E. AUDITION DE M. PIERRE SARGOS, PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE SOCIALE DE LA COUR DE CASSATION
M. Nicolas ABOUT, président - Mes chers collègues, je suis très heureux de recevoir en votre nom M. Pierre Sargos, président de la chambre sociale de la Cour de cassation. C'est pourtant au titre de ses fonctions précédentes à la Cour de cassation que nous avons souhaité l'entendre aujourd'hui ; M. Sargos était en effet conseiller doyen de la première chambre civile, et considéré à ce titre comme l'un des meilleurs connaisseurs des questions de responsabilité et de l'aléa médical.
Nous souhaiterions par conséquent, monsieur le président, que vous puissiez nous faire part des impressions que vous inspire, à la lumière de votre expérience, le titre III de ce projet de loi, consacré à la réparation des conséquences des risques sanitaires. Jean-Louis Lorrain, rapporteur en charge du titre III, puis éventuellement d'autres commissaires, vous poseront quelques questions à l'issue de vos propos introductifs.
M. Pierre SARGOS - Je vous remercie, monsieur le président. Je précise que si j'ai rapporté plusieurs affaires de responsabilité médicale devant la première chambre civile de la Cour de cassation, celle-ci statue à collégialité, les décisions importantes étant prises à quinze, dix-sept ou dix-neuf.
L'intégration dans le projet de loi relatif aux droits des malades de ce qu'il est convenu d'appeler la réparation de l'aléa thérapeutique ou des accidents médicaux est un point qui était attendu, sur lequel la Cour de cassation avait longuement hésité. Comme l'ont montré les travaux préparatoires qui ont abouti au projet de loi adopté le 4 octobre par l'Assemblée nationale, la doctrine jurisprudentielle de la Cour de cassation en matière de responsabilité médicale est restée fidèle, dans son principe, depuis l'arrêt Mercier de 1936, fondateur en la matière, au fait que le médecin est tenu d'une obligation de moyen. Selon la formule retenue à l'époque et consacrée dans le code de déontologie médicale en 1995, le médecin « doit donner des soins en conscience et en science ». La notion de conscience recouvre notamment une obligation d'information et l'obligation de science stipule qu'il doit soigner en fonction des données acquises de la science, obligation qui est essentiellement une obligation de moyen.
On parle beaucoup actuellement d'obligation de résultat. Sur ce terrain, il faut être très clair : la notion d'obligation de résultat dans le contrat médical, apparue suite à un arrêt de 1985, a toujours été très strictement cantonnée. L'obligation de résultat en matière d'actes d'investigation ou de soins donnés par un médecin ou un établissement de santé ne s'applique que dans deux cas uniquement. Elle s'applique, d'une part, lorsque le dommage provient, au sens large du terme, d'un dispositif médical, c'est-à-dire tous les produits, instruments, matériaux quelconques, y compris les logiciels, qui sont utilisés pour les actes d'investigation ou de soins et, d'autre part, si le dommage provient d'un de ces dispositifs médicaux, il y a obligation de sécurité et de résultat. Ce principe est une sorte d'application de la directive européenne de 1985 sur la responsabilité du fait des produits défectueux, introduite en droit français par la loi de mai 1988, la logique voulant que la personne qui utilise un produit ou instrument doit en répondre au même titre que le fournisseur ou le vendeur. Au demeurant, un arrêt du 10 mai 2001 de la Cour de justice des communautés européennes a été dans le même sens que la Cour de cassation, en retenant que le médecin devait être responsable des dommages causés par les produits qu'il utilise. Il y a donc bien une cohérence d'ensemble dans ce domaine, étant précisé, bien entendu, que, soit le médecin, soit l'établissement de santé, a une action contre le fournisseur ou le fabricant du dispositif médical concerné.
