EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

À la suite de deux arrêts du 22 octobre 2013 de la chambre criminelle de la Cour de cassation, le ministère de la justice a rédigé une dépêche 1 ( * ) demandant aux procureurs de la République de mettre fin à toutes les opérations de géolocalisation en temps réel menées par les forces de l'ordre dans le cadre des enquêtes, préliminaires ou de flagrance, conduites par le parquet.

En effet, la chambre criminelle a considéré qu'il résultait de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, telle qu'interprétée par la Cour européenne des droits de l'homme, que de telles opérations devaient être autorisées par un magistrat du siège.

Or, la géolocalisation en temps réel est fréquemment utilisée par les services de police nationale, de gendarmerie nationale et des douanes, en complément de la filature traditionnelle, afin de suivre en temps réel les déplacements d'un objet ou d'un véhicule détenu ou utilisé par une personne suspectée d'avoir participé à la commission d'infractions graves. Elle permet également de rechercher un mineur ou un majeur protégé, ou un majeur dont la disparition est considérée comme inquiétante.

Dès lors, l'ensemble des acteurs de l'enquête se félicitent du dépôt du présent projet de loi, qui permettra la reprise de ces opérations dans un cadre juridique assurant un bon équilibre entre le respect de la vie privée et les nécessités de l'enquête.

Au-delà de la question de la qualité du magistrat habilité à autoriser la géolocalisation, le présent texte est également l'occasion de décrire et de définir précisément les modalités d'usage de cette technique au sein du code de procédure pénale, ce qui constitue une indéniable avancée du point de vue de la clarté de notre droit et de celui de la sécurité juridique des procédures menées par les services enquêteurs.

I. LA NÉCESSITÉ D'INSTITUER UN CADRE JURIDIQUE POUR LA GÉOLOCALISATION EN TEMPS RÉEL

À partir de la loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, le législateur a conféré de nouvelles prérogatives à la police et à la gendarmerie nationales afin de leur permettre d'utiliser l'ensemble des nouvelles technologies dans le cadre des enquêtes qu'elles mènent, en particulier en matière de répression de la délinquance organisée.

Il semble utile de rappeler ce que sont ces « techniques spéciales d'enquête », avant d'exposer le contenu et les conséquences des deux arrêts de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 22 octobre 2013 à l'origine de l'élaboration du présent texte.

A. UNE GÉOLOCALISATION EN TEMPS RÉEL QUI PREND SA PLACE PARMI LES TECHNIQUES SPÉCIALES D'ENQUÊTE

1. Les techniques spéciales d'enquête
a) Les interceptions de correspondances

Avant la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, les interceptions de correspondances émises par la voie des télécommunications étaient déjà possibles dans le cadre d'une instruction , selon des modalités définies par les articles 100 à 100-7 du code de procédure pénale. Dans ce cadre, les interceptions ne peuvent être effectuées que si la peine encourue est égale ou supérieure à deux ans d'emprisonnement ; elles sont ordonnées par le juge d'instruction et sont effectuées sous son autorité et son contrôle ; la décision est prise pour une durée maximale de quatre mois et ne peut être renouvelée que dans les mêmes conditions de forme et de durée 2 ( * ) .

La loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité a prévu la possibilité de procéder à des interceptions de correspondances au cours de l'enquête menée par le procureur de la République (article 706-95 du code de procédure pénale). Ainsi, si les nécessités de l'enquête de flagrance ou de l'enquête préliminaire relative à l'une des infractions entrant dans le champ d'application de l'article 706-73 (cf. l'encadré ci-dessous) l'exigent, le juge des libertés et de la détention peut, à la requête du procureur de la République, autoriser l'interception, l'enregistrement et la transcription de correspondances émises par la voie des télécommunications pour une durée maximale d'un mois, renouvelable une fois dans les mêmes conditions de forme et de durée. Les opérations sont faites sous le contrôle du juge des libertés et de la détention.

Les infractions relevant de la criminalité organisée visées
par l'article 706-73 du code de procédure pénale

L'article 706-73 du code de procédure pénale énumère les crimes et délits considérés comme relevant de la criminalité et de la délinquance organisée, pour lesquels la procédure applicable à l'enquête, la poursuite, l'instruction et le jugement comporte des règles spéciales destinées à permettre une répression efficace.

