Rapport n° 84 (2005-2006) de M. Jean-Jacques HYEST , fait au nom de la commission des lois, déposé le 16 novembre 2005
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LES CONCLUSIONS DE LA COMMISSION DES LOIS
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EXPOSÉ GÉNÉRAL
N° 84
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2005-2006
Annexe au procès-verbal de la séance du 16 novembre 2005 |
RAPPORT
FAIT
au nom de la commission des Lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur le projet de loi, ADOPTÉ PAR L'ASSEMBLÉE NATIONALE, prorogeant l' application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 ,
Par M. Jean-Jacques HYEST,
Sénateur.
(1) Cette commission est composée de : M. Jean-Jacques Hyest, président ; MM. Patrice Gélard, Bernard Saugey, Jean-Claude Peyronnet, François Zocchetto, Mme Nicole Borvo Cohen-Seat, M. Georges Othily, vice-présidents ; MM. Christian Cointat, Pierre Jarlier, Jacques Mahéas, Simon Sutour, secrétaires ; M. Nicolas Alfonsi, Mme Michèle André, M. Philippe Arnaud, Mme Eliane Assassi, MM. Robert Badinter, José Balarello, Laurent Béteille, Mme Alima Boumediene-Thiery, MM. François-Noël Buffet, Christian Cambon, Marcel-Pierre Cléach, Pierre-Yves Collombat, Raymond Courrière, Jean-Patrick Courtois, Yves Détraigne, Michel Dreyfus-Schmidt, Pierre Fauchon, Gaston Flosse, Bernard Frimat, René Garrec, Jean-Claude Gaudin, Charles Gautier, Philippe Goujon, Mme Jacqueline Gourault, MM. Charles Guené, Jean-René Lecerf, Mme Josiane Mathon, MM. Hugues Portelli, Henri de Richemont, Jean-Pierre Sueur, Mme Catherine Troendle, MM. Alex Türk, Jean-Paul Virapoullé, Richard Yung.
Voir les numéros :
Assemblée nationale ( 12 ème législ.) : 2673, 2675 et T.A. 497
Sénat : 82 (2005-2006)
Ordre public. |
LES CONCLUSIONS DE LA COMMISSION DES LOISRéunie le mercredi 16 novembre 2005 sous la présidence de M. Patrice Gélard, vice-président, la commission a examiné, sur le rapport de M. Jean-Jacques Hyest, président, le projet de loi n° 82 (2005-2006), adopté par l'Assemblée nationale, prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955. Après avoir rappelé la législation en vigueur en matière d'état d'urgence, il a exposé le bilan de vingt jours de violences urbaines et de sept jours d'état d'urgence. Il a jugé que le recours à la loi du 3 avril 1955 était approprié et proportionné eu égard aux circonstances et aux diverses législations de crise à la disposition du Gouvernement. Tout en remarquant que la loi du 3 avril 1955 nécessiterait d'être adaptée à notre époque, il a estimé que la modération avec laquelle il en avait été fait usage au cours de cette crise était remarquable. Le rapporteur s'est donc prononcé en faveur de la prorogation pour trois mois de l'état d'urgence. Il a indiqué que cette durée n'était pas excessive eu égard aux précédents. Il a ajouté que la possibilité donnée au Gouvernement de mettre fin à l'état d'urgence avant ce terme par un décret en conseil des ministres était prévue au seul bénéfice de la protection des libertés publiques et du retour le plus rapide possible au droit commun. Votre commission vous propose d'adopter le projet de loi sans modification . |
EXPOSÉ GÉNÉRAL
Mesdames, Messieurs,
Le présent projet de loi transmis au Sénat après examen en première lecture par l'Assemblée nationale a pour objet de proroger au-delà de douze jours l'état d'urgence déclaré par le décret n° 2005-1386 du 8 novembre 2005 en application de la loi du 3 avril 1955 instituant l'état d'urgence.
Le recours à l'état d'urgence aux fins de rétablir l'ordre et la sécurité publique est une des réponses aux violences urbaines d'une intensité sans précédent qui ont débuté le 27 octobre dernier. Après vingt jours d'affrontements entre force de l'ordre et émeutiers, il a été procédé à près de 2800 interpellations et 93 fonctionnaires ont été blessés, dont une dizaine par des tirs d'armes à feu.
