C. UN ACCORD COMPATIBLE AVEC LE DROIT EUROPÉEN ET QUI PERMETTRA DE STIMULER L'INNOVATION, LA COMPETITIVITÉ ET LA CROISSANCE EN EUROPE
1. Un accord favorable à l'innovation, à la compétitivité et à la croissance en Europe
D'une manière générale, la création du brevet européen à effet unitaire constitue, dans un contexte qui reste marqué par la crise économique, un signal très positif pour l'Union européenne, qui fait ainsi la preuve de sa capacité à oeuvrer effectivement en faveur de la croissance, comme elle s'y était engagée, dans la lignée du Pacte européen pour la croissance et l'emploi, décidé par le Conseil européen de juin 2012.
En effet, le « paquet » sur le brevet européen à effet unitaire est un levier essentiel pour améliorer la compétitivité des entreprises européennes, dans la mesure où il permettra d'abaisser considérablement les coûts du brevet (de 36 000 euros à 6 500 euros pour un brevet valable dans l'ensemble de l'Union européenne) et aux éventuels litiges. Selon les estimations de la Commission européenne, les coûts supportés par les entreprises pourraient être divisés par sept.
Pour la même raison, ce « paquet » représente également un élément essentiel pour stimuler l'innovation dans l'Union européenne : la réduction des coûts permettra de favoriser l'accès au système des brevets en Europe notamment pour les PME et devrait stimuler l'innovation dans l'Union européenne.
En créant une juridiction unifiée, dont la compétence s'étendra à la quasi-totalité de l'Union européenne, qui rendra des décisions valables sur le territoire de tous les Etats signataires, le présent accord permettra de diminuer les coûts liés aux contentieux en matière de brevets et les frais qui y sont associés (conseils juridiques, frais de procédure, etc.) pour le plus grand bénéfice des entreprises européennes, et notamment des PME. La protection des droits de propriété industrielle sera ainsi mieux assurée.
2. Un accord compatible avec le droit de l'Union européenne
Comme on l'a vu précédemment, dans son avis 1/09, rendu le 8 mars 2011, la Cour de justice de l'Union européenne avait estimé que le projet d'accord prévoyant la création d'une juridiction du brevet européen et communautaire qui lui était soumis n'était pas compatible avec les traités européens.
La préoccupation majeure exprimée par la Cour dans cet avis était liée à son souci de préserver la relation spéciale qui l'unit aux juridictions nationales dans le cadre du système juridictionnel de l'Union.
En effet, le projet d'accord qui lui était soumis attribuait une compétence exclusive pour interpréter et appliquer le droit de l'UE en matière de brevets européens et de brevets européens à effet unitaire, ainsi que pour connaître d'un nombre important d'actions intentées par des particuliers dans ces domaines, à une juridiction qui était située en dehors du cadre institutionnel et juridictionnel de l'Union.
De fait, la participation d'États tiers et de l'Union européenne à cet accord faisait de cette juridiction une organisation dotée d'une personnalité juridique propre en vertu du droit international.
Ce faisant, le projet d'accord privait les juridictions des États membres de leurs compétences concernant l'interprétation et l'application du droit de l'Union, ainsi que de la faculté voire, le cas échéant, de l'obligation qui leur est faite de saisir la CJUE de questions préjudicielles.
Par ailleurs, la Cour de justice a relevé que si ce projet d'accord prévoyait un mécanisme préjudiciel qui réservait, dans le champ d'application dudit accord, la faculté de renvoi préjudiciel à la juridiction du brevet européen et du brevet communautaire, aucune disposition de l'accord ne prévoyait qu'une décision de cette juridiction qui violerait le droit de l'Union pourrait faire l'objet d'une procédure en manquement ni entraîner une quelconque responsabilité patrimoniale dans le chef d'un ou de plusieurs États membres. Ainsi, l'application du droit de l'UE n'était pas pleinement garantie.
A la suite de cet avis, le projet d'accord a été modifié de manière à assurer sa compatibilité avec le droit de l'Union européenne, conformément à l'avis 1/09 de la Cour de justice de l'Union européenne.
