EXPOSÉ GÉNÉRAL
Rendre effective la liberté de circulation des personnes et des marchandises est un impératif fondateur pour l'Union européenne qui motive le projet de créer une Europe du rail. Or l'infrastructure ferroviaire est un « monopole naturel », en raison du caractère massif des investissements qu'elle nécessite. Elle s'est construite progressivement depuis deux siècles à l'intérieur des frontières nationales, ce qui explique le morcellement actuel de l'espace ferroviaire européen.
Selon la Commission européenne, ce morcellement entraîne des inefficacités et des surcoûts qui empêchent le rail de concurrencer sérieusement les autres modes de transport. Or le rail présente plusieurs atouts majeurs : il est un vecteur d'aménagement économique du territoire puisque les liaisons ferroviaires locales et régionales permettent de désenclaver des bassins de production. Il représente aussi un mode de transport plus durable, dont le développement pourrait améliorer la fluidité du trafic routier et le bilan énergétique européen. Enfin, au plan industriel, les constructeurs européens apparaissent comme les leaders mondiaux de la technologie ferroviaire, surtout dans le secteur de la grande vitesse : faire du réseau ferroviaire européen une vitrine de la technologie européenne représente donc un enjeu économique pour l'Union.
Mettre fin au cloisonnement juridique et technique des systèmes ferroviaires nationaux, résultant de l'histoire de chaque État membre, est un travail de longue haleine, qu'a initié la directive européenne 91/440 de juillet 1991 en imposant la séparation comptable entre le gestionnaire d'infrastructure et l'exploitant ferroviaire. Cette directive de 1991 ouvre, pour la première fois, un « droit d'accès au réseau ferroviaire » (même si ce droit est alors limité aux trains de transport combiné rail/route). A cet effet, elle impose une séparation, au moins comptable, entre le réseau et son exploitation (organisation, surveillance, contrôle de la circulation des trains...).
Cette amorce d'ouverture à la concurrence se confirme ensuite sous forme de trois paquets de directives, en 2001, 2004 et 2007. Ce mouvement est tempéré par le règlement communautaire de 2007, dit « OSP » relatif aux obligations de service public, lequel exonère les services ferroviaires déficitaires de l'obligation de mise en concurrence.
Actuellement, les services de fret, y compris domestique, se trouvent ouverts à la concurrence (depuis le 1er janvier 2007), ainsi que les services de transport de voyageurs, mais pour l'instant uniquement pour leur partie internationale (depuis le 1er janvier 2010). Ainsi, en France, le fret privé est devenu une réalité puisqu'il détenait, fin 2008, 15 % du marché.
Quel bilan tirer de cette ouverture progressive à la concurrence ? Dans une communication de septembre 2010, la Commission constate que le long déclin de l'industrie ferroviaire européenne s'est interrompu puisque sa part de marché s'est stabilisée depuis 2000 : pour le fret, le rail représente toujours près de 11 % de toutes les activités de transport intra-européenne (et 17 % si l'on se limite aux transports terrestres) ; pour les voyageurs, ces parts sont respectivement de 6 et 7 %. Par ailleurs, selon les chiffres de la Commission, la chute de l'emploi dans le secteur a ralenti et la sécurité ferroviaire s'est améliorée.
Néanmoins, la crise récente a encore accentué les faibles performances du marché ferroviaire, notamment pour le fret. Plus généralement, les effets escomptés de l'ouverture à la concurrence tardent à se concrétiser aux yeux de la Commission européenne. La part de marché des opérateurs non historiques reste encore faible, sauf au Royaume-Uni, en Roumanie et en Estonie, où elle dépassait 40 % fin 2008. Des situations de monopole existent toujours dans de nombreux États membres, tant pour le fret que pour le transport de voyageurs. Et le fret souffre encore d'un défaut de fiabilité si bien que la part modale du transport ferroviaire n'a pas progressé.
Selon la Commission, les faiblesses du rail européen persisteront si le cadre réglementaire européen n'est pas correctement appliqué. Elle a d'ailleurs décidé le 24 juin 2010 de saisir la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) d'un recours en manquement contre treize États membres - dont la France mais aussi l'Allemagne - et elle entend parallèlement adapter la réglementation sur l'accès au marché issue du premier paquet ferroviaire.