Dans ses « Considérations sur l'Etat de Pologne », Jean-Jacques Rousseau explique que « tout Etat libre où les grandes crises n'ont pas été prévues est à chaque orage en danger de péril ».
Notre droit public prévoit d'attribuer au pouvoir exécutif des pouvoirs renforcés pour faire face à des situations exceptionnelles. Le constituant, le législateur et le juge ont chacun défini des réponses graduées en fonction de la gravité et de la nature de ces situations. Le principe de légalité y est adapté de diverses manières en fonction des circonstances.
Dans l'ordre croissant des restrictions apportées aux libertés publiques et de l'extension des pouvoirs des autorités administratives, il faut évoquer la théorie des circonstances exceptionnelles développée par le juge administratif, l'état d'urgence, l'état de siège et les pouvoirs de crise du président de la République résultant de l'article 16 de la Constitution.
Les dispositions relatives à l'état de siège ont inspiré celles relatives à l'état d'urgence.
La législation sur l'état de siège est la plus ancienne puisqu'elle remonte aux lois du 9 août 1849 et du 3 avril 1878. Ce régime d'exception se caractérise par :
- la substitution de l'autorité militaire à l'autorité civile dans l'exercice du pouvoir de police ;
- l'extension des pouvoirs de police puisque l'autorité militaire a le droit de perquisitionner de jour et de nuit, d'éloigner les repris de justice et les non domiciliés dans les lieux soumis à l'état de siège, d'ordonner la remise des armes et des munitions et d'interdire les publications et les réunions susceptibles d'entretenir le désordre ;
- la compétence des tribunaux militaires pour les civils inculpés de crimes et délits contre la sécurité de l'Etat, les institutions ou l'ordre public.
Le constituant avait tenu à introduire une référence à l'état de siège dans le texte même de la constitution du 27 octobre 1946 : tel fut l'objet de l'article premier de la loi constitutionnelle du 7 décembre 1954 qui complète l'article 7 de la Constitution de 1946 par la phrase suivante : « L'état de siège est déclaré dans les conditions prévues par la loi. » La référence constitutionnelle à l'état de siège a subsisté dans la Constitution du 4 octobre 1958. Son article 36 dispose en effet : « L'état de siège est décrété en conseil des ministres, sa prorogation au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par le Parlement. » Cet article n'a pas reçu d'application depuis le début de la Ve République.
A l'occasion des événements d'Algérie, un nouveau régime d'exception, dénommé état d'urgence, a été institué. C'est à l'initiative du Gouvernement, présidé par M. Edgar Faure, qu'a été votée la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 instituant l'état d'urgence. Par la suite, plusieurs textes de valeur législative ont décidé l'application de ce nouveau régime.
A l'exception de la loi n° 85-96 du 25 janvier 1985 relative à l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie et dépendances, toutes ces applications ont eu pour objet le maintien de l'ordre en Algérie de 1955 à 1962 1 ( * ) .
I. LE RÉGIME JURIDIQUE DE L'ETAT D'URGENCE
Ce nouveau régime se différencie principalement de l'état de siège par le fait que les compétences exceptionnelles sont concentrées entre les mains des pouvoirs civils et non des autorités militaires.
Aux termes de la loi du 3 avril 1955, modifiée par celle du 7 août 1955 et par l'ordonnance du 15 avril 1960, l'état d'urgence peut être déclaré sur tout ou partie du territoire métropolitain ou des départements d'outre-mer, dans deux hypothèses :
- soit en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public ;
- soit en cas d'événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamités publiques.
L'état d'urgence est déclaré par décret en conseil des ministres. Sa prorogation au-delà de 12 jours ne peut être autorisée que par une loi 2 ( * ) . Cette loi fixe la durée définitive d'application de l'état d'urgence.
Par ailleurs, il convient de rappeler que le texte portant prorogation de l'état d'urgence est caduc à l'issue d'un délai de 15 jours francs suivant la date de démission du gouvernement ou de dissolution de l'Assemblée nationale.
