de la distribution des magazines, qui ne nécessite pas de flux rapides, dès lors que les tarifs fixés seraient économiquement justes pour les deux parties, ainsi que des zones les plus isolées, au titre cette fois de sa mission de service public. Déjà aujourd'hui, 10 % des exemplaires de Ouest France sont distribués par La Poste lorsque les lieux de livraison sont trop excentrés des réseaux de portage ou des points de vente de la presse régionale.
Le rapport précité d'Alexandre Jevakhoff va encore plus loin en proposant une remise à plat radicale du système de distribution : fusion des messageries en une entité exclusivement commerciale, sous-traitance des flux logistiques à l'opérateur postal s'agissant des magazines et au réseau de la presse régionale pour les quotidiens, revalorisation massive de la rémunération des diffuseurs.
Votre commission, si elle n'adhère pas à la totalité de ces propositions, estime qu' une réforme profonde de la distribution, incluant l'ensemble des acteurs logistiques, Poste et réseaux locaux inclus, est indispensable et qu'à ce titre, la proposition de loi apparaît fort en retrait des enjeux.
b) Un changement de paradigme en faveur du niveau 3
Il est toutefois un point sur lequel votre commission fait siennes les propositions formulées lors de son audition par Alexandre Jevahoff : celui de la revalorisation du statut, des conditions de travail et de la rémunération des diffuseurs.
Selon lui, le rôle décisif des diffuseurs dans l'économie de la vente au numéro doit être réaffirmé, en envisageant différentes mesures afin de poursuivre l'informatisation et la modernisation des points de vente et d'augmenter le montant de leurs commissions . Pourrait également être envisagée la création d'un système d'intéressement au développement des abonnements. Enfin, il conviendrait de mieux réfléchir à leurs implantations.
À cet égard, votre commission déplore que la proposition de loi n'aborde aucunement ces sujets. Elle salue en revanche les récentes avancées du CSMP en matière de rémunération des kiosquiers , tout en regrettant leur caractère tardif et encore insuffisant . Elle constate également avec soulagement que les pouvoirs publics comme les instances de régulation de la presse , après tant avoir aidé les éditeurs et les messageries, semblent avoir pris conscience de l'urgence de la situation du niveau 3.
Le CSMP, dès sa déclaration du 10 mai 2012 portant sur les menaces qui pèsent sur le système de distribution de la presse française et sur son avenir, soulignait, concernant la situation du niveau 3, que : « les diffuseurs de presse sont toujours dans une situation de grande précarité et le réseau de vente des éditeurs continue à s'éroder, tant en qualité qu'en capillarité ».
Aurélie Filippetti, alors ministre de la culture et de la communication, soulignait pour sa part, devant les diffuseurs, en mai 2013 : « la responsabilité première qui est celle de la filière, dans son ensemble, pour offrir aux marchands de presse des conditions de travail satisfaisantes et des perspectives économiques. Celles-ci font partie intégrante du pacte coopératif de la distribution de la presse qui représente l'une des contreparties du système d'aides à la presse existant en France ».
Enfin, dans un communiqué du 30 avril 2013 annonçant que l'ARDP rendait exécutoires trois décisions adoptées par le CSMP en faveur des diffuseurs de presse, celle-ci : « se félicite de ces mesures qui sont de nature à améliorer la situation économique des diffuseurs de presse, lesquels jouent un rôle essentiel dans la distribution de la presse en France. Après les efforts engagés pour mener à bien la restructuration des niveaux 1 et 2, l'Autorité considère comme prioritaire la revalorisation du niveau 3 et souhaite que soit engagée sans délai une réflexion d'ensemble sur les conditions d'exercice du métier de diffuseur de presse et, en particulier, sur les modalités de leur rémunération ».
Dans ce contexte favorable, le président du CSMP a chargé, par lettre du 21 février 2014, le cabinet Postmedia d'une mission visant à accompagner le Conseil supérieur dans la mise au point d' un dispositif révisé de rémunération des diffuseurs de presse. Le rapport, remis le 31 mars dernier, fait état de la nécessité de simplifier les grilles de rémunération et de les améliorer, comme du besoin d' encourager la spécialisation de la filière et de moderniser le réseau. Il propose notamment la mise en place d'un « Label Quotidien », afin de prendre en compte le rôle clé des quotidiens pour générer du trafic en point de vente. Par ailleurs, une prime à l'ouverture de 5 % pourrait être offerte pendant les deux premières années à tout nouveau diffuseur. Surtout, la rémunération de base des kiosques serait revalorisée et harmonisée sur tout le territoire métropolitain
Le financement de la mise en oeuvre de ces dispositions, conduisant à une majoration de 1,7 point de la rémunération moyenne des diffuseurs, sera assuré par un effort accru des éditeurs et par les ressources rendues disponibles en conséquence des économies réalisées dans l'organisation et le fonctionnement du réseau.
Au total, à l'issue d'une montée en charge progressive, le dispositif offrira aux kiosquiers une revalorisation d'un point sur Paris et « les grandes villes » et de trois points en région sur les publications. Cette augmentation est fixée respectivement deux et quatre points s'agissant des quotidiens. Elle pourra être complétée par un point additionnel sous condition d'informatisation . La rémunération moyenne des kiosques sera ainsi portée à 23,2 % sur les publications et les quotidiens, se rapprochant de la moyenne européenne.
2. Une transition à poursuivre vers le numérique
L'ensemble du secteur de la presse est confronté à la révolution numérique et chaque acteur essaie de trouver sa voie afin d'identifier et de mettre en oeuvre un modèle économique rentable. Les conséquences du changement de modèle économique impliqué par le choc technologique sont aujourd'hui bien identifiées et les opportunités bien connues. Mais il apparaît aujourd'hui encore difficile pour certains acteurs de se positionner.
