N° 179
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2003-2004
Annexe au procès-verbal de la séance du 28 janvier 2004
RAPPORT
FAIT
au nom de la commission des Affaires sociales (1) sur le projet de loi, ADOPTÉ PAR L'ASSEMBLÉE NATIONALE, APRÈS DÉCLARATION D'URGENCE, relatif à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social ,
Par M.
Jean CHÉRIOUX,
Sénateur.
Tome II : Dialogue social et mesures diverses
(Titres II et III)
(1) Cette commission est composée de : M. Nicolas About, président ; MM. Alain Gournac, Louis Souvet, Gilbert Chabroux, Jean-Louis Lorrain, Roland Muzeau, Georges Mouly, vice-présidents ; M. Paul Blanc, Mmes Annick Bocandé, Claire-Lise Campion, M. Jean-Marc Juilhard, secrétaires ; MM. Henri d'Attilio, Gilbert Barbier, Joël Billard, Mme Brigitte Bout, MM. Jean-Pierre Cantegrit, Bernard Cazeau, Jean Chérioux, Mme Michelle Demessine, M. Gérard Dériot, Mme Sylvie Desmarescaux, MM. Claude Domeizel, Michel Esneu, Jean-Claude Étienne, Guy Fischer, Jean-Pierre Fourcade, Serge Franchis, André Geoffroy, Francis Giraud, Jean-Pierre Godefroy, Mme Françoise Henneron, MM. Yves Krattinger, Philippe Labeyrie, Roger Lagorsse, André Lardeux, Dominique Larifla, Dominique Leclerc, Marcel Lesbros, Mmes Valérie Létard, Nelly Olin, Anne-Marie Payet, M. André Pourny, Mme Gisèle Printz, MM. Henri de Raincourt, Gérard Roujas, Mmes Janine Rozier, Michèle San Vicente, MM. Bernard Seillier, André Vantomme, Alain Vasselle, Paul Vergès, André Vézinhet.
Voir les
numéros
:
Assemblée nationale
(
12
e
législ.) :
1233
,
1273
,
et T.A.
223
Sénat
:
133
(2003-2004)
Travail. |
AVANT-PROPOS
Mesdames, Messieurs,
« C'est la transformation de notre pays que nous recherchons,
c'est la construction d'une nouvelle société, fondée sur
la générosité et la liberté ».
Voici les mots par lesquels Jacques Chaban-Delmas concluait sa
déclaration de politique générale le 16 septembre
1969. L'expérience a prouvé que ce n'était pas seulement
l'exposé d'un programme de gouvernement, mais au-delà, une
orientation générale pour l'action politique qui conserve,
près de trente-cinq ans après, toute sa modernité.
Le titre II du présent projet de loi consacré au dialogue
social s'inscrit pleinement dans cette perspective, tant il est vrai que
l'émergence et la consolidation de cette
« nouvelle
société »
exigent une modernisation des relations
du travail.
Là encore, le discours de 1969 dressait un constat d'une
étonnante actualité :
« Le malaise que notre mutation accélérée
suscite tient, pour une large part, au fait multiple que nous vivons dans une
société bloquée (...). Ce conservatisme des structures
sociales entretient l'extrémisme des idéologies. On
préfère trop souvent se battre pour des mots, même s'ils
recouvrent des échecs dramatiques, plutôt que pour des
réalités (...).
« Les groupes sociaux et les groupes professionnels sont, par rapport
à l'étranger, peu organisés et insuffisamment
représentés. Ceci ne vise aucune organisation en particulier mais
les concerne toutes, qu'il s'agisse des salariés, des agriculteurs, des
travailleurs indépendants, des employeurs : le pourcentage des
travailleurs syndiqués est particulièrement faible (...).
« La conséquence de cet état de choses est que chaque
catégorie sociale ou professionnelle, ou plutôt ses
représentants, faute de se sentir assez assurés pour pouvoir
négocier directement de façon responsable, se réfugient
dans la revendication vis-à-vis de l'État, en la compliquant
souvent d'une surenchère plus ou moins voilée.
A un dialogue
social véritable se substitue ainsi, trop souvent, un appel à la
providence de l'État, qui ne fait que renforcer encore son emprise sur
la vie collective, tout en faisant peser un poids trop lourd sur
l'économie toute entière.
»
En fait, et heureusement, le dialogue social s'est progressivement
étendu et approfondi depuis lors.
L'évolution des mentalités, la montée en puissance d'une
civilisation du savoir, la diffusion de l'esprit de participation ont peu
à peu sapé l'emprise de comportements marqués, pour
beaucoup, par l'horizon indépassable de la lutte des classes et ont
montré que le dialogue social pouvait concilier efficacement les
exigences de progrès social et de compétitivité
économique dans le respect de l'intérêt
général.
