C. UN EXERCICE IRRÉEL ET DÉPOURVU DE TOUTE CRÉDIBILITÉ
Mais le projet de loi de financement de la sécurité sociale ne se contente pas de reproduire, en les amplifiant, les errements déjà dénoncés, les années précédentes, par votre commission. Il s'agit, en outre, d' un exercice :
- totalement irréel, dans la mesure où les prévisions de croissance économique ou d'évolution des dépenses d'assurance maladie pêchent par optimisme excessif , et paraissent peu crédibles au regard des informations d'ores et déjà disponibles ;
- dépourvu de toute crédibilité, les principes et les règles ayant présidé à l'élaboration des comptes soumis à l'examen du Parlement conduisant inévitablement à s'interroger sur leur sincérité .
1. Un exercice irréel
Le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2002 a été bâti sur la base des hypothèses macro-économiques établies, pour le projet de loi de finances pour 2002, par la Direction de la prévision du ministère de l'économie et des finances, à savoir :
- une croissance du PIB en volume de 2,5 % (contre + 2,3 en 2001) ;
- une augmentation de la masse salariale du secteur privé de + 5 %.
Par ailleurs, l'hypothèse retenue en ce qui concerne la croissance de l'objectif national des dépenses d'assurance maladie (ONDAM) est fixée à + 3,9 % (après mesures nouvelles adoptées par l'Assemblée nationale en première lecture), par rapport à la prévision de dépenses évaluée pour 2001.
Or, il apparaît aujourd'hui évident qu'aucune de ces hypothèses n'est réaliste.
Avant même les attentats du 11 septembre dernier, et le nouveau climat d'incertitude qu'ils font peser sur l'économie mondiale, le taux croissance moyen du PIB pour 2002, tel qu'il était évalué par la moyenne des instituts indépendants, se situait ainsi à + 2,1 % 11 ( * ) . Le fonds monétaire international envisage, quant à lui, une croissance française de + 1,6 % en 2002.
Dans ce contexte, on peut également s'interroger sur le réalisme de la prévision de croissance de la masse salariale du secteur privé. Certes, les résultats effectifs du premier semestre 2001, plus favorables qu'auraient pu le laisser espérer les prévisions initiales, pourraient, le cas échéant, justifier cet optimisme. Toutefois, il convient de rappeler que l'évolution de la masse salariale « réagit », en règle générale, avec un retard de six à huit mois par rapport à la conjoncture, ce délai correspondant au temps nécessaire, pour les chefs d'entreprise, afin de prendre conscience du nouveau climat des affaires et d'ajuster leur politique d'embauche en conséquence . Compte tenu de la dégradation continue, pendant cinq mois consécutifs, du marché du travail, on ne peut donc qu'être extrêmement dubitatif quant à la probabilité d'une croissance de + 5 % de la masse salariale du secteur privé en 2002. Or, comme l'a rappelé M. Pierre Burban, président de l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale lors de son audition devant la commission des Affaires sociales du Sénat, un point de masse salariale représente 11 milliards de francs de recettes pour le seul régime général .
Les mêmes interrogations sont également valables en ce qui concerne l'évolution prévue de l'ONDAM en 2002 , et votre rapporteur expose plus en détail, dans la partie de son rapport consacré à l'assurance maladie, toutes les interrogations et les doutes qu'il convient d'exprimer à ce sujet. En effet, le taux de croissance retenu par le Gouvernement est, de l'avis général, totalement irréaliste. Or, cet irréalisme est d'autant plus inquiétant qu'un point en plus de croissance de l'ONDAM représente, toujours selon M. Burban, une dépense supplémentaire de 6 milliards de francs pour le régime général .
Ainsi, selon les informations communiquées à votre commission par la CNAMTS, le déficit prévisionnel de la seule branche maladie du régime général pourrait s'établir à un niveau sans commune mesure avec les prévisions officielles 12 ( * ) .
2. Un exercice dépourvu de toute crédibilité
Outre l'irréalisme de ses prévisions économiques et de l'hypothèse de croissance de son objectif national des dépenses d'assurance maladie, le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2002 paraît avoir été établi sur la base de principes et de règles de calcul contestables qui conduisent à s'interroger sur la sincérité des comptes soumis à l'examen du Parlement.
a) Des principes dignes d'Orwell13 ( * ) : la réécriture des comptes clos de l'exercice 2000
L'article 5 du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2002 annule purement et simplement la dette du FOREC à l'égard des régimes sociaux, soit 16 milliards de francs (dont 15 pour le seul régime général). En conséquence, le solde du régime général pour 2000 ne s'établira plus à + 4,3 milliards de francs, mais à - 10,7 milliards de francs.
