III. QUELLES COMPOSANTES À VENIR POUR NOS FORCES NUCLÉAIRES ?

Les essais nucléaires ne sont qu'un moyen pour assurer la crédibilité de nos forces de dissuasion nucléaire. Et, par-delà le vacarme, soigneusement orchestré, autour de la décision du Chef de l'Etat relative aux essais nucléaires, il convient de ne pas perdre de vue l'essentiel, c'est-à-dire l'avenir de nos composantes nucléaires.

C'est dans cet esprit notamment que doivent être appréciées toutes les conséquences d'un éventuel abandon de la composante balistique terrestre du plateau d'Albion envisagé par le Président de la République, dès le 13 juin dernier, en même temps que la reprise des essais nucléaires, et qui a depuis fait l'objet d'une réflexion approfondie dans le cadre des travaux du « comité stratégique » mis en place par le gouvernement.

A. L'ABANDON ÉVENTUEL DE LA COMPOSANTE BALISTIQUE TERRESTRE ET DE LA TRIADE NUCLÉAIRE

1. L'avenir de la composante terrestre du plateau d'Albion

Si l'étude demandée par le Chef de l'Etat au gouvernement avait pour objet de trancher définitivement la question, posée depuis plusieurs années, de l'avenir du site d'Albion et de la suppression de la composante nucléaire terrestre, il paraissait probable, dès le 13 juin, que l'option envisagée était celle d'une fermeture, non du site d'Albion lui-même , mais du groupement de missiles stratégiques (GMS) qu'il abrite.

Cette décision ne pouvait être reculée dans la mesure où les 18 missiles balistiques S3D actuels du plateau d'Albion, rénovés en 1983 et d'une puissance d'une mégatonne, étaient appelés à être frappés d' obsolescence dans quelques années en raison notamment de la vulnérabilité croissante des silos, des moindres garanties de pénétration des missiles sol-sol S3D compte tenu des progrès de la défense anti-missiles, voire des problèmes de fiabilité des propulseurs de ces missiles. L'arrivée en fin de vie des missiles d'Albion imposait donc une décision rapide que les difficultés financières présentes et la volonté de la France de manifester son souci de participer au processus de désarmement nucléaire ont sans doute accéléré.

Une décision d'abandon de la composante terrestre ne serait donc pas surprenante. Elle appelle de votre rapporteur les observations suivantes :

- En premier lieu, le renoncement à la composante terrestre s'inscrirait parmi les choix difficiles auxquels nous sommes aujourd'hui confrontés -du fait, principalement, des très lourdes contraintes financières actuelles. Les arguments de principe favorables au maintien d'une composante sol-sol ne sauraient en effet être écartés d'un revers de main et ne pourraient l'être qu'au prix d'un choix politique et stratégique mûrement réfléchi. Les partisans du maintien d'Albion pourraient en effet, non sans raison, rappeler sa capacité maintenue : à représenter la quintessence de la sanctuarisation du territoire national (voire européen dans le cadre d'une "dissuasion concertée"), à contraindre l'agresseur éventuel à « signer » une agression sur le territoire national, à donner une capacité instantanée et permanente de riposte supérieure à celle des composantes sous-marine et aéroportée, voire à compléter les moyens de la composante sous-marine pour répondre à une éventuelle percée dans le domaine de la détection des SNLE.

- Toutefois, la vulnérabilité accrue du site d'Albion et la nécessité d'assurer la succession des missiles S3D plaident logiquement, dans les circonstances présentes, en faveur d'une remise en cause de la composante terrestre.