Le deuxième cas d'obligation de sécurité concerne les infections nosocomiales. Par trois arrêts du 29 juin 1999, la Cour de cassation, en utilisant une terminologie juridique propre au droit privé, a décidé d'aller dans le même sens que le Conseil d'Etat, qui l'avait déjà fait par un arrêt Cohen de décembre 1988, c'est-à-dire obligation de sécurité et de résultat pour ce qui est des infections nosocomiales. Ce sont les deux seuls domaines dans lesquels la Cour de cassation a retenu une obligation de résultat. Il en ressort une double exigence de perfection, d'une part perfection des dispositifs médicaux utilisés, d'autre part perfection des dispositifs de prophylaxie et d'asepsie au sens large, tout en étant persuadé que le risque zéro n'existe pas. Quoi qu'il en soit, la notion d'obligation de sécurité et de résultat, qui est apparue au début du XIX e siècle avec la responsabilité des transporteurs, comporte toujours une part pour laquelle le professionnel qui y est tenu n'a aucune possibilité de prévention. Mais cette part est minime. Mon propos sur ce point vise à dire que les affirmations suivant lesquelles il y aurait une obligation de résultat en matière d'examens échographiques relèvent de la plus haute fantaisie.
Le Conseil d'Etat, par son arrêt Bianchi de 1993, avait décidé, sous des conditions rigoureuses, de réparer l'accident médical ou aléa thérapeutique. Précisément, il avait décidé que le dommage, lorsqu'il était d'une exceptionnelle gravité et qu'il était indépendant de l'état du patient, pouvait donner lieu à réparation. Je précise que depuis l'arrêt Bianchi, seule une dizaine de décisions des juridictions administratives qui ont retenu cette obligation de sécurité et de résultat.
Etait-il possible pour la Cour de cassation d'aller dans le même sens ? Par un arrêt du 8 novembre 2000, la Cour de cassation a décidé que le contrat médical ne met pas à la charge du médecin l'obligation de réparer les conséquences de l'aléa thérapeutique. Nous avons estimé que le fait de mettre à la charge des médecins et des établissements de santé la réparation de l'aléa thérapeutique provoquerait une rupture dans l'équilibre conceptuel même du droit de la responsabilité, dans la mesure où la survenance de l'aléa thérapeutique, c'est-à-dire un événement qui est indépendant de toute faute et qui, s'il est connu, est en réalité imprévisible, reviendrait à mettre à la charge du médecin ou de l'établissement de santé l'équivalent de ce qu'on peut appeler la force majeure, qui est en réalité un cas d'exonération. Par ailleurs, au plan économique, la charge serait sans doute excessivement lourde dans la mesure où le droit privé n'a rigoureusement aucune possibilité de déroger au principe suivant lequel tout le préjudice doit être réparé, alors que la plasticité du droit public lui a permis d'imposer comme norme que seuls des préjudices d'une gravité exceptionnelle doivent l'être. Sur ce plan, le rapport annuel de la Cour de cassation portant sur l'année 2000 évoquait l'idée suivant laquelle seul le législateur pouvait résoudre cette difficulté. A titre personnel, je suis tout à fait heureux qu'une dialectique existe entre ce que fait le juge dans l'application de la loi et la perception qu'en a le législateur. Ce dernier a une légitimité entière pour intervenir, modifier des jurisprudences ou combler un vide jurisprudentiel et une distorsion entre le juge administratif et le juge judiciaire à propos de dommages qui sont identiques. Il est difficilement acceptable que la solution soit différente selon que le patient est soigné en hôpital public ou privé. Le projet de loi, dans son principe, me paraît donc bienvenu après une trentaine d'années de discussion et de difficultés.
Il me semble par ailleurs important que l'Assemblée nationale ait clairement décidé de maintenir les acquis jurisprudentiels actuels. Ainsi, dans le projet de texte adopté par l'Assemblée nationale, une disposition tient compte de la jurisprudence sur l'obligation de résultat liée à un produit (« hors le cas où la responsabilité est encourue en raison défaut d'un produit de santé, le professionnel... »). Sont par ailleurs maintenues les situations de responsabilité pour faute du médecin.