A. LES EFFETS DU RÉGIME DE L'ÉTAT D'URGENCE
En matière de libertés publiques, la proclamation de l'état d'urgence entraîne une extension considérable des pouvoirs de police. Une analyse de cet accroissement des compétences du pouvoir exécutif conduit à distinguer le régime de base, des mesures renforcées de l'état d'urgence.
1. Le régime de base
La déclaration de l'état d'urgence donne la faculté au ministre de l'intérieur ou au représentant de l'Etat dans le département :
- d'interdire la circulation des personnes ou des véhicules dans les lieux et à l'heure fixés par arrêté ;
- d'instituer, par arrêté, des zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé ;
- d'interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l'action des pouvoirs publics.
Ces mesures (article 5) ne peuvent être prises que dans les circonscriptions territoriales déterminées par le décret en Conseil des ministres déclarant l'état d'urgence précité.
Par ailleurs, la loi du 3 avril 1955 dispose que dans la limite de ces circonscriptions un décret simple fixe les zones dans lesquelles des mesures complémentaires peuvent être mises en oeuvre.
Ainsi, le ministre de l'intérieur ou le représentant de l'Etat dans le département peut dans ces zones ordonner la fermeture provisoire des salles de spectacle, débits de boissons et lieux de réunion de toute nature. Il peut également interdire, à titre général ou particulier, les réunions de nature à provoquer ou entretenir le désordre (article 8) .
Par ailleurs, le ministre de l'intérieur peut y ordonner la remise des armes de première, quatrième et cinquième catégories et des munitions correspondantes (article 9) .
Il peut également prononcer les assignations à résidence prévues par les articles 6 et 7 de la loi du 3 avril 1955. Des garanties entourent leur mise en oeuvre. Tout d'abord, l'assignation à résidence doit permettre à ceux qui en sont l'objet de résider dans une agglomération ou à proximité immédiate d'une agglomération.
Par ailleurs, l'assignation à résidence ne peut avoir pour effet la création de camps d'internement administratif. En outre, l'autorité administrative doit prendre toutes dispositions pour assurer la subsistance des personnes astreintes à résidence ainsi que celle de leur famille.
En outre, les personnes ayant fait l'objet d'une mesure d'assignation à résidence ou d'interdiction de séjour peuvent demander le retrait de cette mesure. La demande est soumise à une commission consultative qui comprend notamment des délégués du conseil général.
Enfin, ces personnes peuvent former un recours pour excès de pouvoir contre la décision qui les a frappés. Dans ce cas, le tribunal administratif compétent devra statuer dans un délai d'un mois. En cas d'appel, la décision du Conseil d'Etat doit intervenir dans les trois mois de la saisine.
Les infractions aux dispositions précédentes sont punies de deux mois d'emprisonnement et d'une amende de 3 750 euros.
2. Les mesures renforcées
Au-delà de ce régime de base, la loi du 3 avril 1955 ouvre des mesures supplémentaires qui doivent faire l'objet d'une disposition expresse dans le texte instituant ou prorogeant l'état d'urgence ou qui nécessitent l'intervention d'un décret spécifique.
Aux termes de l' article 11 de la loi du 3 avril 1955, une disposition, incluse dans le décret instituant l'état d'urgence ou dans la loi le prorogeant peut :
- conférer aux autorités administratives le pouvoir d'ordonner des perquisitions à domicile, de jour et de nuit ;
- habiliter ces autorités à prendre toutes mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature ainsi que celui des émissions radiophoniques, des projections cinématographiques et des représentations théâtrales.
Enfin, l'article 12 de la loi du 3 avril 1955 dispose que lorsque l'état d'urgence est institué dans tout ou partie d'un département, un décret, pris sur le rapport du ministre de la justice et du ministre de la défense nationale, peut autoriser la juridiction militaire à se saisir des crimes, ainsi que des délits qui leur sont connexes relevant de la cour d'assises de ce département. La juridiction de droit commun reste saisie tant que l'autorité militaire ne revendique pas la poursuite.