À cet effet, la juridiction unifiée du brevet est instituée par l'accord comme une « juridiction commune aux États membres » au sens de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, conformément au précédent constitué par la Cour Benelux (cf. arrêt de la CJUE du 4 novembre 1997, Parfums Christian Dior, C-337/95). Comme le rappelle l'avis 1/09, une juridiction qui est commune à plusieurs États membres est située, par conséquent, dans le système juridictionnel de l'Union. Ses décisions sont donc passibles de mécanismes de nature à assurer la pleine efficacité des normes de l'Union.
La Cour de justice du Benelux a été instituée par un traité, signé à Bruxelles le 31 mars 1965, entre le Royaume de Belgique, le Grand-duché du Luxembourg et le Royaume des Pays-Bas. Elle est composée de juges des Cours suprêmes de chacun de ces trois États. Dans son arrêt du 4 novembre 1997, « Parfums Christian Dior », la Cour de justice de l'Union européenne a reconnu à la Cour Benelux, en tant que « juridiction commune à plusieurs États membres », la faculté de lui poser des questions préjudicielles, à l'instar des juridictions relevant de chacun des États membres.
Deux éléments permettent de conclure que la juridiction unifiée du brevet est instituée comme une « juridiction commune aux États membres », comme l'énoncent les articles 1er et 21 du nouvel accord.
En premier lieu, alors que le précédent accord incluait des États tiers et l'Union européenne, le présent accord n'est conclu qu'entre des États membres de l'Union européenne. En effet, la participation d'États tiers aurait rendu extrêmement difficile la mise en place de mécanismes permettant de faire en sorte que les décisions de la juridiction unifiée garantissent que les règles de l'Union produisent pleinement leurs effets, de la même manière que les décisions des juridictions nationales des États membres de l'UE. Quant à la participation de l'Union à cet accord, il a également été décidé d'y renoncer, en plein accord avec la Commission, dans la mesure où cette participation n'aurait pas permis de qualifier la juridiction des brevets de juridiction commune aux seuls États membres de l'UE.
En second lieu, des liens fonctionnels entre la juridiction envisagée et le système juridictionnel de l'Union sont prévus par l'accord afin de la qualifier de « juridiction commune aux États membres » au sens de la jurisprudence de la Cour de justice. En effet, il résulte de l'arrêt Christian Dior précité, confirmé par l'arrêt Miles du 14 juin 2011 (C-196/09) relatif à la chambre de recours des écoles européennes ainsi que par l'avis 1/09, que l'existence de tels liens fonctionnels, comparables à ceux qui existent entre la Cour de justice de l'Union européenne et les juridictions nationales, est une condition indispensable à la qualification de « juridiction commune aux États membres ».
D'une part, l'article 20 de l'accord prévoit explicitement l'obligation pour la juridiction unifiée d'appliquer et de respecter le droit de l'Union et de respecter le principe de la primauté de ce droit. Ainsi, la juridiction opère entièrement au sein de l'ordre juridique de l'Union européenne.
D'autre part, l'article 21 de l'accord prévoit que la juridiction aura, comme n'importe quelle juridiction nationale, la possibilité, voire, le cas échéant, l'obligation, de collaborer avec la Cour de justice en appliquant sa jurisprudence et en la saisissant de demandes préjudicielles au sens de l'article 267 TFUE, auquel il est désormais fait spécifiquement référence dans l'accord.
Enfin, l'accord signé prévoit, à ses articles 22 et 23, afin de garantir le respect de la primauté du droit de l'Union et sa bonne application, que toute violation de ce droit engage la responsabilité solidaire des États membres contractants, qui pourront faire l'objet, individuellement et collectivement, d'une procédure en manquement à raison des actions de la juridiction (articles 258, 259 et 260 du TFUE).
