2. Une mise en cause récurrente et inacceptable de la légalité républicaine
a) Les constats et les propositions de la commission d'enquête sénatoriale
Que ce soit pour les crimes de sang, les attentats à l'explosif ou par mitraillage, la Corse se distingue de longue date par un taux élevé de faits constatés et un faible taux d'élucidation .
Ainsi, entre 1979 et 1998, 924 homicides ont été commis ou tentés ; leur taux moyen d'élucidation était de 50 % alors qu'il s'élevait à 82 % pour la même période sur le continent 1 ( * ) .
La commission d'enquête du Sénat sur la conduite de la politique de sécurité menée en Corse a relevé une imbrication évidente de cette violence avec le phénomène nationaliste et une dérive mafieuse des organisations qui se situent dans sa mouvance. Elle a souligné que « l'emprise du grand banditisme sur la Corse, agissant parfois seul, parfois sous couvert d'idéaux nationalistes, est telle que l'on peut légitimement s'interroger sur ses orientations mafieuses .» 2 ( * ) Tel fut d'ailleurs, l'un des objets du rapport demandé en 2000 par le garde des Sceaux, ministre de la justice, au procureur général de la Cour d'appel de Bastia.
La réponse des pouvoirs publics à la persistance de la violence a été trop souvent marquée au sceau de l'irrésolution . Depuis 1975, les politiques gouvernementales se sont traduites par des revirements successifs , alternant phases de répression (1975-1981), d'apaisement (1981-1983), de durcissement (1983-1988), d'ouverture (1988-1996) puis d'interruption du dialogue à la suite de la conférence de presse de Tralonca 3 ( * ) , et enfin d'un attentat contre la mairie de Bordeaux 4 ( * ) en 1996.
L'assassinat du préfet Claude Erignac, le 6 février 1998, a suscité une intense émotion -plus de 40.000 personnes, soit le sixième de la population installée en Corse, ont manifesté à Ajaccio- mais également, sans doute, une fracture immense entre l'opinion insulaire et l'opinion continentale.
Cet événement dramatique a ouvert une ère d'incertitudes et mis en lumière les dysfonctionnements des forces de sécurité en Corse : faiblesse du renseignement, manque de moyens, porosité et rivalités des services, pression du milieu environnant, faible mobilisation de certains personnels de police, vulnérabilité des biens publics et des forces de gendarmerie.
Au cours de ses investigations, la commission d'enquête du Sénat n'a pas manqué de relever les effets désastreux des trois lois d'amnistie 5 ( * ) qui ont pu être interprétées par les nationalistes remis en liberté comme une sorte de droit à l'impunité. Elle a formulé 17 propositions concrètes destinées à assurer une meilleure coordination et un renforcement des moyens affectés à la sécurité et à la justice en Corse.
En conclusion de ses travaux, la commission d'enquête soulignait la nécessité de « réfuter tout préalable institutionnel, évoqué par certains nationalistes, comme prix éventuel de leur coordination des actions violentes. »
b) Une situation qui demeure très préoccupante
Trois ans plus tard , force est de constater que les préconisations de la commission d'enquête du Sénat n'ont encore guère été suivies d'effets .
Le Gouvernement a renoncé à faire de l'abandon, par les mouvements nationalistes, de la violence et du rétablissement de la sûreté et de la sécurité publiques des préalables à l'engagement d'une réforme institutionnelle.
Si le FLNC-Canal historique et trois autres mouvements clandestins ont annoncé une trêve « illimitée » à la suite de l'ouverture du « processus de Matignon » , en décembre 1999, la violence n'a pas cessé dans l'île, loin s'en faut . Il n'est pratiquement pas un jour sans qu'un attentat, un crime ou un délit soit perpétré. Parmi les faits les plus graves, 87 attentats avaient été commis en Corse au 31 août 2001, contre 82 à pareille époque en l'an 2000. 18 d'entre eux étaient considérés comme des actions terroristes. Votre commission spéciale s'étonne des méthodes de classement retenues par le ministère de l'intérieur . Sont ainsi comptabilisés comme revêtant un caractère terroriste, les seuls attentats ayant fait l'objet d'une revendication par un groupe terroriste ou d'une saisine de la section antiterroriste du parquet de Paris.
A la même date, les services de sécurité avaient enregistré dix-sept homicides et dix tentatives. Neuf affaires avaient été résolues, leurs auteurs interpellés et mis à la disposition de la justice. 68 vols à main armée et tentatives avaient été commis, contre 88 en l'an 2000. La situation reste donc extrêmement préoccupante .
Comme le soulignait, dès 1990, le rapport de notre collègue Lucien Lanier 6 ( * ) au nom de la commission de contrôle du Sénat sur les services de sécurité relevant du ministère de l'intérieur, la résorption de la violence « exige, en premier lieu, que ses causes soient endiguées par un traitement économique de fond , elle impose aussi, dans l'immédiat, des mesures autrement plus rigoureuses. Elle implique une réaffirmation de l'autorité de l'Etat ».
* 1 Rapport n° 69 (Sénat, 1999-2000) de M. René Garrec au nom de la commission d'enquête sur la conduite de la politique de sécurité en Corse présidée par M. Jean-Patrick Courtois, page 27.
* 2 Rapport n°69 (Sénat, 1999-2000), page 33.
* 3 Dans la nuit du 11 au 12 janvier 1996, à la veille de la venue en Corse du ministre de l'intérieur, une centaine d'hommes fortement armés et encagoulés organisèrent un conférence de presse pour annoncer une trêve. Cette manifestation spectaculaire suscita un vif émoi dans l'opinion publique.
* 4 Le 5 octobre 1996.
* 5 L'amnistie de 1981 : dans le cadre de la loi d'amnistie postérieure à l'élection présidentielle sont intégrées (art. 2-4) « les infractions commises en relation avec des élections de toutes sortes, ou avec des incidents d'ordre politique ou social survenus en France, à condition que ces infractions n'aient pas entraîné la mort, ou des blessures ou infirmités.»
L'amnistie de 1982 : à l'occasion de l'examen de la première loi de décentralisation en Corse, l'Assemblée nationale prévoit l'amnistie de « toute action en relation avec des événements d'ordre politique et social », et rejette un amendement de l'opposition qui en exclut les crimes de sang. Le gouvernement de l'époque souhaite, en effet, que la mise en place de l'Assemblée régionale de Corse s'accompagne de mesures de clémence envers les activistes.
L'amnistie de 1989 : lors de l'élaboration de la loi d'amnistie postérieure à l'élection présidentielle de 1988, le gouvernement tire la leçon du peu de résultats de son initiative de 1982, et ne prévoit pas d'inclure les nationalistes corses dans son champ. A l'initiative d'élus de l'île, le texte leur est cependant étendu : le garde des sceaux Pierre Arpaillange s'en remet sur ce point à la sagesse de l'Assemblée.
* 6 Rapport n° 347 (Sénat, 1990-1991) de M. Lucien Lanier, au nom de la commission de contrôle chargée d'examiner la gestion administrative, financière et technique de l'ensemble des services relevant du ministère de l'intérieur qui contribuent à un titre quelconque, à assurer le maintien de l'ordre public et la sécurité des personnes et des biens, présidée par M. Louis Boyer, page 41.