Le 17 septembre 2010, la Commission européenne a pour cela transmis au Conseil une proposition de directive établissant un espace ferroviaire unique européen (texte E 5642), proposition présentée comme une refonte du premier paquet ferroviaire de 2001 lequel se compose de trois directives modifiées plusieurs fois depuis leur adoption. L'on peut s'étonner que la Commission propose une refonte de ces textes alors même qu'à ses yeux, ce premier paquet ferroviaire n'est toujours pas correctement transposé.
La Commission souhaite, par ce nouveau texte, mettre en place un « espace ferroviaire unique » en Europe, concept nouveau qui enrichit d'une dimension territoriale l'ambition, depuis longtemps affichée par la Commission européenne, de construire un marché unique du rail. La finalisation de cet espace ferroviaire unique repose, d'une part, sur le développement d'infrastructures performantes et, d'autre part, sur la suppression des entraves techniques et juridiques à la libre concurrence.
Dans ce cadre, la refonte du premier paquet ferroviaire ne constitue encore qu'une étape d'un processus de libéralisation qui devrait être finalisé avec l'élaboration de deux textes majeurs que la Commission annonce pour 2012 : d'une part, un projet de directive sur la libéralisation du transport national de voyageurs, qui imposerait aussi une séparation plus nette entre gestionnaires d'infrastructures et entreprises ferroviaires ; d'autre part, une révision du règlement de l'Agence ferroviaire européenne afin d'en accroître les prérogatives, notamment en matière d'homologation du matériel roulant.
Le projet de refonte du premier paquet ferroviaire qui est aujourd'hui soumis au Conseil et au Parlement européen vise à consolider les trois textes du premier paquet ferroviaire et leurs modifications ultérieures, mais aussi à améliorer la législation en vigueur sur trois points essentiels :
- atteindre une plus grande ouverture et transparence du marché ferroviaire au travers de la séparation entre gestionnaire des facilités essentielles (gares, ateliers de maintenance, triage...) et entreprise ferroviaire historique ;
- renforcer l'indépendance et les pouvoirs des régulateurs nationaux afin qu'ils puissent disposer des moyens nécessaires pour garantir une véritable concurrence dans le secteur ferroviaire ;
- harmoniser les règles en matière de tarification afin d'éviter toute distorsion en Europe et moduler les tarifs selon le niveau de bruit des trains. La question de la tarification s'inscrit dans celle, plus large, du financement des infrastructures, sur lequel la Commission souhaite voir les États membres prendre des engagements à moyen terme.
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Il y a quelques mois, votre commission des affaires européennes a décidé de désigner deux rapporteurs sur cette proposition de refonte du premier paquet ferroviaire pour essayer de trouver les voies d'une synthèse sur cette question politiquement sensible. Malgré un travail commun approfondi, il est apparu que cette synthèse était impossible. Les rapporteurs ont préféré déposé, chacun de leur côté, une proposition de résolution européenne, le groupe CRC-SPG ayant par ailleurs pris l'initiative d'une troisième proposition de résolution.
C'est en effet un sujet important pour notre pays, certaines dispositions de la refonte étant susceptibles de remettre en cause l'organisation ferroviaire française. Or la France estime avoir largement rempli ses obligations vis-à-vis des exigences fixées par les directives communautaires.
De fait, la France a toujours respecté les délais d'ouverture à la concurrence du réseau ferroviaire imposés par les directives. L'ouverture de l'ensemble des services de fret s'est faite au 31 mars 2006, soit avant la date butoir du 1er janvier 2007 ; l'ouverture des services internationaux de transport ferroviaire de voyageurs avec un cabotage encadré a été opérée au 13 décembre 2009, la directive imposant la date butoir du 1er janvier 2010.
En outre, la France a procédé à une séparation juridique, qui va au-delà de la seule obligation de séparation comptable posée par la directive, entre le gestionnaire d'infrastructures (RFF) et les entreprises ferroviaires. Il faut néanmoins reconnaître que RFF sous-traite à la SNCF la gestion du réseau : les travaux et la maintenance à SNCF Infra, la gestion des sillons à la nouvelle Direction de la circulation ferroviaire créée au sein de la SNCF. Ceci ne semble pas satisfaire la Commission qui a assigné la France devant la Cour de justice de l'Union européenne, mais la Commission conteste aussi la structure en « holding » choisie en Allemagne notamment.
En outre, la loi n° 2009-1503 du 8 décembre 2009 relative à l'organisation et à la régulation des transports ferroviaires, dite « ORTF », a complété les dispositions destinées à répondre aux exigences des directives du premier paquet ferroviaire : elle a créé une autorité de régulation, l'Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF), et organisé l'accès équitable de toutes les entreprises ferroviaires aux services annexes que sont l'accès aux gares, les triages, les dépôts ateliers, les services de dépannage.... Notamment, un projet de décret relatif aux gares de voyageurs et aux infrastructures de services du réseau ferroviaire (en application de la loi ORTF) a été rédigé et transmis au Conseil d'État.