Certes, dans ses arrêts Christian Dior et Paul Miles précités, la Cour de justice de l'Union européenne a également observé, pour juger que la chambre de recours des écoles européennes n'était pas une juridiction commune aux États membres, à l'inverse de la Cour de justice du Benelux, d'une part, que cette dernière est chargée d'assurer l'uniformité dans l'application des règles juridiques communes aux trois États du Benelux et, d'autre part, que la procédure devant la Cour de Benelux « constitue un incident dans les procédures pendantes devant les juridictions nationales à l'issue duquel l'interprétation définitive des règles juridiques communes au Benelux est établie ». Si la juridiction unifiée du brevet sera elle aussi chargée d'assurer l'uniformité dans l'application de règles juridiques communes aux États membres contractants, la procédure devant la juridiction unifiée des brevets ne formera cependant pas un « incident » dans les procédures pendantes devant les juridictions nationales. Cette seule circonstance ne saurait toutefois suffire à écarter la qualification de juridiction commune aux Etats membres dans le cas de la juridiction unifiée du brevet. En effet, il ressort de la jurisprudence de la Cour que cette dernière n'a pas entendu faire de cette circonstance une condition sine qua non à une telle qualification, à l'inverse des mécanismes qui permettent d'assurer que la juridiction commune aux États membres assure une application uniforme du droit de l'Union européenne dans le respect de sa primauté. Ainsi, dans son avis 1/09, la Cour de justice de l'Union européenne ne fait pas mention de la circonstance que la procédure qui était alors envisagée n'aurait pas constitué un incident dans les procédures pendantes devant les juridictions nationales alors même que l'avis 1/09 est postérieur à l'arrêt Dior de la CJUE.
C'est ainsi que le service juridique du Conseil de l'Union européenne a conclu, dans un avis n° 15856/11 du 21 octobre 2011 sur le nouveau projet d'accord, « que les garanties demandées par la Cour de justice [dans l'avis 1/09] étaient réunies ». L'assimilation de la juridiction unifiée du brevet à une juridiction commune aux Etats membres, intégrée à ce titre dans le système juridictionnel de l'Union, a également été confirmée par la Commission européenne, qui a d'ailleurs, dans sa proposition de révision du règlement « Bruxelles I » soumise en juillet 2013 (cf. infra), cité la juridiction unifiée du brevet comme une juridiction commune aux Etats membres au même titre que la Cour Benelux.
Enfin, il convient de noter que la garantie des droits fondamentaux par la juridiction unifiée du brevet est assurée par l'accord.
D'une part, il rappelle en préambule « la primauté du droit de l'Union la primauté du droit de l'Union, qui comprend le TUE, le TFUE, la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, les principes fondamentaux du droit de l'Union tels que développés par la Cour de justice de l'Union européenne, et en particulier le droit à un recours effectif devant un tribunal et le droit à ce qu'une cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne et le droit dérivé de l'Union » .
D'autre part, son article 40 stipule que les statuts de la juridiction unifiée du brevet garantissent que le fonctionnement de la juridiction « assure un accès équitable à la justice ».
Par ailleurs, lors du Conseil européen de juin 2012, les chefs d'Etat ou de gouvernement ont suggéré de supprimer les articles 6 à 8 de la proposition de règlement sur le titre de brevet, qui délimitent les droits afférents eu brevet, les exceptions et limitations.
Le Conseil européen avait alors fait droit à une demande du Royaume-Uni, visant à supprimer ces articles du règlement, pour écarter toute compétence de la CJUE à leur égard.
Le Parlement européen s'est vivement opposé à cette suppression, qui ôtait toute référence à l'uniformité de la protection, prévue par la base juridique du règlement (article 118 TFUE). Les discussions menées sous présidence chypriote ont permis d'aboutir, avec le soutien de la France, au compromis suivant : les articles 6 à 8 du règlement ont été transférés dans l'accord instituant la juridiction unifiée (article 25 à 28) et un nouvel article a été inséré dans le règlement sur le titre, qui précise le caractère uniforme de la protection par brevet.
La protection uniforme des brevets européens à effet unitaire, affirmée par l'article 5 §3 du règlement 1257/2012 du 17 décembre 2012, est assurée par les articles 25 à 28 de l'accord créant la juridiction unifiée des brevets dans l'ensemble des Etats participants à la coopération renforcée à travers la ratification de l'accord relatif à la juridiction.
Le transfert des articles 6 à 8 du règlement relatif à la protection unitaire par brevet vers les articles 25 à 28 de l'accord international sur la juridiction unifiée des brevets aboutit à l'application de dispositions identiques pour les brevets européens et les brevets européens à effet unitaire. Cette identité de dispositions relatives aux droits afférents au brevet, aux exceptions et limitations évit1e les risques de différences de jurisprudence entre brevet européen et brevet européen à effet unitaire.