Une telle mesure est, tout d'abord, contraire à l'engagement pris par madame la ministre de l'emploi et de la solidarité devant la commission des comptes de la sécurité sociale le 7 juin dernier , et selon lequel « la fraction non compensée des allégements (de cotisations) ne pourra pas avoir, par elle-même, pour effet de provoquer la mise en déficit de la sécurité sociale. »
En outre, cette disposition paraît davantage obéir à une préoccupation d'affichage politique qu'à une véritable exigence de sincérité comptable . Ainsi, s'« interdisant tout retraitement des comptes 2000 qui justifierait inévitablement d'autres corrections et ouvrirait la porte à l'arbitraire 14 ( * ) » , la commission des comptes de la sécurité sociale avait imputé l'annulation de la dette du FOREC sur 2001. Cette solution présentait toutefois l'inconvénient majeur, pour le Gouvernement, de dégrader de manière significative le solde du régime général pour l'exercice 2001, dont la commission des comptes présentera les résultats définitifs au printemps 2002...
Or, dans son rapport sur la sécurité sociale de septembre 2001, la Cour des comptes avait estimé que l'annulation de la dette du FOREC devrait s'imputer, dans le strict respect de la comptabilité en droits constatés, à l'exercice 2000. Bien entendu, le Gouvernement ne pouvait résister à la tentation de donner à cette analyse strictement comptable une interprétation plus « politique », quitte à « déformer » la pensée de la Cour des comptes qui, dans une note de son premier président en date du 7 novembre 2001, adressée au président de la commission des Affaires sociales du Sénat 15 ( * ) , a tenu à faire la mise au point suivante :
« ... les dispositions contenues dans l'article 5 du projet de loi ne peuvent être considérées comme reflétant la position de la Cour. Celle-ci estime que les écritures comptables visant à annuler la créance inscrite dans les comptes 2000 des régimes de sécurité sociale au titre des montants d'allégements de charges non compensés par les réaffectations de recettes reçues par le FOREC devraient être passées en 2001 sans modification des comptes adoptés par les conseils d'administration de l'ACOSS et des Caisses nationales. » |
Enfin, et surtout, le choix de la modification rétroactive d'un exercice clos, contraire à toutes les règles comptables, soulève de graves questions de principes , parmi lesquelles :
- le caractère « orwellien » d'une réécriture « a posteriori » des comptes sociaux qui, comme le souligne le secrétaire général de la commission des comptes de la sécurité sociale, constitue un précédent dangereux ;
- la compatibilité d'une telle mesure avec les dispositions de la loi organique régissant l'examen des lois de financement de la sécurité sociale, examen défini par l'annualité et se traduisant, notamment, par l'adoption d' un objectif annuel de recettes pour l'exercice considéré . Or, dans ce cas particulier, l'annulation de la créance des régimes de sécurité sociale sur le FOREC ne peut s'accompagner de la révision corrélative de l'objectif de recettes de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2000, cet exercice étant, depuis longtemps, clos et révolu.
b) Une interprétation pour le moins originale des règles de la comptabilité en droits constatés, qui se traduit par une conception pour le moins particulière de la « compensation »
Revendiquée par le Gouvernement comme l'un des principes fondateurs de la « transparence » des comptes de la sécurité sociale, l'application, à compter du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2002, de la comptabilité en droits constatés a connu, dans les faits, une interprétation pour le moins originale.
En effet, les comptes 2001 et 2002 du régime général présentés, en droits constatés, dans le rapport de la commission des comptes de la sécurité sociale de septembre 2001 n'intègrent la compensation des exonérations de cotisations qu'à hauteur des remboursements effectivement versés par le FOREC compte tenu de ses ressources disponibles.
Le « manque à gagner » correspondant est donc déjà anticipé dans les soldes du régime général, tels qu'établis par la commission des comptes, soit 8,3 milliards de francs en 2001 et 6,2 milliards de francs en 2002.