La suppression des tribunaux militaires en temps de paix, opérée par la loi n° 82-621 du 21 juillet 1982 laisse subsister les dispositions de l'article 12 de la loi du 3 avril 1955. En effet, l'article 700 du code de procédure pénale, dans sa rédaction issue de la loi du 21 juillet 1982, dispose qu'« en cas d'état de siège ou d'état d'urgence déclaré, un décret en conseil des ministres, pris sur le rapport du garde des sceaux, ministre de la justice, et du ministre chargé de la défense, peut établir des tribunaux territoriaux des forces armées dans les conditions prévues par le code de justice militaire ». La compétence de ces tribunaux résulte des dispositions du code de justice militaire pour le temps de guerre et des dispositions particulières des lois sur l'état de siège ou l'état d'urgence.
Telles sont, brièvement résumées, les principales caractéristiques du régime d'exception qu'autorise la déclaration de l'état d'urgence.
B. LES DEUX DÉCRETS DU 8 NOVEMBRE 2005 INSTITUANT L'ÉTAT D'URGENCE
Confrontés pendant douze jours à des violences urbaines persistantes, le gouvernement a décidé de déclarer l'état d'urgence.
1. Le décret n° 2005-1386 du 8 novembre 2005 portant application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955
Conformément au premier alinéa de l'article 2 de la loi du 3 avril 1955, l'article premier de ce décret en Conseil des ministres déclare l'état d'urgence à compter du 9 novembre 2005, à zéro heure.
Ce décret est entré immédiatement en vigueur 3 ( * ) . Le délai de 12 jours au delà duquel la prorogation de l'état d'urgence ne peut être autorisée que par la loi expirera donc le 21 novembre 2005, à zéro heure.
La loi du 3 avril 1955 prévoit que ce décret détermine la ou les circonscriptions territoriales dans lesquelles les dispositions prévues à l'article 5 de ladite loi (interdiction de la circulation des personnes ou des véhicules, réglementation du séjour des personnes) peuvent être prises.
Le décret du 8 novembre 2005 déclare l'état d'urgence sur l'ensemble du territoire métropolitain. Seuls les départements d'outre-mer en sont donc exclus.
En outre, l'article 2 de ce décret prévoit que le 1° de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955 est applicable durant l'état d'urgence. Cette disposition confère au ministre de l'intérieur et au représentant de l'Etat dans le département le pouvoir d'ordonner des perquisitions à domicile de jour et de nuit.
Ce pouvoir de perquisition n'est toutefois pas applicable sur l'ensemble du territoire métropolitain. Il ne l'est que dans les zones définies par le décret n° 2005-1387 du 8 novembre 2005 commenté ci-après.
En revanche, n'a pas été mise en oeuvre l'habilitation « à prendre toutes mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature ainsi que celui des émissions radiophoniques, des projections cinématographiques et des représentations théâtrales » (article 11-2° de la loi précitée).
2. Le décret n° 2005-1387 du 8 novembre 2005 relatif à l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955
Le deuxième alinéa de l'article 2 de la loi du 3 avril 1955 dispose qu'un décret simple fixe les zones dans lesquelles des mesures complémentaires peuvent être mises en oeuvre.
Ces zones doivent s'inscrire dans les limites des circonscriptions territoriales préalablement définies par le décret en Conseil des ministres déclarant l'état d'urgence, c'est-à-dire en l'espèce le territoire métropolitain.
Conformément à ces dispositions, l'article premier de ce décret prévoit que les mesures mentionnées aux articles 6 (assignation à résidence), 8 (fermetures des débits de boissons et lieux de réunion et interdiction de réunions), 9 (remises des armes et munitions) et au 1° de l'article 11 (perquisitions) peuvent être mises en oeuvre pendant toute la durée de l'état d'urgence dans les zones énumérées dans l'annexe ci-dessous.