Il convient de rappeler que la SNCF est dotée d'un statut d'établissement public industriel et commercial (EPIC) : de ce fait, elle est affectataire de biens de l'État et astreinte à respecter des textes réglementaires propres pour son fonctionnement, à commencer par le statut du personnel.
Notamment, l'organisation de la gestion des services annexes est susceptible d'être largement modifiée par la refonte : l'article 13 du projet de directive introduit une nouvelle exigence de séparation « juridique, organisationnelle et décisionnelle » entre les opérateurs de services annexes rendus aux entreprises ferroviaires et les entreprises ferroviaires en position dominante. Ceci pourrait conduire à la filialisation des activités de gestion des gares, de maintenance des matériels, de gestion des triages et des divers terminaux relevant aujourd'hui de la SNCF (plus précisément, de sa branche « Gares et connexions », créée en avril 2009) ou, à l'inverse, la filialisation de l'ensemble des activités ferroviaires pour ne laisser dans la SNCF que ces services annexes ! Dans les deux cas, il s'agirait d'un bouleversement organisationnel pour la SNCF. Pourtant, la Commission elle-même envisageait, dans son rapport de mai 2006 sur la mise en oeuvre du paquet ferroviaire, une solution plus souple, reposant sur un système de contractualisation entre le gestionnaire d'accès et une entreprise ferroviaire pour permettre l'accès aux facilités essentielles.
En revanche, le projet de refonte ne prévoit rien pour renforcer la séparation entre gestionnaires d'infrastructure et entreprises ferroviaires, alors même que d'autres pays ont été moins loin que la France dans cette séparation et ont maintenu le gestionnaire d'infrastructure et l'opérateur ferroviaire historique dans une même « holding ». La France a-t-elle intérêt à clarifier cela dans le texte ou vaut-il mieux s'en remettre à la Cour de justice pour dire le droit applicable en la matière ?
Pour mieux répondre à ces interrogations, vos rapporteurs ont rencontré tous les acteurs importants du dossier : la SNCF d'abord, à savoir M. Guillaume Pepy, son président, auditionné sur ce sujet par votre commission le 1er décembre 2010, mais aussi Mme Sophie Boissard, directrice de la branche « Gares et connexions » qui est particulièrement visée par la refonte où seront précisées les conditions d'accès aux installations de service, donc aux gares.
Ils ont également pu s'entretenir avec le concurrent principal de la SNCF, la Deutsche Bahn (DB), qui leur a présenté sa structure en « holding » et expliqué la manière dont elle a isolé dans une structure de défaisance ad hoc la dette de la DB et mis en extinction le statut de ses cheminots par la grande réforme ferroviaire de 1994. Mais ils ont aussi rencontré les autres concurrents de la SNCF, dans le fret et le transport de voyageurs : Europorte, Eurocargorail, et l'Association française du rail.
Interlocuteurs des opérateurs ferroviaires, le gestionnaire de réseau et le régulateur sont également au coeur du sujet. Les rapporteurs ont donc entendu MM. Hubert du Mesnil, président de Réseau Ferré de France (RFF), et Pierre Cardo, président de l'Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF).
Ils se sont également tournés vers la Commission européenne : un rendez-vous au cabinet de Siim Kallas, vice-président de la Commission en charge des transports, leur a permis de connaître la vision de la Commission à moyen terme. Ce rendez-vous a été complété par un entretien plus technique avec les services de la Commission (à la Direction Générale Mobilité et transports). Les rapporteurs ont eu aussi un contact au Parlement européen avec M. Dominique Riquet, député français, membre suppléant de la commission des transports et du tourisme. Durant tous ces entretiens, le conseiller transports de la Représentation permanente de la France auprès de l'Union européenne était présent.
Ce tour d'horizon complet a permis aux rapporteurs de mieux cerner les trois enjeux majeurs du texte:
- la question des normes sociales ;
- la question de l'accès aux facilités essentielles ;
- la question de la séparation entre le gestionnaire d'infrastructure et l'opérateur historique.
Sur ces sujets, les deux rapporteurs n'ayant pu dégager de position commune, votre commission des affaires européennes a été amenée à examiner trois propositions de résolution (n° 494, 496 et 498) exprimant des orientations différentes.