Contrairement à ce qui était prévu dans le projet déposé par le Gouvernement, le concept d'accident médical faisant l'objet du mécanisme d'indemnisation prévu par la loi exclut maintenant les infections nosocomiales, alors que le dispositif initial s'étendait aux accidents médicaux, aux infections iatrogènes et aux infections nosocomiales. Les débats font apparaître que les infections nosocomiales ont été supprimées de la réparation au titre de l'accident médical en raison du fait que la jurisprudence actuelle en assurait une réparation plus vaste dans le cadre de l'obligation de résultat, la loi prévoyant des seuils pour la réparation. Cette philosophie ne me choque pas, si ce n'est qu'elle laisse une difficulté non résolue, ce qui risque de poser de sérieux problèmes aux juridictions : alors que le concept d'infection nosocomiale est apparu depuis très longtemps, il n'y en a jamais eu de définition, si ce n'est à travers une circulaire du ministère de la santé de 1988, aujourd'hui abrogée. Ce texte faisait de l'infection nosocomiale une notion très large, précisant « qu'est présumée infection nosocomiale toute infection qui apparaît après 48 heures d'hospitalisation, que l'origine soit endogène ou exogène ». L'inclusion dans le concept d'infection nosocomiale des infections endogènes peut soulever des difficultés ; je crois que l'académie de médecine a étudié la question. Je me demande si cette notion ne devrait pas faire l'objet d'une définition. On peut en tout cas se demander si c'est bien le rôle du juge que de donner une telle définition. Jusqu'ici, nous n'avons pas eu à le faire dans la mesure où dans les arrêts rendus, le fait que l'infection était de nature nosocomiale n'était pas contesté. Toujours est-il que je ne suis pas certain que le juge dispose des bases médicales suffisantes le jour où la question sera posée.
M. Jean-Louis LORRAIN, rapporteur - Depuis un certain temps, la responsabilité médicale fait l'objet de craintes importantes. Le corps médical exprime actuellement un besoin de travailler dans des conditions de sécurité satisfaisantes. Vous estimez les émotions suscitées tout à fait excessives et vos explications vont dans le bon sens. Vous avez déjà largement évoqué ma question relative aux infections nosocomiales en ce qui concerne la responsabilité professionnelle des établissements de santé.
La justice tient-elle compte de la part aléatoire que comporte l'exercice de la médecine ? Quelles réflexions vous inspire l'obligation d'assurance pour les professionnels et établissements de santé instituée par le projet de loi ? Voilà les deux questions sur lesquelles j'aimerais que vous vous exprimiez.
M. Pierre SARGOS - Plusieurs arrêts de la Cour de cassation font état du fait qu'il y a une part d'aléa inhérent à l'acte médical. L'acte médical le mieux conduit peut blesser ou tuer. Je crois que, par l'arrêt du 8 novembre 2000, la Cour de cassation en a tenu compte. Sa formule est en effet la suivante : « la réparation des conséquences de l'aléa thérapeutique n'entre pas dans le champ des obligations dont un médecin est contractuellement tenu à l'égard de son patient ». Cet arrêt définit l'aléa comme étant la réalisation, en dehors de toute faute du praticien, d'un risque accidentel inhérent à l'acte médical et qui ne pouvait être maîtrisé. Cette définition manifeste le souci de la Cour de cassation de prendre en compte cette donnée et de réserver, pratiquement toujours, le droit des obligations des médecins au titre de l'obligation de moyen, c'est-à-dire impliquant une faute démontrée, sous les réserves que j'évoquais des deux secteurs relatifs aux dommages résultant d'un dispositif médical et aux dommages résultant d'une infection nosocomiale. C'est vrai qu'il existe une part d'aléa s'agissant des infections nosocomiales ; le choix a été fait de mettre cette part d'aléa à la charge du professionnel de la santé qui intervient, ce qui est le propre de toutes les obligations de résultat. Ce choix juridique tient compte de la théorie du risque. A l'origine, l'idée de classer les infections nosocomiales dans la réparation de l'aléa n'était pas tout à fait déraisonnable, encore qu'elle aurait pu, dans un certain nombre de cas, se traduire par une diminution de la garantie des victimes : je pense en particulier à certaines situations, notamment d'infections nosocomiales au niveau des articulations, qui ont souvent des conséquences dramatiques, moins en termes d'IPP qu'en termes de durée de l'infection et de multiplicité des interventions chirurgicales. J'ai le souvenir d'un adolescent, victime d'une infection nosocomiale au niveau d'une hanche, ayant vécu un « enfer nosocomial » d'une durée de neuf ans, après avoir dû subir sept ou huit interventions chirurgicales. Enfermer la réparation d'un tel préjudice dans un chiffrage d'IPP n'a guère de sens. Fort heureusement, l'Assemblée nationale a introduit un garde-fou pour les cas particuliers.