Zones dans lesquelles les articles 6, 8, 9 et
11(1°)
de la loi du 3 avril 1955 peuvent être mis en
oeuvre
Dans le département de |
Zones concernées |
Alpes-Maritimes |
Nice ; Saint-Laurent-du-Var |
Bouches-du-Rhône |
Marseille |
Côte-d'Or |
Dijon ; Chenôve ; Longvic |
Eure |
Evreux ; Gisors |
Haute-Garonne |
Toulouse ; Colomiers ; Blagnac |
Loiret |
Orléans |
Meurthe-et-Moselle |
Nancy ; Vandoeuvre-lès-Nancy |
Moselle |
Metz ; Woippy |
Nord |
L'ensemble des communes de la communauté urbaine de Lille-Métropole |
Oise |
Méru ; Creil ; Nogent-sur-Oise |
Puy-de-Dôme |
Clermont-Ferrand |
Bas-Rhin |
Strasbourg ; Bischheim |
Haut-Rhin |
Mulhouse |
Rhône |
Lyon ; Vénissieux |
Paris |
Paris |
Seine-Maritime |
Rouen ; Le Havre |
Seine-et-Marne |
L'ensemble des communes du département |
Yvelines |
L'ensemble des communes du département |
Somme |
Amiens |
Vaucluse |
Avignon |
Essonne |
L'ensemble des communes du département |
Hauts-de-Seine |
L'ensemble des communes du département |
Seine-Saint-Denis |
L'ensemble des communes du département |
Val-de-Marne |
L'ensemble des communes du département |
Val-d'Oise |
L'ensemble des communes du département |
Elles recouvrent la plupart des zones urbaines importantes.
Ce décret est entré en vigueur le 9 novembre 2005, à zéro heure, comme le décret n° 2005-1386 déjà commenté.
II. LE PROJET DE LOI PROROGEANT L'ETAT D'URGENCE
A. LE BILAN DE 19 JOURS DE VIOLENCES URBAINES ET DE 7 JOURS D'ETAT D'URGENCE
Depuis le 27 octobre dernier et les premiers affrontements entre forces de l'ordre et émeutiers à Clichy-sous-bois (Seine-Saint-Denis) à la suite du décès accidentel de deux adolescents, le bilan de ces violences urbaines ne cesse de s'alourdir.
Lorsque le Gouvernement a déclaré l'état d'urgence le 9 novembre 2005, les violences semblaient devoir s'amplifier et s'étendre à l'ensemble du territoire.
Dans la nuit du dimanche 6 novembre au lundi 7 novembre précédant l'intervention télévisée du premier ministre, M. Dominique de Villepin, annonçant le recours à la loi instituant un état d'urgence, 1 408 véhicules avaient été incendiés et 395 personnes interpellées. 36 policiers étaient blessés, notamment à la suite de tirs avec des armes à feu. Des églises, des entreprises, des services publics et des locaux de police avaient été également les cibles des incendiaires. En outre, pour la première fois depuis le début des violences, les incendies avaient été plus nombreux en province qu'en région parisienne.
Au total, depuis le 27 octobre, près de 6000 véhicules avaient été incendiés et plus de 300 communes touchées. Pour répondre à ces violences urbaines, 1500 réservistes de la police et de la gendarmerie nationales étaient appelés en renfort pour épauler les 8000 hommes déjà engagés sur le terrain.
Cette situation exceptionnelle par son ampleur et son intensité pouvait justifier la mise en oeuvre de la loi du 3 avril 1955 en raison « de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public ».
D'une part, l'état d'urgence offre des outils supplémentaires aux forces de l'ordre et à la justice. Ainsi, le non-respect du couvre-feu constitue un délit permettant l'interpellation et le placement en garde à vue. Les perquisitions de jour et de nuit, autorisées dans les seules zones fixées en annexe du décret n° 2005-1387 du 8 novembre 2005, peuvent faciliter la récupération d'armes ayant servi à tirer sur des policiers ou des gendarmes.
Certes, chaque maire peut prendre un arrêté municipal instituant un couvre-feu dans le cadre de ses pouvoirs de police générale. Mais leur non respect ne saurait être constitutif d'un délit.
D'autre part, l'état d'urgence doit faire prendre conscience de la gravité de la situation et du caractère inacceptable des violences commises. L'instauration du couvre-feu peut ainsi aider certains parents à réaffirmer leur autorité sur leurs enfants. Les interpellations ont prouvé que de nombreux émeutiers étaient de jeunes mineurs.
Le bien-fondé du recours à l'état d'urgence a été démontré à la fois par la décrue des violences depuis le 9 novembre et par la modération avec laquelle il a été fait usage de ces pouvoirs exceptionnels par les autorités administratives.
Ainsi, dans la nuit du lundi 14 novembre au mardi 15 novembre, 162 véhicules ont été incendiés contre 271 la veille ; 42 personnes ont été interpellées et un seul policier blessé. Bien que ce bilan reste inacceptable, une nette amélioration est perceptible, aussi bien en région parisienne qu'en province 4 ( * ) .