Ces mutations ont bien souvent anticipé l'adaptation de notre droit de
la négociation collective. Mais celui-ci a aussi permis de les
accompagner et les conforter, au travers notamment de l'importante loi du
13 juillet 1971 et aussi de celle du 13 novembre 1982 - dite
« loi Auroux » - qui ont favorisé le
développement des accords d'entreprise.
Mais cette évolution du dialogue social reste encore inachevée en
ne lui accordant pas toute la place qui devrait lui revenir.
Cela tient pour beaucoup à la frilosité, voire à la
défiance qu'ont pu entretenir certains gouvernements vis-à-vis
des partenaires sociaux et de leur sens des responsabilités, mais aussi
à l'attitude de certains dirigeants patronaux, dont l'arrogance hautaine
témoigne sans doute d'une nostalgie pour un ordre révolu, et de
certains responsables syndicaux, dont le discours demeure encore
imprégné d'une idéologie dépassée.
Cela tient aussi à une inadaptation croissante de notre droit de la
négociation collective, qui reste aujourd'hui figé dans un
équilibre datant de plus de vingt ans et qui a, alors,
ignoré l'évolution des pratiques et des comportements
désormais plus empreints de réformisme, sous l'influence de
personnalités comme les regrettés François Ceyrac, Yvon
Chotard, André Bergeron ou Jean Bornard.
De fait, les partenaires sociaux ont insisté à deux reprises, ces
dernières années, sur la nécessité de moderniser
notre droit de la négociation collective pour donner un nouvel
élan au dialogue social.
Ainsi, l'accord national interprofessionnel du 31 octobre 1995 relatif aux
négociations collectives traduisait la volonté des parties
signataires de
« renforcer le dialogue social et la pratique
contractuelle et de se réapproprier la conduite de la politique sociale
en faisant prévaloir la négociation collective sur le recours au
législateur ».
Surtout, la Position commune du 16 juillet 2001 sur les voies et moyens
d'approfondissement de la négociation collective illustrait le souhait
des parties signataires de
« donner un nouvel élan à
la négociation collective au sein d'un système performant de
relations sociales, respectueux des personnes, des prérogatives du
législateur et de l'ordre public social, et adapté à une
économie diversifiée et ouverte sur le monde »
.
C'est justement cette Position commune qui constitue la base du titre II
du présent projet de loi, lequel en reprend l'essentiel des
préconisations, dans le même esprit que le titre premier qui
transpose l'accord national interprofessionnel du 20 septembre 2003 relatif
à l'accès des salariés à la formation
professionnelle tout au long de la vie.
En ce sens, en s'inscrivant dans une logique concertée et
réformiste d'adaptation de notre droit de la négociation
collective, le présent texte constitue une nouvelle étape dans la
construction d'une société plus participative et plus
décentralisée, empreinte de progrès et de justice.
Certes, comme le soulignait le discours du 16 septembre 1969,
« cette nouvelle société à laquelle nous
aspirons, il serait vain de prétendre en fixer à l'avance tous
les contours. Il faut laisser à l'avenir ce qui n'appartient qu'à
lui et c'est la spontanéité du corps social qui en
décidera ».
Mais, en faisant le choix du réformisme et le pari de la
responsabilité des acteurs sociaux et en abandonnant ainsi les conflits
idéologiques stériles, ce projet de loi ouvre le champ des
possibles et répond, en définitive, à l'exigence
posée par le Général de Gaulle :
« En notre temps, la seule querelle qui vaille est celle de
l'homme. »
Et, dans le cas présent, celle de l'homme au
travail.
I. LA NÉCESSITÉ DE DONNER UN NOUVEL ÉLAN À LA NÉGOCIATION COLLECTIVE EST AUJOURD'HUI ÉVIDENTE
A ce
stade, votre rapporteur n'a souhaité revenir que très
brièvement sur l'intérêt - désormais bien
compris - de la négociation collective. Il tient toutefois
à insister sur la double vertu qu'elle présente.
D'abord, en réservant un espace de dialogue entre salariés et
patronat, la négociation collective tend à faire primer une
culture de débat et de compromis sur une tradition d'opposition et
permet alors d'organiser, dans un climat apaisé, des relations du
travail restées trop longtemps placées sous le signe du conflit.
A la stérilité de la confrontation, elle privilégie donc
le pragmatisme de l'échange.