Ces crimes et délits sont les suivants :

1° Crime de meurtre commis en bande organisée prévu par le 8° de l'article 221-4 du code pénal ;

2° Crime de tortures et d'actes de barbarie commis en bande organisée prévu par l'article 222-4 du code pénal ;

3° Crimes et délits de trafic de stupéfiants prévus par les articles 222-34 à 222-40 du code pénal ;

4° Crimes et délits d'enlèvement et de séquestration commis en bande organisée prévus par l'article 224-5-2 du code pénal ;

5° Crimes et délits aggravés de traite des êtres humains prévus par les articles 225-4-2 à 225-4-7 du code pénal ;

6° Crimes et délits aggravés de proxénétisme prévus par les articles 225-7 à 225-12 du code pénal ;

7° Crime de vol commis en bande organisée prévu par l'article 311-9 du code pénal ;

8° Crimes aggravés d'extorsion prévus par les articles 312-6 et 312-7 du code pénal ;

8° bis Délit d'escroquerie en bande organisée prévu par le dernier alinéa de l'article 313-2 du code pénal ;

9° Crime de destruction, dégradation et détérioration d'un bien commis en bande organisée prévu par l'article 322-8 du code pénal ;

10° Crimes en matière de fausse monnaie prévus par les articles 442-1 et 442-2 du code pénal ;

11° Crimes et délits constituant des actes de terrorisme prévus par les articles 421-1 à 421-6 du code pénal ;

12° Délits en matière d'armes et de produits explosifs commis en bande organisée, prévus par les articles L. 2339-2, L. 2339-3, L. 2339-10, L. 2341-4, L. 2353-4 et L. 2353-5 du code de la défense ainsi que par les articles L. 317-2, L. 317-4 et L. 317-7 du code de la sécurité intérieure ;

13° Délits d'aide à l'entrée, à la circulation et au séjour irréguliers d'un étranger en France commis en bande organisée prévus par le quatrième alinéa du I de l'article 21 de l'ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France ;

14° Délits de blanchiment prévus par les articles 324-1 et 324-2 du code pénal, ou de recel prévus par les articles 321-1 et 321-2 du même code, du produit, des revenus, des choses provenant des infractions mentionnées aux 1° à 13° ;

15° Délits d'association de malfaiteurs prévus par l'article 450-1 du code pénal, lorsqu'ils ont pour objet la préparation de l'une des infractions mentionnées aux 1° à 14° et 17° ;

16° Délit de non-justification de ressources correspondant au train de vie, prévu par l'article 321-6-1 du code pénal, lorsqu'il est en relation avec l'une des infractions mentionnées aux 1° à 15° et 17° ;

17° Crime de détournement d'aéronef, de navire ou de tout autre moyen de transport commis en bande organisée prévu par l'article 224-6-1 du code pénal ;

18° Crimes et délits punis de dix ans d'emprisonnement, contribuant à la prolifération des armes de destruction massive et de leurs vecteurs entrant dans le champ d'application de l'article 706-167 ;

19° Délit d'exploitation d'une mine ou de disposition d'une substance concessible sans titre d'exploitation ou autorisation, accompagné d'atteintes à l'environnement, commis en bande organisée, prévu à l'article L. 512-2 du code minier, lorsqu'il est connexe avec l'une des infractions mentionnées aux 1° à 17°.

L'autorisation d'interception, d'enregistrement et de transcription de correspondances doit être prise selon les modalités prévues par les articles 100-1 et 100-3 à 100-7 du code de procédure pénale précités.

b) La sonorisation de certains lieux ou véhicules

La loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 précitée a créé la possibilité pour le juge d'instruction , lorsque les nécessités de l'instruction concernant l'une des infractions entrant dans le champ de l'article 706-73 l'exigent, de prescrire la mise en place d'un dispositif technique ayant pour objet l'interception, l'enregistrement, y compris audiovisuel, et la transcription des paroles prononcées par eux-mêmes ou par plusieurs autres personnes à titre privé dans tout lieu ou véhicule public ou privé, sans le consentement des intéressés. Le juge d'instruction donne l'autorisation de sonorisation ou de captation d'images par ordonnance motivée après avis du procureur de la République. Dans le cas où la sonorisation ou la captation d'images concerne un lieu d'habitation et qu'il est nécessaire d'intervenir pendant la nuit, la décision est prise par le juge des libertés et de la détention.