Concernant l'assurance en responsabilité médicale, c'est une anomalie qu'actuellement, dans la longue liste des assurances obligatoires qui s'imposent aux professionnels, les médecins ne soient pas tenus à une obligation d'assurance. Dans la pratique, l'immense majorité d'entre eux est assurée. Je crois que l'obligation d'assurance est une nécessité qui s'impose à l'évidence et qui pourrait avoir l'avantage de permettre une meilleure péréquation des primes. En matière d'assurance des médecins, certaines compagnies sont spécialisées dans le risque médical. Or nous constatons que les assureurs généralistes déclinent leurs garanties pour tout ce qu'ils considèrent comme des médecins à risque et ne conservent en réalité que les médecins qu'ils estiment ne pas être générateur de grands risques. On aboutit ainsi à des situations aberrantes d'un point de vue de la mutualisation du risque, dans lesquelles des taux de cotisations d'assurance professionnelle peuvent aller de 1 000 francs par an pour un médecin considéré comme n'ayant pas d'activité à risque jusqu'à des sommes atteignant 70 ou 80 000 francs. Je suis pour ma part favorable à une obligation d'assurance qui devrait peut-être s'accompagner d'un droit pour l'autorité réglementaire d'imposer des tarifs minimum ; ce serait, je crois, un moyen d'assurer une mutualisation et d'éviter des distorsions beaucoup trop importantes entre des taux d'assurance très élevés et des taux dérisoires, qui ne sont proposés par un certain nombre d'assureurs que pour capter d'autres types d'assurance (assurance vie...) des intéressés. En outre, qui dit obligation d'assurance dit institution d'un mécanisme obligatoire qui, en cas de refus d'assurance, confierait le soin à un organisme d'imposer la nature de la garantie et le montant de la prime d'assurance, ce qui permettrait d'éviter certains effets dissuasifs de primes réclamées.
M. LE PRESIDENT - Peut-être Jean-Louis Lorrain pourrait-il aborder les trois questions qui suivent. Je proposerai ensuite à M. Fauchon, rapporteur de la commission des lois, de compléter les débats, puisque je sais qu'il est très sensible à ce type de questions.
M. Jean-Louis LORRAIN, rapporteur - Le projet prévoit l'instauration de commissions régionales de conciliation et d'indemnisation, chargées de déterminer si l'acte médical est fautif ou non. Une telle procédure est-elle de nature à limiter le volume des contentieux juridictionnels ? Ces structures nous paraissent quelque peu en dehors du système juridique classique, ce qui n'est peut-être pas sans inconvénient. Nous aimerions connaître votre réflexion quant à la composition de ces commissions. N'y a-t-il pas un paradoxe à ce que les dommages de faible ampleur soient renvoyés à la justice et que les dommages importants soient traités par des commissions ad hoc ?
M. Pierre FAUCHON, rapporteur pour avis de la commission des Lois - Monsieur le président, je vous remercie de bien vouloir me donner l'occasion de m'exprimer ici. Je remercie également monsieur le président Sargos de nous avoir établi une note qui, en elle-même, permet d'avoir une vue d'ensemble du sujet.
