II. LES LIMITES DU SECRET : UNE ÉQUATION DIFFICILE
A. DES CONCEPTIONS DIFFÉRENTES
S'il n'existe pas de revendications en faveur d'une protection absolue du secret des sources, en revanche les idées sur le point d'équilibre entre le secret des sources et les nécessités de la justice sont multiples.
1. L'éthique des journalistes, des droits et des devoirs
Les auditions de votre rapporteur ont montré que les journalistes n'étaient pas demandeurs d'une protection absolue du secret des sources, convaincus que ce secret devait céder face aux nécessités de la justice lorsque des circonstances particulières l'exigent.
Comme l'a indiqué M. Dominique Verdeilhan, chroniqueur judiciaire à France 2, le journaliste est aussi un citoyen et s'il a connaissance d'informations permettant d'élucider un meurtre ou un crime, il se doit de donner ses sources si elles sont nécessaires.
En réalité, moins qu'une protection très large du secret des sources, les journalistes et entreprises de presse, rejoignant en cela également le barreau de Paris ou les syndicats de magistrats entendus, ont souligné leur souhait d'un texte clair fixant a priori les règles du jeu et permettant de prévoir avec une relative certitude dans quel cas il peut être porté atteinte légalement au secret des sources.
2. La jurisprudence de la Cour de Strasbourg
Dans sa volonté de favoriser et de protéger la presse d'investigation, la Cour européenne des droits de l'homme accorde au secret des sources une prééminence sur d'autres droits individuels ou collectifs comme la présomption d'innocence, le respect de la vie privée ou le secret de l'instruction.
Depuis l'arrêt Goodwin c/ Royaume-Uni du 27 mars 1996, la Cour a en effet toujours condamné les Etats ayant porté atteinte au secret des sources dans le cadre d'une procédure pénale.
Si le sens de la jurisprudence de la Cour penche nettement en faveur du secret des sources et du droit des journalistes à rechercher et à diffuser des informations non publiques, son raisonnement juridique est plus équilibré et n'exclut pas a priori que des atteintes puissent être portées au secret des sources. Son raisonnement lui permet d'ailleurs de conserver une marge d'appréciation importante pour tenir compte des circonstances particulières. De ce point de vue, la prévisibilité de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg n'est peut-être pas aussi forte que semble le penser les représentants des journalistes ou des entreprises de presse. Il faut également relativiser les enseignements qui peuvent être tirés de cette jurisprudence. Les arrêts sont encore assez peu nombreux et ont souvent concerné des affaires très médiatiques où l'intérêt d'informer le public était mis en avant par la Cour compte tenu de la personnalité des personnes mises en cause.
Depuis les arrêts Goodwin c/Royaume-Uni précité, Fressoz et Roire c/France du 21 janvier 1999, Roemen et Schmit c/Luxembourg du 25 février 2003 et Ernst c/ Belgique du 15 octobre 2003, la Cour a dégagé plusieurs critères pour déterminer la licéité d'une atteinte au secret des sources :
- l'existence d'un impératif prépondérant d'intérêt public. La Cour de Strasbourg n'a pas fixé de liste d'infractions susceptibles d'être qualifiées d'impératif prépondérant d'intérêt public. Elle admet que soient qualifiés ainsi des infractions ne consistant pas en une atteinte à l'intégrité physique des personnes ou aux intérêts fondamentaux de la Nation ;
- la nécessité de l'atteinte , c'est-à-dire l'importance de l'information recherchée pour réprimer ou prévenir l'infraction ;
- la proportionnalité de l'atteinte. La Cour vérifie notamment si d'autres mesures n'auraient pas permis de parvenir aux mêmes résultats.
3. La tradition française
Si le raisonnement suivi par la Cour de cassation n'est pas très éloigné de celui de la Cour européenne des droits de l'homme, les conclusions auxquelles il aboutit sont en revanche différentes.
En effet, le raisonnement de la Cour de cassation est assez classique. Elle examine la proportionnalité et la nécessité de l'atteinte, concepts assez traditionnels en définitive.
M. Alexis Guedj, avocat et chargé d'enseignements à l'université de Paris II, a d'ailleurs souligné lors de son audition que la Cour de cassation dans un arrêt récent du 4 décembre 2007 sur l'affaire Cofidis s'était attachée à suivre très exactement le raisonnement de la Cour de Strasbourg pour juger de la légalité de perquisitions effectuées dans un journal. Cette démarche tendant manifestement à prévenir une censure future par la Cour de Strasbourg a d'ailleurs conduit la Cour de cassation à ajouter des conditions, non expressément prévues par le code de procédure pénale, pour apprécier la légalité de ces perquisitions.
Si le raisonnement est proche, les conclusions sont différentes, la tradition juridique française se caractérisant par une conception plus équilibrée des droits et des libertés comme l'a rappelé M. Emmanuel Derieux, professeur à l'université Paris II.
4. Les exemples étrangers
Comme le montre le rapport de la commission des lois de l'Assemblée nationale, d'autres pays européens ont des législations plus libérales, à l'instar de l'Autriche - où le secret rédactionnel est prévu par la loi depuis plus d'un siècle-, de la Suède - où le secret des sources est une obligation légale - et, plus récemment, de la Belgique.