La déclaration de l'état d'urgence n'a pas été suivie d'une application généralisée et indifférenciée des pouvoirs exceptionnels dévolus temporairement aux autorités administratives. Ainsi, le 9 novembre, aucun préfet d'Ile-de-France n'avait décidé de faire usage du couvre-feu. A l'issue d'une semaine d'état d'urgence, l'état d'urgence a été mis en oeuvre dans environ quarante communes 5 ( * ) .
A titre d'exemple, l'article 2 de l'arrêté pris en application de la loi du 3 avril 1955 sur l'état d'urgence par le préfet de l'Eure impose un couvre-feu à l'ensemble des personnes dans le quartier de la Madeleine à Évreux. Cet arrêté est généralisé à toute la population mais ne s'applique qu'à une fraction de commune. Un autre arrêté pris par le préfet de la Seine-Maritime limite, en revanche, le couvre-feu aux seuls mineurs de moins de seize ans non accompagnés par une personne ayant autorité légale, mais cet arrêté fait porter cette interdiction sur l'ensemble du territoire des communes du Havre et des communautés d'agglomération de Rouen et d'Elbeuf et des boucles de la Seine. Ces deux exemples d'arrêtés préfectoraux témoignent d'une utilisation circonstanciée et raisonnable des interdictions générales. On peut y voir le signe d'un souci de restreindre au maximum, au regard des risques de troubles à l'ordre public, les dispositions dérogatoires au droit commun.
De la même façon, il n'a été fait usage qu'à deux reprises de la faculté de procéder à des perquisitions à domicile de jour et de nuit.
Parmi les autres applications qui ont pu être faites de l'état d'urgence, on citera l'arrêté du préfet du Rhône interdisant dimanche 13 novembre dans le centre-ville de Lyon tout rassemblement susceptible de troubler l'ordre public. Cette décision faisait suite à des affrontements la veille dans ce secteur.
Conséquence directe ou non de l'état d'urgence, cette décrue de la violence est en tout cas concomitante. L'état d'urgence l'a accompagnée et a renforcé l'efficacité de l'action des forces de l'ordre sans entraîner une escalade de la violence.
A cet égard, il convient de saluer le sang-froid et la remarquable maîtrise dont ont su faire preuve jusqu'à présent les forces de police et de gendarmerie dans des conditions très dangereuses. Cela illustre autant que le respect formel des textes la force de notre Etat de droit et la capacité de notre démocratie à maîtriser le recours à la force.
B. LE PROJET DE LOI PROROGEANT L'ETAT D'URGENCE ET LA POSITION DE VOTRE COMMISSION DES LOIS
1. Le projet de loi transmis au Sénat
Le projet de loi prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 comporte trois articles.
Conformément aux articles 2 et 3 de la loi du 3 avril 1955, la prorogation au delà de douze jours de l'état d'urgence ne peut être autorisée que par la loi qui fixe la durée définitive de l'état d'urgence. Le décret n° 2005-1386 du 8 novembre 2005 étant entré en vigueur le 9 novembre 2005, à zéro heure, ce délai de douze jours expire le 21 novembre 2005 à la même heure.
L'article premier du présent projet de loi tend à proroger pour une période trois mois à compter du 21 novembre l'état d'urgence déclaré sur le territoire métropolitain par le décret n° 2005-1386 du 8 novembre 2005.
L'état d'urgence devrait donc prendre fin au plus tard le 21 février 2006. Une durée de trois mois n'est pas excessive par rapport aux applications précédentes de l'état d'urgence qui ont prévu des durées plus longues, notamment en 1985 pour la Nouvelle-Calédonie 6 ( * ) .
Certes, l'accalmie constatée depuis quelques jours peut laisser espérer un retour prochain à une situation normalisée. Mais les raisons à l'origine de ces violences urbaines n'auront pas disparu ni même baissé en intensité. Le calme s'il revient rapidement peut néanmoins être considéré comme fragile.
Le maintien de l'état d'urgence pendant trois mois doit permettre aux forces de l'ordre de disposer en cas de nécessité des outils supplémentaires qu'il offre.