Ensuite, par leur portée normative, les conventions et accords
collectifs de travail, fruits de la négociation collective, apparaissent
comme la meilleure méthode de détermination des conditions de
travail en évitant tout à la fois l'uniformité d'une
intervention étatique et l'arbitraire de la détermination
unilatérale par l'employeur des conditions de travail. En ce sens, ils
constituent la source du droit du travail la plus adaptée pour prendre
en compte les spécificités tant économiques que sociales
de chaque secteur et de chaque entreprise, dans le respect d'un ordre public
social fixé par le législateur.
Pourtant, malgré cet intérêt évident, le
développement de la négociation collective a été
lent et difficile dans notre pays, témoignant longtemps d'une certaine
méfiance du législateur et d'une non moins certaine
hésitation des partenaires sociaux à lui reconnaître toute
sa place.
Si, aujourd'hui, la négociation collective est mieux reconnue par le
droit et davantage pratiquée dans les faits, son développement
reste encore fragile et entravé.
A. UNE LENTE ÉVOLUTION DU DROIT ET DE LA PRATIQUE DE LA NÉGOCIATION COLLECTIVE
1. La construction progressive, mais néanmoins mouvementée, d'un droit de la négociation collective toujours plus approfondi et décentralisé
Le droit
actuel de la négociation collective est le résultat d'une
évolution lente et accidentée de notre réglementation. La
succession de textes législatifs depuis plus d'un siècle marque
toutefois une tendance nette vers la reconnaissance et le développement
de la place et du rôle de la négociation collective dans notre
droit du travail.
De fait, par sa nature juridique particulière, l'accord collectif de
travail trouvait difficilement sa place dans notre tradition juridique. Il est
vrai qu'il s'agit d'un acte juridique hybride ayant
« le corps
d'un contrat et l'âme d'une loi »
1
(
*
)
: c'est un acte d'essence contractuelle dont
les effets sont de nature réglementaire.
Dès lors, l'histoire du droit de la négociation collective, au
travers des différentes lois visant à le régir, illustre
les différentes étapes de la lutte entre interventionnisme
étatique et liberté contractuelle.
Les conventions collectives sont nées en France avec le
développement de l'industrialisation, au cours de la seconde
moitié du XIX
e
siècle.
Dès l'origine elles présentent deux caractères
originaux :
- elles sont, au départ, une construction coutumière de
règles juridiques nouvelles au sein d'un système de droit
écrit ;
- elles tendent à régler contractuellement des relations
collectives entre agents économiques dans un pays où, depuis
1789, l'individualisme est la règle en la matière.
Leur histoire, de ce fait, présente trois caractères
essentiels :
- la lente extension de leur contenu ;
- les hésitations du législateur pour définir leurs
structures et leur place dans l'ordre juridique ;
- la volonté, souvent contraignante, de l'État pour
contrôler leur formation, leur développement et leur
application.
a) Une émergence difficile
Jusqu'en
1919, les conventions collectives ne se développent que lentement et
restent marquées par leur extrême fragilité juridique hors
de tout cadre législatif.
Nées spontanément de la vie sociale comme réponse ou
alternative aux conflits collectifs, les conventions collectives sont
demeurées longtemps ignorées des pouvoirs publics et niées
par la jurisprudence. Certes, dès 1869, les canuts de Lyon
établirent avec les donneurs d'ouvrage un tarif conventionnel, inspirant
ainsi les rubaniers de Saint-Etienne qui, le 10 mai 1875,
réglementèrent à leur tour leurs tarifs par un
« accord collectif ». Mais le tribunal de Saint-Etienne
refusa, dans un jugement du 29 juin 1876, de prendre en compte ce dernier
accord, au motif qu'il portait atteinte à l'autonomie contractuelle, en
interdisant aux individus de régler leurs conditions de travail en
dehors de la convention.
Cette expression du libéralisme, dominant à cette époque,
s'effaça progressivement et la jurisprudence accueillit plus
favorablement les accords collectifs, qu'elle dut cependant, en l'absence de
texte, soumettre au droit commun des contrats. Dès lors, les conventions
ne liaient que les membres des groupements signataires, tant qu'ils en
faisaient partie ; leur inexécution n'était
sanctionnée que par une action en responsabilité et les contrats
individuels de travail pouvaient déroger aux dispositions qu'elles
contenaient.
Relevant du seul droit civil, leur régime juridique les rendait alors
inadaptées à leur objectif même : régir les
conditions collectives de travail, d'emploi et de rémunération.
Dans un tel cadre juridique, les conventions collectives ne se
développaient pas : en 1913, seules soixante-sept conventions
avaient été conclues.
* 1 Selon l'expression du juriste italien Carnelutti.