En Suisse, en Belgique ou au Luxembourg, la loi énumère les infractions pouvant justifier une atteinte au secret des sources.
Votre rapporteur a constaté au cours de ses auditions que la législation belge était pour la totalité des représentants des journalistes ou des entreprises de presse le modèle à suivre. A la suite de sa condamnation par un arrêt rendu par la Cour de Strasbourg le 15 juillet 2003 11 ( * ) , la Belgique s'est dotée en effet le 7 avril 2005 de la loi relative à la protection des sources des journalistes limitant les exceptions à la protection des sources aux seuls cas de risque grave pour l'intégrité des personnes.
L'article 4 de cette loi dispose que les journalistes et tous leurs collaborateurs « ne peuvent être tenues de livrer les sources d'information qu'à la requête du juge, si elles sont de nature à prévenir la commission d'infractions constituant une menace grave pour l'intégrité physique d'une ou de plusieurs personnes en ce compris les infractions visées à l'article 137 du Code pénal, pour autant qu'elles portent atteinte à l'intégrité physique, et si les conditions cumulatives suivantes sont remplies :
1° les informations demandées revêtent une importance cruciale pour la prévention de la commission de ces infractions;
2° les informations demandées ne peuvent être obtenues d'aucune autre manière. »
Votre rapporteur estime que cette législation va au-delà de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.
B. LE PROJET DE LOI : PROTÉGER LES SOURCES SANS SACRIFIER D'AUTRES PRINCIPES
L'article premier du projet de loi fait le choix de s'inspirer de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme pour définir les conditions nécessaires pour qu'il puisse être porté atteinte au secret des sources. L'Assemblée nationale a consolidé ce choix en calquant la terminologie employée sur celle de la Cour de Strasbourg.
Le projet de loi prévoit qu'il ne peut être porté atteinte au secret des sources des journalistes qu'à titre exceptionnel et lorsqu'« un impératif prépondérant d'intérêt public » le justifie.
Au cours d'une procédure pénale, principal champ potentiel d'atteinte au secret des sources, le projet de loi définit plus précisément à l'attention du juge les critères permettant d'apprécier l'existence d'un impératif prépondérant d'intérêt public. Le juge ou l'officier de police judiciaire devra tenir compte de la particulière gravité du crime ou du délit.
En outre, il devra s'assurer que l'atteinte est strictement nécessaire. Selon M. Etienne Blanc, rapporteur pour la commission des lois de l'Assemblée nationale, il s'agit d'affirmer qu'il ne peut être recouru à tout acte portant atteinte au secret des sources que si aucun autre moyen n'existe pour prévenir ou réprimer un crime ou un délit d'une particulière gravité. Votre rapporteur songe également aux situations d'urgence. On remarquera enfin que ce critère de la nécessité vaut aussi certainement en dehors d'une procédure pénale.
C. LA POSITION DE VOTRE COMMISSION DES LOIS
Il ressort des auditions de votre rapporteur que les journalistes ainsi que les entreprises de presse jugent ces conditions trop floues et générales et de nature à laisser perdurer une insécurité juridique et un aléa judiciaire important.
Au cours des auditions, l'ensemble des représentants des journalistes ou des entreprises de presse ont proposé de fixer a priori une liste d'infractions ou un quantum minimum de peine à partir duquel il pourrait être porté atteinte au secret des sources. Séduisante en apparence pour sa prévisibilité, cette solution pose toutefois plusieurs problèmes.
Tout d'abord, il est impossible d'imaginer l'ensemble des situations où il pourrait être légitime de porter atteinte au secret des sources. Rappelons également que la Cour européenne des droits de l'Homme n'a absolument pas adopté un raisonnement de ce type. Elle vérifie dans chaque espèce si les circonstances peuvent justifier une atteinte au secret.
Votre rapporteur estime qu'une liste a priori pourrait aussi avoir des effets pervers en laissant penser au juge qu'à partir du moment où l'infraction relève des catégories prédéfinies, il peut porter atteinte au secret des sources sans apprécier la nécessité ou la proportionnalité de l'atteinte dans chaque espèce.
Votre commission ne vous propose donc pas de retenir cette alternative.
Toutefois, il est possible de préciser la rédaction du projet de loi en la rapprochant notamment encore un peu plus de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg.
Votre commission vous propose d'affirmer que de manière générale les mesures susceptibles de porter atteinte au secret des sources lorsqu'un impératif prépondérant d'intérêt public existe doivent être « strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi ».
Dans le cadre d'une procédure pénale, votre commission vous propose également de mieux définir l'interprétation qui doit être faite des conditions de nécessité et de proportionnalité.
Outre la gravité du crime ou du délit, il devrait être tenu compte pour apprécier la nécessité de l'atteinte :
- de l'importance de l'information recherchée pour la répression ou la prévention de cette infraction ;
- du fait que les mesures d'investigation envisagées sont indispensables à la manifestation de la vérité.
Cette dernière condition signifie notamment que le juge devra vérifier que d'autres mesures ne permettent pas de connaître l'information recherchée sans porter atteinte au secret des sources. Sauf dans les cas d'urgence, il lui faudra s'assurer que l'atteinte au secret est pratiquement l'unique moyen à sa disposition.
* 11 Ernst et autres c./Belgique, précité.