Par ailleurs, des garanties semblables à celles prévues en matière d'interceptions de correspondances par la voie des télécommunications sont prévues. La décision est prise pour une durée maximum de quatre mois et ne peut être renouvelée que dans les mêmes formes. Les opérations ne peuvent concerner les cabinets d'avocats, les cabinets ou domicile des magistrats, les locaux des entreprises de presse, le cabinet d'un médecin, d'un notaire, d'un avoué ou d'un huissier, le véhicule, le bureau ou le domicile d'un député ou d'un sénateur.

Notons que, dans sa décision n° 2004-492 DC du 2 mars 2004, le Conseil constitutionnel a émis une réserve d'interprétation en considérant que « le législateur a nécessairement entendu que les séquences de la vie privée étrangères aux infractions en cause ne puissent en aucun cas être conservées dans le dossier de la procédure ».

c) La captation des données informatiques

L'accès aux données stockées au sein d'un système informatique est prévu par les articles 57-1, 76-3 et 97-1 du code de procédure pénale dans le cadre d'une perquisition. Par ailleurs, la loi n°2011-267 du 14 mars 2011 (dite LOPPSI) a introduit la captation en temps réel des données informatiques dans le cadre d'une instruction , sur le modèle des dispositions précitées des articles 706-96 à 706-102 du code de procédure pénale relatifs à la sonorisation et à la fixation d'images de certains lieux ou véhicules. La captation repose ainsi sur la mise en place d'un dispositif technique ayant pour objet d'accéder, en tous lieux, à des données informatiques, de les enregistrer, les conserver et les transmettre « telles qu'elles s'affichent sur un écran pour l'utilisateur d'un système de traitement automatisé de données ou telles qu'il les y introduit par saisie de caractères » sans le consentement des intéressés.

Comme dans le cas des sonorisations ou prises d'images, la captation n'est possible que dans le cadre d'une information portant sur un crime ou un délit relevant de la criminalité organisée et entrant dans le champ de l'article 706-73 du code de procédure pénale. L'autorisation de principe (article 706-102-1) est subordonnée, sur le fond, aux « nécessités de l'information » et, sur la forme, à une ordonnance motivée du juge d'instruction. La décision du juge doit préciser l'infraction motivant le recours à l'opération de captation, la localisation exacte ou la description détaillée des systèmes informatiques ainsi que la durée des opérations. En particulier, comme c'est le cas pour la mise en oeuvre de la sonorisation et de la fixation d'images, si les opérations supposent l'introduction dans un lieu d'habitation et doivent intervenir entre 21 heures et 6 heures, l'autorisation est donnée par le juge des libertés et de la détention.

2. La géolocalisation et le recueil des données de connexion : un cadre juridique imprécis

Des opérations de géolocalisation en temps réel sont très fréquemment mises en oeuvre actuellement par les forces de police et de gendarmerie nationale, tant au cours des enquêtes qu'à la suite de flagrants délits. D'un certain point de vue, cette technique peut apparaître comme un simple prolongement des techniques de surveillance et de filatures traditionnellement mises en oeuvre par la police. Toutefois, le caractère beaucoup plus puissant de la géolocalisation par balise GSM ou par le téléphone portable, qui permet non seulement de suivre en temps réel le parcours d'un individu mais aussi de retracer a posteriori ses déplacements, rend à l'évidence ce moyen plus attentatoire aux libertés individuelles.

Or, contrairement aux autres techniques spéciales d'enquête décrites ci-dessus, aucun texte ne prévoit expressément la possibilité d'user de telles mesures de géolocalisation en temps réel dans le cadre des informations judiciaires ou des enquêtes .

Toutefois, en matière d'information judiciaire , cette pratique est rendue possible par la rédaction très ouverte de la première phrase de l'article 81 du code de procédure pénale qui prévoit que « le juge d'instruction procède, conformément à la loi, à tous les actes d'information qu'il juge utiles à la manifestation de la vérité ». La Cour de cassation l'a confirmé dans deux arrêts du 22 octobre 2013 3 ( * ) .

Par ailleurs, dans le cadre de l'enquête , le procureur de la République autorise les mesures de géolocalisation en temps réel d'un terminal de télécommunication au visa des articles 41, 60-2 et 77-1-1 du code de procédure pénale.