Ma question ne portera que sur l'opportunité de cette nouvelle forme de procédure ou de juridiction. Il s'agit pour elle de trancher des questions extrêmement délicates. Vous avez d'ailleurs souligné l'aspect délicat des questions relatives aux infections nosocomiales. Le projet de loi retient une solution complexe, appuyée sur un système para-judiciaire qui ne comporte pas les garanties classiques, ni dans le recrutement des juges, ni dans les voies de recours...
Face à des sujets aussi délicats, et dès lors que les commissions de conciliation n'interviendront qu'à partir du moment où les choses sont les plus graves, peut-on espérer que le système sera plus fiable et plus efficace ? Peut-on croire qu'il sera plus rapide, ce qui a été l'argument de M. Kouchner. Manifestement, M. Kouchner ignore l'existence des procédures de référés et des référés provisions ; ce sont des procédures extrêmement rapides, qui aboutissent à des décisions qui ont une très grande autorité et qui ont plus de chances d'être respectées par les malades ou les assureurs que les décisions des commissions en question, et pour lesquelles le problème des frais de financement des expertises peut être résolu. Dans ces conditions, peut-on espérer une amélioration quant à la rapidité ? La commission des Lois reste perplexe à ce sujet.
M. Pierre SARGOS - Il est vrai que le mécanisme mis en place par le texte adopté par l'Assemblée nationale peut sembler aller très loin, dans la mesure où il rend nécessaire de porter une appréciation sur le concept de faute. Ceci dit, il ne me choque pas fondamentalement et il me semble répondre à un souci qui a été manifesté depuis une trentaine d'années, à travers toute une série d'études, de commissions, de rapports, qui était de mettre en place un système de conciliation permettant d'éviter le recours systématique aux juridictions juridictionnelles.
A mon sens, le problème du recours aux juridictions ou mécanismes préalables de conciliation ne se pose pas en termes de volume. Quantitativement, le contentieux médical n'est pas si important, et la première chambre civile, sur les 2.000 arrêts qu'elle rend chaque année, n'en rend que soixante à soixante-dix concernant des affaires de responsabilité médicale. Les statistiques dans les juridictions du fond établissent que le contentieux médical n'est pas lourd ; par contre, il pèse lourd qualitativement. Ce que l'on constate, c'est que les procédures de référé expertise, pour rapides qu'elles soient, induisent un processus qui est assez long, puisqu'il implique la saisine de la juridiction au fond, avec tous les débats afférents sur l'appréciation des responsabilités.
L'idée d'un mécanisme de conciliation préalable ne me paraît pas devoir être rejeté a priori , étant précisé que je ne pense pas que cette commission a la charge de déterminer si l'acte médical est fautif ou non. Les termes employés stipulent qu'elles ont à émettre un avis. Si on institue un tel mécanisme, qui sera un filtre à la saisine de l'établissement public appelé à assurer la réparation des accidents médicaux, il est nécessaire que l'instance de conciliation émette un avis sur le caractère fautif ou non de l'acte médical incriminé. En effet, seule l'absence de faute permet de réunir les conditions pour qu'il y ait réparation par le système de réparation des accidents médicaux. Je ne pense pas qu'il faille faire un procès sur le fait que l'instance de conciliation émette un avis ; ce n'est qu'un avis, qui ne lie absolument pas les juridictions, pas plus que l'établissement public chargé d'assurer l'indemnisation.
Il est également important de souligner que le processus n'est pas obligatoire, les victimes n'étant pas tenues d'avoir recours au système qui serait prévu par la loi. Elles pourront parfaitement aller directement devant le juge judiciaire si elles le souhaitent. Une disposition du texte prévoit d'ailleurs une garantie importante, c'est-à-dire que, lorsque les magistrats auront été saisis, soit sur le terrain, d'une faute, soit sur le terrain, d'un manquement à une obligation de résultat, la juridiction devra appeler en la cause l'office pour qu'il assure la réparation si elle estime qu'il s'agit d'un accident médical. Cet article 1142-21 permet donc à la garantie judiciaire d'exister, à laquelle il faut ajouter des voies de recours. Il me semble donc qu'un équilibre est assuré et qu'il existe une passerelle entre le processus de conciliation et le processus juridictionnel, les victimes ayant une liberté entière de ne pas avoir recours à l'un et d'avoir recours à l'autre.