L'article 2 du présent projet de loi prévoit que l'article 11 (1°) de la loi du 3 avril 1955, qui permet de procéder à des perquisitions à domicile de jour et de nuit, s'appliquerait pendant ces trois mois.
Conformément à l'article 11 de cette loi, seule une disposition expresse du décret déclarant l'état d'urgence ou de la loi le prorogeant peut conférer aux autorités administratives ce pouvoir. L'article 2 du décret n° 2005-1386 du 8 novembre 2005 le prévoit déjà.
Le présent projet de loi ne fait donc que reprendre les termes de ce décret et s'y substituer. Il en prend le relais de telle sorte que l'ensemble des actes pris en application du décret précité continue à produire tous leurs effets juridiques, y compris le décret simple n° 2005-1387 du 8 novembre 2005.
Le Parlement autoriserait pendant ces trois mois les autorités administratives à prendre toutes les mesures d'application de l'état d'urgence qu'elles jugent nécessaires, dans les seules limites fixée par la loi prorogeant l'état d'urgence.
Cela signifie que l'état d'urgence ne saurait s'appliquer par exemple dans les départements d'outre-mer ou permettre un contrôle de la presse.
En revanche, le Parlement autorise le Gouvernement à modifier le décret n° 2005-1387 du 8 novembre 2005 qui détermine les zones dans lesquelles certaines mesures complémentaires peuvent être mises en oeuvre, notamment les perquisitions à domicile de jour et de nuit ou les assignations à résidence.
L'article 3 du présent projet de loi prévoit que le Gouvernement pourrait mettre fin à l'état d'urgence avant l'expiration du délai de trois mois par décret en Conseil des ministres.
Il en serait rendu compte au Parlement.
A cet égard, votre rapporteur souhaite interroger le gouvernement au cours du débat en séance publique sur la façon dont il rendrait compte au Parlement, le cas échéant, de la fin anticipée de l'état d'urgence.
Plus généralement, au cours des débats à l'Assemblée nationale, s'est exprimé le souhait que le Parlement soit informé régulièrement de la mise en oeuvre de l'état d'urgence. Cette information pourrait prendre diverses formes : un rapport périodique, l'audition du ministre tous les quinze jours par les commissions des lois de chaque assemblée, une réunion régulière des présidents des groupes politiques... Le ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire s'est déclaré ouvert à toutes les propositions.
Selon l'exposé des motifs du projet de loi, il s'agit « de limiter au strict nécessaire le recours aux mesures particulières qu'autorise l'état d'urgence ».
Une disposition de ce type a déjà été utilisée à deux reprises dans le passé. Ainsi, la loi n° 55-1080 du 7 août 1955 relative à la prolongation de l'état d'urgence en Algérie prévoyait que le Gouvernement pourrait réduire ce délai si la situation le permettait. En outre, l'ordonnance n° 62-797 du 13 juillet 1962 7 ( * ) disposait que l'état d'urgence institué par le décret n° 61-395 du 22 avril 1961 et prorogé à deux reprises dans le cadre des pouvoirs de l'article 16 de la Constitution demeurerait en vigueur jusqu'à une date qui serait fixée par décret en Conseil des ministres et au plus tard jusqu'au 31 mai 1963.
Ces précédents doivent toutefois être replacés dans leur contexte juridique et politique.
La possibilité de mettre fin à l'état d'urgence par un décret en Conseil des ministres pose la question de la nature de l'autorisation accordée par le Parlement.
Les articles 2 et 3 de la loi du 3 avril 1955 disposent que la prorogation au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par une loi fixant la durée définitive de l'état d'urgence.
Comme on l'a vu précédemment, le Parlement en autorisant la prorogation de l'état d'urgence ne fait que donner la faculté aux autorités administratives d'utiliser ou non les pouvoirs exceptionnels dont ils disposent. En eux-mêmes, la loi et la prorogation de l'état d'urgence n'impliquent pas la mise en oeuvre des mesures prévues par la loi du 3 avril 1955.
L'autorisation du Parlement peut être interprétée comme une application de l'article 34 de la Constitution qui dispose que le Parlement fixe les règles concernant « les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques », « la détermination des crimes et délits ainsi que les peines qui leur sont applicables » et « la procédure pénale ».