La CJUE pourrait, indirectement, disposer d'une compétence à l'égard des articles 25 à 28 de l'accord créant la juridiction unifiée des brevets : à travers les questions préjudicielles adressées par la juridiction des brevets, la CJUE pourrait procéder à une interprétation « extensive » du droit de l'Union européenne de manière à intégrer les articles 25 à 28 de l'accord international.
3. La question des positions particulières de l'Espagne et de l'Italie
L'Espagne a décidé de ne pas participer à la coopération renforcée, au motif que le régime linguistique retenu n'accorde pas à l'espagnol une place équivalente à celle des trois langues officielles de l'OEB, à savoir le français, l'anglais et l'allemand.
Madrid, aux côtés de Rome, a ainsi saisi la CJUE d'un recours en annulation contre la décision du Conseil de mars 2011 d'autoriser la coopération renforcée (recours qui a été rejeté par la Cour le 16 avril 2013).
En outre, en juin dernier, l'Espagne (cette fois sans l'Italie, qui a d'ailleurs signé l'accord) a déposé des recours contre les deux règlements mettant en oeuvre la coopération renforcée (affaires C-146/13 et C-147/13).
On peut relever que la France vient de déposer, le 28 octobre 2013, des mémoires en intervention dans ces deux affaires, en soutien au Parlement européen et au Conseil.
Dans ce contexte, comme cela a été confirmé à votre Rapporteur, il est peu probable que la position espagnole évolue à moyen terme.
Le cas de l'Italie est différent.
Ce pays ne participe pas à la coopération renforcée sur le brevet européen à effet unitaire, dont elle conteste, comme l'Espagne, le régime linguistique. Comme l'Espagne également, elle a saisi la CJUE d'un recours en annulation contre la décision du Conseil de mars 2011 d'autoriser la coopération renforcée Pour autant, elle a décidé de signer l'accord international sur la juridiction unifiée, qui constitue le troisième élément du paquet de mesures mettant en oeuvre la coopération renforcée. La compétence de la juridiction unifiée des brevets ne vaudra, pour l'Italie, qu'à l'égard des brevets européens, non revêtus de l'effet unitaire. La situation actuelle de l'Italie doit être nuancée par les considérations suivantes :
- Premièrement, les entreprises italiennes ont toujours affiché leur intérêt pour le brevet européen à effet unitaire : le refus de l'Italie de participer à la coopération renforcée reposait sur un motif avant tout politique (la langue) ;
- Deuxièmement, grâce à la signature de l'accord par l'Italie, les jugements de la juridiction unifiée concernant le brevet européen « classique », sans effet unitaire, seront pleinement applicables en Italie ;
- Troisièmement, cette signature pourrait préfigurer une décision ultérieure de l'Italie - sous réserve de l'orientation retenue par le prochain gouvernement italien - de rejoindre la coopération renforcée. Du reste, le gouvernement italien l'a déjà laissé entendre. Il avait ainsi suggéré, avant l'accord intervenu au Conseil européen de juin, une candidature de Milan pour accueillir le siège de la division centrale. En outre, il n'a pas, contrairement à l'Espagne, déposé un recours en annulation contre les deux règlements mettant en oeuvre la coopération renforcée.
- Enfin, la décision de l'Italie de signer l'accord international lui permet de participer à la mise en place de la juridiction et d'influencer ainsi ses règles procédurales.
Pour toutes ces raisons, il n'est pas exclu que l'Italie décide finalement de rejoindre la coopération renforcée relative au brevet européen à effet unitaire.
Il convient cependant de relever, de manière générale, que les ressortissants espagnols et italiens bénéficieront du système de brevet européen à effet unitaire, même si leur Etat n'y participe pas.
En effet :
- les ressortissants espagnols et italiens pourront disposer d'un brevet européen à effet unitaire valable sur le territoire des 25 Etats membres parties à la coopération renforcée. Ainsi, même s'ils devront procéder à la validation des brevets européens sur leurs territoires respectifs pour être protégés, ils seront tout de même bénéficiaires du nouveau système ;
- ils pourront également bénéficier du système de compensation des coûts de traduction prévu par le règlement 1260/2012 (article 5§1) dans le cadre de la protection unitaire par brevet.