Pour ma part, je ne suis pas persuadé qu'il n'y ait pas un paradoxe à prévoir que seuls les dommages de faible ampleur seraient renvoyés à la justice et les dommages importants seraient traités par des commissions ad hoc . Le problème humain le plus grave trouve son origine dans les préjudices les plus importants, ceux qui altèrent gravement les fonctions vitales ou qui laissent les ayants droit des défunts dans une situation de précarité à long terme. Mettre en place un tel mécanisme, fût-ce à travers des commissions de conciliation, ne me paraît pas une solution déraisonnable. Outre les garanties et les recours ouverts, le processus me paraît pouvoir être plus rapide que le recours direct au juge judiciaire. L'expertise serait également améliorée, des délais sont imposés. Enfin, je trouve ingénieux le mécanisme consistant à inviter l'assureur du responsable à faire une offre d'indemnisation. Inspiré du mécanisme de la loi Badinter en matière d'accidents de la circulation, il offre une plus grande souplesse et moins de rigidités.
Certes, à première vue, le texte peut sembler complexe et donner des prérogatives importantes à des commissions. Mais je crois que l'encadrement par un système de garanties et par un mécanisme de recours au juridictionnel en fait un texte relativement équilibré. C'est dans une logique similaire que la loi Spinetta, en matière de dommages de construction, a mis en place un système d'assurance dommage, qui repose au départ sur un système de quasi-conciliation, avec un mécanisme d'expertise, qui permet aux victimes de malfaçons d'avoir la somme nécessaire à la réparation avant d'engager le processus de responsabilité. Dans le cas présent, on pourrait aboutir à un système permettant une réparation plus rapide et de limiter l'intervention du juge à un rôle de contrôle.
Au-delà de son apparence de complexité, ce mécanisme me semble donc ingénieux. Il constitue peut-être la moins mauvaise solution dans une situation qui n'est pas facile à gérer. Nous avons en effet encore connaissance de dommages de nature médicale dont la réparation n'est pas assurée dix à quinze ans après.
M. LE PRESIDENT - Monsieur le président, vous n'avez pas répondu sur la composition de la commission.
M. Pierre SARGOS - La présidence de la commission serait assurée par un magistrat de l'ordre judiciaire ou administratif, soit en activité, soit honoraire. En feraient partie, dans des conditions qui devraient faire l'objet d'un décret en Conseil d'Etat, des représentants des malades, des médecins, des assureurs. Il s'agit d'une composition pluridisciplinaire qui est de nature à apporter des garanties suffisantes, d'autant que la commission est chargée d'émettre des avis et d'avoir un rôle de conciliation. Elle est nécessairement soumise à une possibilité de recours de la part des victimes, qui peuvent décider d'aller au juridictionnel si elles estiment que le processus de conciliation ne leur donne pas satisfaction.
Monsieur Fauchon, je comprends que, dans votre esprit, les commissions de conciliation ne seraient pas nécessaires ; il y aurait plutôt une expertise ordonnée par le juge des référés, au vu de laquelle l'office se prononcerait.
M. Pierre FAUCHON, rapporteur pour avis de la commission des Lois - Le système que j'imagine reposerait sur le mécanisme des référés provisions. A Paris comme en province, il faut compter au moins quinze jours pour obtenir une expertise avec une procédure de référé -il faut d'ailleurs souligner l'apport essentiel du texte, qui est l'amélioration de l'expertise. Vient ensuite l'expertise en tant que telle, dont la durée, dans les deux cas, reste aléatoire. Cela étant fait, le référé provision a tranché un mois après le rapport d'expertise. Il n'y a rien de plus rapide. En outre, la décision du référé provision présente l'avantage d'être porteuse d'une autorité plus grande, vis-à-vis des assurances comme vis-à-vis des victimes. Dans ces conditions, et sachant que la procédure de référé provision vient d'être rendue plus facile en juridiction administrative, je ne vois pas trop l'intérêt du système prévu. J'ajoute que si les commissions ne font que donner un avis, celui-ci détermine qui devra payer, entre l'assureur du praticien et l'office national.