En effet, d'une part, l'article 41 du code de procédure pénale prévoit, de manière similaire à l'article 81, que « Le procureur de la République procède ou fait procéder à tous les actes nécessaires à la recherche et à la poursuite des infractions à la loi pénale ».

D'autre part, dans le cadre des enquêtes, les dispositions des articles 60-2 (pour l'enquête de flagrance) et 77-1-1 (pour l'enquête préliminaire) du code de procédure pénale, issus de la loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 relative à la sécurité intérieure et modifiées par la loi du 9 mars 2004 précitée, permettent au procureur ou à l'officier de police judiciaire de se voir remettre par toute personne physique ou morale des « documents », y compris les données issues d'un système informatique ou d'un traitement de données nominatives. Il s'agit en particulier des données de connexion des téléphones portables qui permettent leur géolocalisation, le cas échéant en temps réel .

En quoi consiste la géolocalisation dans les enquêtes judiciaires ?

La géolocalisation consiste à localiser un objet tel qu'un téléphone, une balise GPS posée sur un véhicule ou un ordinateur portable, afin de suivre les mouvements d'un ou de plusieurs personnes suspectées ou de leur véhicule (par exemple si le véhicule est volé), et de reconstituer la carte des déplacements de ces personnes.

En ce qui concerne la géolocalisation par le téléphone portable, il s'agissait essentiellement, jusqu'à récemment, d'une localisation par le réseau GSM, nécessairement imprécise puisque les « cellules » du réseau GSM peuvent avoir des côtés d'une longueur allant jusqu'à 5 km en zone rurale (une ou quelques centaines de mètres en zone urbaine dense).

Toutefois, la diffusion très large des téléphones dits « intelligents » (smartphones) a considérablement développé la localisation par satellite : fonctions de recherche d'itinéraire, applications commerciales (hôtels, restaurants, parkings, etc.), applications culturelles (cinéma, théâtre), voire de nouvelles fonctions de sécurité (un service proposé par l'entreprise Google permettant de géolocaliser son téléphone ou d'effacer des données à distances). Les réseaux sociaux offrent également des fonctions permettant de localiser les connaissances du l'utilisateur d'un téléphone.

Dans ce cas, le téléphone (ou la tablette) sont localisés par au moins trois satellites, avec une précision de quelques dizaines de mètres. Les données de localisation, transmises par les satellites au téléphone, sont ensuite transmises par celui-ci à une antenne-relais. Celle-ci transmet à son tour les données aux opérateurs de télécommunication (essentiellement Orange, SFR, Bouygues et Free), d'où elles peuvent être transférées, à sa demande, sur un serveur de la police, avant d'apparaître in fine sur le poste de travail des OPJ.

En ce qui concerne la géolocalisation par balise, il s'agit de poser une balise GPS sur un objet, le processus de transmission des données étant ensuite le même.


* 1 Il s'agit d'une circulaire portant sur un point précis et urgent.

* 2 Ces articles prévoient par ailleurs que : la décision doit comporter tous les éléments d'identification de la liaison à intercepter, l'infraction qui motive le recours à l'interception ainsi que la durée de celle-ci ; le juge d'instruction ou l'officier de police judiciaire commis par lui dresse procès-verbal de chacune des opérations d'interception et d'enregistrement ; le juge d'instruction ou l'officier de police judiciaire commis par lui transcrit la correspondance utile à la manifestation de la vérité ; il en est dressé procès-verbal et la transcription est versée au dossier ; les correspondances avec un avocat relevant de l'exercice des droits de la défense ne peuvent être transcrites, non plus que les correspondances avec un journaliste permettant d'identifier une source en violation de l'article 2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ; les enregistrements sont détruits à l'expiration du délai de prescription de l'action publique ; aucune interception ne peut avoir lieu sur la ligne d'un député ou d'un sénateur sans que le président de l'assemblée à laquelle il appartient en soit informé ; aucune interception ne peut avoir lieu sur une ligne dépendant du cabinet d'un avocat ou de son domicile sans que le bâtonnier en soit informé, ni, sur une ligne dépendant du cabinet d'un magistrat ou de son domicile, sans que le premier président ou le procureur général de sa juridiction en soit informé.

* 3 Dans les deux affaires portées devant la Cour de cassation, l'une était relative à des faits d'association de malfaiteurs en vue de la préparation d'actes terroristes (n° 13-81945), l'autre à un trafic de stupéfiants (n° 13-81949).

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page