Les conséquences de l'irruption du numérique sont, en effet, multiples. L'information que consomment les internautes est souvent encore gratuite même si les offres payantes se développent significativement. L'immensité de l'offre gratuite disponible a eu pour conséquence de changer le rapport à l'information en la dévalorisant. Par voie de conséquence, l'achat de journaux est devenu un acte moins familier pour les jeunes générations, accélérant la chute du chiffre d'affaires des sociétés de presse. Comme le montre l'exemple de la musique, le passage « au payant » est possible mais il implique une évolution des pratiques culturelles ainsi qu'une amélioration de l'offre pour justifier le prix. Paradoxalement, le développement de la presse numérique peut aussi être une chance en ramenant vers l'écrit des personnes qui s'étaient éloignées de la presse « papier » au profit d'autres médias ou d'autres pratiques culturelles.
La question de l'amélioration de l'offre numérique de la presse pose celle de la transition vers le numérique qui soulève deux types de questions : celle du coût et celle du savoir-faire. L'État a mis en place des dispositifs de soutien à travers, par exemple, le fonds stratégique pour la modernisation de la presse. Mais la question des financements ne règle pas tout, surtout pour les publications qui ont peu de moyens et qui n'ont pas la culture de l'Internet. Une véritable « fracture numérique » se creuse entre les journaux qui ont su développer un nouveau modèle technologique accompagné d'une offre de services étendue 4 ( * ) et, le plus souvent, les journaux au tirage plus confidentiel ou certains titres de la presse régionale qui peinent à renouveler leur modèle.
Une réponse utile à la question de l'expertise a été apportée par le Fonds pour l'innovation numérique de la presse (FINP) créé à l'initiative de l'Association de la presse d'Information Politique et Générale (AIPG) et de Google afin de favoriser le développement sur le long terme de la presse en ligne d'information politique et générale en France. Doté de 60 millions d'euros pour une période de trois ans, il finance partiellement les projets jugés innovants présentés par les éditeurs de sites de presse d'information politique et générale. Comme l'a indiqué à votre rapporteur le directeur du fonds, Laurent Blecher, le FINP encourage surtout l'innovation et pas seulement la modernisation .
Le FINP ayant été créé pour trois ans, la question de sa prolongation devrait se poser en 2015. Il appartiendra aux différentes parties prenantes d'en discuter. Si votre commission ne se prononce pas sur le fait de savoir si ce dispositif conventionnel reste préférable à un autre mécanisme pour organiser les relations entre Google et les éditeurs, elle tient à observer que la démarche adoptée par le FINP s'est révélée fructueuse. Afin de réaffirmer son intérêt pour ce type d'actions, votre commission a adopté un amendement à la proposition de loi afin de permettre aux fonds de dotation de concourir à des actions en faveur du développement numérique et de la modernisation technologique de la presse. À travers cette disposition, votre commission entend rappeler que l'avenir de la presse passera aussi par l'innovation et donc par la création de nouveaux services et de nouveaux médias.
On ne peut qu'être frappé à cet égard par la difficulté que rencontrent les acteurs traditionnels à se positionner dans le cadre de cette évolution numérique. Presstalis, par exemple, a bien conscience que la distribution physique de la presse devrait pouvoir être déclinée à travers des plateformes de distribution virtuelle mais la société - confrontée il est vrai à d'autres urgences - n'a pas été en mesure de concevoir ce type de services ni de convaincre les éditeurs de l'utilité de mutualiser la distribution de leurs contenus.
L'absence d'initiatives probantes de la part des acteurs français laisse la place à des intervenants étrangers comme la société néerlandaise Blendle qui envisage de développer en France un nouveau service d'achat d'articles à l'unité selon un principe comparable de « délinéarisation » qu'a mis en pratique l'américain Netflix pour la vidéo.
L'innovation concerne également une agence de presse comme l'AFP qui après avoir développé un service de photos a développé avec succès une activité vidéo et réfléchit à des services de données. Là encore, de telles initiatives nécessitent des moyens - c'est le sens du plan d'investissement prévu par l'AFP qui a pour partie justifié cette proposition de loi - mais également des compétences et il est indispensable que les organes de direction de ces sociétés s'ouvrent davantage à de nouveaux profils en phase avec les technologies de notre temps.
En cela, le titre de la présente proposition de loi - qui fait référence à une « modernisation du secteur de la presse » - apparaît ne pas correspondre à la réalité du texte qui nous est proposé. Celui-ci comprend des mesures utiles, certes, mais qui ne correspondent pas à l'ambition nécessaire pour engager une véritable modernisation de la presse. Il ne s'agit pas là pour votre rapporteur, une nouvelle fois, de contester l'intérêt de cette proposition de loi, qui répond à des difficultés réelles, mais plutôt de réaffirmer qu'il reste urgent que le Gouvernement présente, en concertation avec tous les acteurs du secteur, un véritable plan de modernisation qui tienne compte de toutes les dimensions : le modèle économique des journaux, la transition numérique, la distribution physique et virtuelle...
* 4 De l'avis général, trois quotidiens ont aujourd'hui réussi leur mutation, Les Echos, qui propose un des sites les plus réussis et qui peut s'appuyer sur des abonnements nombreux de la part d'entreprises, Le Figaro , qui évolue au sein d'un groupe de presse qui propose une offre diversifiée et qui a beaucoup investi dans la vidéo et Le Monde , qui a notamment enrichi considérablement son offre multimédia.