M. Pierre SARGOS - Il ne peut y avoir octroi d'une provision pour référé que si l'existence d'une obligation n'est pas sérieusement contestable. Or un nombre non négligeable d'expertises ne permet pas au juge des référés de dégager une responsabilité évidente.
M. Pierre FAUCHON, rapporteur pour avis de la commission des Lois - Le problème sera le même s'agissant de la commission. Elle se sentira encore moins habilitée à trancher si l'expertise n'est pas concluante. Dans tous les cas, l'une des deux parties ira saisir la juridiction ordinaire, puisque par définition, les sommes en question seront importantes.
M. Pierre SARGOS - On peut penser que la tendance sera d'aller vers une reconnaissance de l'accident médical.
M. Pierre FAUCHON, rapporteur pour avis de la commission des Lois - Je crains beaucoup que les cas difficiles ne reviennent vers la juridiction après un délai de plusieurs mois. Je ne comprends pas. Je pense qu'il s'agit avant tout d'améliorer la justice à laquelle on croit.
M. Jean-Louis LORRAIN, rapporteur - Les demandes d'amélioration et de clarification de la procédure de l'expertise médicale étaient fortes. Considérez-vous que le texte apporte les garanties nécessaires et une meilleure indépendance en matière d'expertise ?
M. Pierre SARGOS - Il y a effectivement eu des controverses sur la question de l'indépendance des experts, notamment au niveau local. J'ai tout de même le sentiment, pour avoir examiné des centaines d'affaires de responsabilité médicale, que ce grief date un peu. Je crois que la qualité moyenne des expertises s'améliore considérablement. En revanche, ce qui fait problème, c'est l'absence de dispositif d'évaluation de leurs compétences et de leurs connaissances au moment de leur désignation. A cet égard, le ministère de la justice a une réflexion sur la refonte des textes législatifs en matière de sélection des experts judiciaires. L'intérêt du texte voté par l'Assemblée nationale réside dans le fait qu'il met à la charge de la commission un contrôle et une formation des experts médicaux ; ne pourront être inscrits que les experts pouvant justifier d'une qualification dont les modalités, comportant notamment une évaluation des connaissances et des pratiques professionnelles, sont fixées par décret en Conseil d'Etat. Il est peut-être dommage que ce mécanisme, si tant est que la loi voit le jour, soit réservé aux seuls experts amenés à intervenir dans le cadre du processus de conciliation et de réparation des accidents médicaux. En réalité, il faudrait que le processus d'évaluation puisse exister en matière de sélection des experts judiciaires. S'il en était ainsi, on pourrait imaginer que la catégorie des experts dans le processus de conciliation et de réparation des accidents médicaux ne soit au fond qu'une rubrique particulière des listes des Cours d'appels ou de la liste nationale de la Cour de cassation. A priori , le mécanisme de choix des experts relève d'un processus raisonnable. Je crois d'ailleurs que l'Ordre des médecins est très attentif à l'importance de l'évaluation de la qualité des experts. Là, le décret en Conseil d'Etat qui est prévu sera très important pour déterminer les modalités pratiques.
C'est en fait par son rôle par rapport à l'expertise que la commission de conciliation prendrait une grande importance et serait en quelque sorte le tuteur des experts. La réussite du système, s'il est voté, dépendra d'ailleurs de la qualité de ces experts et de la clarté des rapports qu'ils vont déposer.
M. Jean CHERIOUX - Si j'ai bien compris, cette législation vise la réparation qui n'est pas liée à la notion de faute. Or les actes médicaux importants, bien souvent, sont réalisés dans le milieu hospitalier public. Dans ce cas, qui est responsable ? Est-ce l'établissement hospitalier ou est-ce le médecin qui a pratiqué l'acte médical ? Dans le premier cas, le dossier relève d'une juridiction administrative : n'y aurait-il pas, alors, une grande différence d'appréciation et de résultat dans l'indemnisation entre tout un secteur d'actes médicaux pratiqués dans le secteur public et ceux qui sont pratiqués sur le plan libéral ?