Or, l'application normale des règles de la comptabilité en droits constatés aurait voulu que les exonérations de cotisations non compensées soient inscrites en créance sur le FOREC dans les comptes du régime général (comme cela était le cas pour l'exercice 2000) et soient, ainsi, prises en compte dans le solde total.
Le traitement des exonérations de cotisations apparaît ainsi, au sein des comptes du régime général en droits constatés, comme un « îlot » de comptabilité en encaissements-décaissements , où l'on se borne à inscrire les flux financiers enregistrés entre la date d'ouverture et la date de clôture de l'exercice.
Aucun élément dans le rapport de la commission des comptes de la sécurité sociale ne permet de comprendre la raison de ce choix méthodologique pour le moins original. Faudrait-il y voir une manifestation d'humeur de la part de comptables « échaudés » par l'annonce de l'annulation de la créance du régime général sur le FOREC au titre de l'exercice 2000 ?
En réalité, ce choix obéit à des considérations purement politiques, et sa raison apparaît clairement en analysant de plus près les mécanismes de compensation prévus par le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2002 ...
Selon la commission des comptes de la sécurité sociale, le déficit prévisionnel du FOREC devrait atteindre 5,6 milliards de francs en 2001 (dont 5,4 milliards à l'égard du seul régime général), et 18,1 milliards de francs en 2002 (dont 17,3 milliards à l'égard du seul régime général).
Or, nous l'avons vu, les soldes prévisionnels du régime général pour 2001 ( cf. ligne n° 1 du tableau ci-après ) ont été établis par la commission des comptes de la sécurité sociale sans prendre en compte ces exonérations de cotisations non compensées par le FOREC ( ligne n° 2 ).
Soldes du régime général 2001 |
||||||
(milliards de francs) |
CNAMTS |
CNAVTS |
CNAF |
Total |
||
1 |
Soldes prévisionnels arrêtés par la CCSS |
-4,6 |
4,7 |
8,2 |
8,3 |
|
2 |
Exonérations non compensées |
2,7 |
1,7 |
1 |
5,4 |
|
3 |
Soldes dans l'hypothèse d'une compensation intégrale par le FOREC |
-1,9 |
6,4 |
9,2 |
13,7 |
|
4 |
Prélèvement de recettes CNAMTS |
-5,9 |
||||
5 |
Soldes après prélèvement |
-10,5 |
4,7 |
8,2 |
2,4 |
|
6 |
Soldes après compensation |
-7,8 |
6,4 |
9,2 |
7,8 |
|
7 |
Perte réelle pour le régime général (13,7 - 7,8) |
5,9 |
Pourtant, le simple respect des dispositions législatives en vigueur, en vertu desquelles, en dernier ressort, l'Etat comble le déficit du FOREC et compense intégralement, par ce biais, les régimes de sécurité sociale, devrait se traduire par l'inscription, dans les comptes de ces régimes, d'une créance sur le FOREC. Les soldes prévisionnels devraient donc « intégrer » cette créance ( ligne n° 3 ) et le solde global du régime général s'établirait, pour 2001, à + 13,7 milliards de francs, et non à + 8,3 milliards.
En fait , la commission des comptes de la sécurité sociale a « anticipé », dans ses comptes prévisionnels, la décision du Gouvernement de ne pas faire participer davantage le budget de l'Etat au financement du FOREC en 2001. Le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2002 prévoit ainsi que les exonérations non compensées par le FOREC seront financées par un prélèvement supplémentaire de 5,9 milliards de francs sur les recettes de la CNAMTS ( ligne n° 4 ).
Or, si l'on retient comme base de calcul le solde intégrant la créance du régime général sur le FOREC, et non, comme le Gouvernement, le solde prévisionnel de la commission des comptes, il apparaît que ce solde se dégrade , après compensation totale des exonérations, de 5,9 milliards de francs (ligne n° 6). Considérée en termes de flux financiers, c ette dégradation traduit donc bien une perte pour le régime général.
On peut appliquer le même raisonnement à l'exercice 2002, la « dette » prévisionnelle du FOREC à l'égard de la CNAMTS, soit 7,4 milliards de francs, devant être financée par un transfert supplémentaire de recettes préalablement affectées à la CNAMTS, pour un solde total de 8 milliards de francs.
c) Des objectifs de dépenses qui ne reflètent plus l'exacte réalité des dépenses de la sécurité sociale
L'un des agrégats de la loi de financement est l'objectif annuel de dépenses par branches .