En fixant la durée de l'état d'urgence, le Parlement fixe en réalité la durée maximale de l'état d'urgence, eu égard à la nécessaire protection des libertés publiques. Ce faisant, il assume sa compétence.
En revanche, en permettant de mettre fin à l'état d'urgence par décret en Conseil des ministres, le Parlement laisserait une marge d'appréciation à l'exécutif. Conformément aux articles 5 et 20 de la Constitution, le président de la République et le gouvernement sont en effet plus aptes que le Parlement à juger en temps réel et selon l'évolution opérationnelle de la situation de l'opportunité du maintien ou non de l'état d'urgence.
En prévoyant la possibilité d'anticiper la fin de l'état d'urgence, le Parlement autoriserait le gouvernement à renoncer aux pouvoirs exceptionnels qui lui ont été temporairement accordés mais dont il n'est pas obligé d'user.
Cette solution, originale malgré les précédents de 1955 et 1962, est prévue au seul bénéfice de la protection des libertés publiques en permettant un retour le plus rapide possible au droit commun.
L'Assemblée nationale a adopté ce projet de loi sans modifications.
2. La position de votre commission des Lois
Votre commission approuve le texte du projet de loi dans la rédaction issue de l'Assemblée nationale.
En effet, les pouvoirs accordés aux autorités administratives ne méconnaissent pas le principe de proportionnalité eu égard à la gravité et à l'extension à un grand nombre de zones urbaines de ces violences dirigées contre les personnes et les biens.
Votre rapporteur tient également à rappeler que chaque décision d'une autorité administrative prise en application de l'état d'urgence est soumise au contrôle du juge administratif qui apprécie, compte tenu des circonstances de chaque espèce, sa légalité. Il y a toujours matière à examen concret. La mise en oeuvre du couvre-feu dans des zones qui seraient épargnées par les violences serait par exemple susceptible d'être annulée par le juge.
Toujours dans le même sens, le juge des référés du Conseil d'Etat saisi le 9 novembre 2005 de deux requêtes tendant à la suspension de l'exécution des deux décrets du 8 novembre 2005 8 ( * ) considère que les perquisitions autorisées par le 1° de l'article 11 de la loi du 3 avril 1955 ne sont pas soustraites au contrôle de l'autorité judiciaire. Le garde des Sceaux, M. Pascal Clément, a d'ailleurs confirmé que les perquisitions judiciaires ne se feraient qu'avec l'accord du procureur de la République.
Votre commission vous propose donc, compte tenu de l'ensemble de ces garanties et de la situation exceptionnelle qui continue de prévaloir, d'adopter le projet de loi sans modifications.
Compte tenu de l'ensemble de ces observations, votre commission vous propose d'adopter le projet de loi sans modifications. |
* 1 Pour être complet, il faut signaler que l'état d'urgence a été proclamé le 29 octobre 1986 sur l'ensemble du territoire des Iles Wallis et Futuna et le 24 octobre 1987 dans les communes de la subdivision des Iles du Vent en Polynésie française. Toutefois, en l'occurrence, l'état d'urgence n'a pas été prorogé par la loi.
* 2 Avant l'ordonnance n° 60-372 du 15 avril 1960, l'état d'urgence ne pouvait être déclaré que par la loi.
* 3 L'article 1 er du code civil dispose qu'en cas d'urgence, les actes administratifs entrent en vigueur le jour de leur publication au Journal officiel si une mention spéciale le prévoit.
* 4 A cette date après dix-neuf jours de violences urbaines, le bilan s'établit ainsi : près de 2800 interpellations, 375 personnes condamnées à de la prison ferme et plus de 8000 véhicules brûlés.
* 5 Au cours des débats à l'Assemblée nationale, le ministre de l'intérieur a indiqué que les maires étaient toujours consultés par le préfet avant toute décision établissant un couvre-feu sur le territoire de leur commune.
* 6 Près de six mois.
* 7 Ordonnance n° 62-797 du 13 juillet 1962 prorogeant les dispositions des décisions des 24 et 27 avril 1961 et modifiant l'ordonnance n° 58-1309 du 23 décembre 1958.
* 8 Ordonnance n° 286835 du juge des référés du Conseil d'Etat.