M. Pierre SARGOS - Vous avez raison, le contentieux des dommages de nature médicale, qu'ils aient pour origine une faute ou un accident, est commandé par la séparation des pouvoirs. Dès lors que le dommage s'est produit dans un hôpital public, la responsabilité est appréciée par le juge administratif ; c'est alors la responsabilité de l'établissement hospitalier qui est engagée, à l'exception du cas dans lequel le médecin a commis une faute personnelle détachable du service. Quoi qu'il en soit, le projet de loi ne porte pas atteinte à la répartition des compétences dans ce domaine. Aussi, s'il s'agit d'un dommage médical relevant du secteur public, les recours juridictionnels seront portés devant le juge administratif ; s'il s'agit d'un dommage médical relevant du secteur privé, le juge judiciaire sera alors compétent. Le projet de loi statue, me semble-t-il, à droit constant pour ce qui est de la répartition des compétences entre les juridictions judiciaires et administratives. La question de savoir s'il est normal qu'il y ait cette distorsion de compétences, selon que l'on est soigné à l'hôpital Cochin ou à l'hôpital Américain de Paris, existe au-delà de ce projet de loi. Je précise que les deux ordres de juridiction tiennent compte des positions de l'autre ordre de juridiction ; il y a un souci commun pour essayer d'éviter des distorsions d'appréciation en matière de responsabilité. C'est d'ailleurs avec regret que la Cour de cassation a estimé qu'elle ne pouvait reprendre à son compte la jurisprudence Bianchi. Dans d'autres domaines, la Cour de cassation a rejoint la jurisprudence administrative en matière d'infections nosocomiales ; de même, le Conseil d'Etat a rejoint la Cour de cassation sur les questions d'information médicale et des conséquences découlant du préjudice né du défaut d'information.
S'agissant de la dernière question, je note que le choix d'inverser la charge de la preuve dans le cas des contaminations par le virus de l'hépatite C est l'exemple le plus récent de la convergence des deux ordres de juridiction. Par un arrêt Chames rendu le 15 janvier 2000, le Conseil d'Etat avait eu une appréciation plus souple de la charge de la preuve en matière de contamination par le virus de l'hépatite C découlant d'une transfusion dans un établissement public. La Cour de cassation, par un arrêt du 9 mai 2001, a pris la même position, signifiant qu'il appartenait au centre de transfusion sanguine de prouver que le produit sanguin qu'il avait fourni était exempt de tout vice dès lors que la personne pouvait démontrer d'une part que la contamination virale dont elle était atteinte était survenue à la suite de transfusion sanguine, d'autre part qu'elle ne présente aucun mode de contamination qui lui soit propre. La loi sur la charge de la preuve confirme ces deux jurisprudences, qui me paraissent relever du bon sens et de l'équité. L'équilibre trouvé par le Conseil d'Etat et la Cour de cassation me paraît raisonnable ; il serait bon que le législateur le confirme.
M. Jean CHERIOUX - Il apparaît donc que, si la couverture est identique dans les deux cas pour le patient, la mise en oeuvre n'est pas la même, avec un fonds d'assurance dans un cas. Qu'en sera-t-il dans l'autre cas ? En principe, l'établissement public ne s'assure pas. Comment seront réparés les dommages causés dans le cadre d'un établissement hospitalier public ?
M. Pierre SARGOS - Les hôpitaux ne sont pas mis en faillite et l'Etat apporte alors une garantie. J'ajoute qu'un grand nombre d'hôpitaux publics sont aujourd'hui assurés, la grande exception étant l'Assistance Publique des Hôpitaux de Paris.
M. LE PRESIDENT - Monsieur le président, je vous remercie, au nom de tous mes collègues, pour cette audition très précise que vous nous avez accordée.