Or, l'objectif de dépenses figurant dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2002 suscite diverses interrogations concernant :
- « l'externalisation » de certaines dépenses de la branche famille. Celle-ci devra supporter deux dépenses nouvelles en 2002, à savoir :
- d'une part, une dotation supplémentaire de 1,5 milliard au Fonds d'investissement pour le développement des structures d'accueil de la petite enfance ;
- d'autre part, un transfert de 5 milliards de francs en faveur du Fonds de réserve des retraites (F2R).
Ces deux dépenses sont financées par un prélèvement rétroactif sur les excédents de la branche famille pour l'exercice (clos) 2000 (9,4 milliards de francs). Ce prélèvement sera effectué sur le « compte de report à nouveau » de la branche famille, selon des méthodes similaires à celles déjà adoptées en 2001 lors de la création du Fonds d'investissement pour le développement des structures d'accueil à la petite enfance. En conséquence, les transferts ainsi réalisés demeurent « transparents » pour les soldes 2000 et 2002 de la branche famille, car ils affectent le compte de report à nouveau tel que constaté après la clôture des comptes des exercices concernés .
Le rapporteur de la branche famille détaille plus précisément, dans son rapport, les mécanismes de cette opération qui, envisagée d'un strict point de vue comptable, ne paraît pas irrégulière.
On peut, en revanche, s'interroger sur la conformité d'une telle méthode à l'exigence de sincérité des comptes soumis à l'examen du Parlement, dans la mesure où son résultat concret est de faire « disparaître » 6,5 milliards de francs des agrégats du projet de loi de financement.
- les effets de la neutralisation comptable des transferts entre les différentes branches du régime général
L'agrégat de dépenses de la loi de financement est déterminé par branches.
Or, à l'occasion de l'élaboration du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2002, la direction de la sécurité sociale a décidé de « neutraliser » les transferts financiers entre les différentes branches du régime général 16 ( * ) , considérant que ces opérations étaient financièrement neutres au niveau du solde global du régime général.
Si cette analyse n'est pas erronée d'un strict point de vue comptable, elle pose néanmoins, là encore, une question de principe quant à la sincérité des comptes soumis à l'examen du Parlement dans le cadre de l'agrégat de dépenses.
En effet, la « neutralisation » des transferts entre les différentes branches du régime général aboutit à minorer les dépenses de chacune d'entre elles, telles qu'elles sont individualisées au sein de l'agrégat de dépenses de la loi de financement .
d) L'inscription de recettes par anticipation
A l'occasion de la présentation à la presse du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2002, le Gouvernement avait identifié, parmi les ressources nouvelles en faveur du FOREC, une augmentation du produit des droits de consommation sur le tabac résultant, elle-même, d'une « augmentation des prix du tabac. ».
Or, ni le projet de loi de financement de la sécurité sociale, ni le projet de loi de finances pour 2002 ne contenaient, dans leur rédaction initiale, la disposition normative correspondante .
En revanche, comme l'a confirmé madame la ministre de l'emploi et de la solidarité lors de son audition par la commission des Affaires sociales le 30 octobre 2001, les comptes prévisionnels du FOREC figurant dans l'annexe F du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2002 intégraient déjà cette recette supplémentaire 17 ( * ) .
Or, il a fallu attendre la première lecture à l'Assemblée nationale pour qu'un article du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2002 (art. 6 bis), résultant de l'adoption d'un amendement présenté par le rapporteur de la commission des Affaires culturelles, familiales et sociales, pour mettre, enfin, le droit en conformité avec les comptes de l'annexe F du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2002 .
* 11 Source : cellule économique du Sénat
* 12 Voir ci-après 2 e partie
* 13 Cf. « 1984 » par G. Orwell.
* 14 M. François Monnier, secrétaire général de la commission des comptes de la sécurité sociale - introduction au rapport de septembre 2001.
* 15 Le texte intégral de cette note figure en annexe du présent rapport.
* 16 Annexe C du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2002 - pages 10 et suivantes
* 17 Dans les comptes prévisionnels de l'annexe F, la fraction des droits tabac affectés au FOREC diminue en 2002 en raison de la restitution d'une fraction d'une partie d'entre eux, à hauteur de 3,6 milliards de francs, à la CNAMTS.