Aucune des deux solutions principales qui auraient permis d'assurer la relève des missiles balistiques actuels ne semble aujourd'hui convaincante :

- la solution envisagée par la loi de programmation 1995-2000 consistait en le remplacement, en 2005, des missiles S3D par une version sol-sol des missiles M4-M45 ; notre commission avait, dès l'examen de la loi de programmation, exprimé les plus vives réserves à l'égard d'une telle solution , qu'elle avait jugée tout à fois :

. imprécise dans la mesure où il n'était pas clairement précisé quels missiles -M4 ou M45- pourraient être utilisés ;

. coûteuse, qu'il s'agisse de l'adaptation des silos, de celle des missiles et des transmissions du nouveau système ;

. peu pertinente sur le plan doctrinal en continuant à valoriser la composante extrême de notre potentiel de dissuasion, malgré l'évolution du contexte international ;

. et, surtout, peu efficace dans la mesure où elle n'aurait pas remédié fondamentalement à la vulnérabilité du site fixe d'Albion à des actions préemptives ;

- une autre solution, plus satisfaisante à nos yeux, avait été envisagée il y a quelques années, en 1987, à travers un vecteur sol-sol de type S45 déplaçable , mono-tête, à tir tendu, très précis et qui aurait pu de surcroît être à énergie variable ; présentant de nombreux avantages , en premier lieu celui de répondre à l'évolution de la menace et à la vulnérabilité d'un site fixe, ce projet a été caricaturé - « le missile à roulettes »- et le programme a été officiellement abandonné en juillet 1991 ; il était sans doute peu réaliste de pouvoir, aujourd'hui, relancer et financer ce projet dans la conjoncture présente, en particulier sur le plan économique et financier.

Dès lors, aucune solution véritablement satisfaisante -et financièrement abordable- n'apparaissait a priori en mesure de répondre au vieillissement et donc au renouvellement des missiles actuels du plateau d'Albion, même si l'hypothèse d'un missile balistique de faible puissance qui pourrait éventuellement être mobile, voire être à la fois sol-sol et mer-sol, pourrait être encore envisagée.

L'abandon programmé de la composante terrestre de la dissuasion peut ainsi apparaître logique, sinon inévitable . Il présenterait de surcroît un avantage politique indéniable en soulignant la volonté de la France de poursuivre le processus unilatéral de désarmement nucléaire dans lequel elle s'est engagée depuis plusieurs années.

2. L'abandon de la triade nucléaire : une innovation stratégique majeure

La suppression, à terme, de la composante nucléaire terrestre n'en constituerait pas moins, avec l'abandon d'un des trois piliers sur lesquels reposait la triade nucléaire française, un événement stratégique majeur dont les conséquences doivent être précisément évaluées.

- Votre rapporteur n'évoquera ici que brièvement, même si elle revêt naturellement une grande importance locale , la reconversion du site d'Albion. Le groupement de missiles stratégiques (GMS), qui emploie quelque 2 150 personnes, représente en effet l'activité dominante du pays d'Apt. Mais l'abandon de la composante sol-sol n'interviendra pas avant quelques années, ce qui laisse le temps de prendre les mesures d'accompagnement nécessaires. Et le gouvernement a pris l'engagement qu'en cas de fermeture les dispositions seraient prises pour conserver le même nombre d'emplois. D'ores et déjà, plusieurs projets sont à l'étude.

- Sur le plan financier, on ne saurait attendre d'économies substantielles immédiates du renoncement aux missiles sol-sol d'Albion : d'abord parce que l'opération n'aurait pas lieu tout de suite, mais lorsque les missiles actuels arriveront en fin de vie ; ensuite, en raison du coût du démantèlement des missiles actuellement enfouis dans les silos, opération toujours délicate et onéreuse ; enfin, en raison du coût des mesures de reconversion. Mais il va de soi que l'économie , à plus long terme, qui résulterait du non-renouvellement du système actuel , serait à l'inverse considérable puisque l'investissement nécessaire à la rénovation des missiles du plateau d'Albion était évalué entre 10 et 20 milliards de francs .

- Mais c'est naturellement sur le plan de la doctrine stratégique nucléaire que l'abandon de la composante balistique sol-sol constituerait une innovation majeure dont les conséquences doivent être soigneusement examinées.

Il concerne le renoncement à la triade et imposerait d'organiser désormais la dissuasion avec deux composantes au lieu de trois. De multiples questions sont dès lors posées :

- dans quelle mesure faut-il , dans ces conditions, réviser la conception que l'on peut avoir des deux autres composantes , sous-marine et aéroportée ?

- comment compenser , du fait de la réduction de l'arsenal nucléaire à deux composantes, sa moindre diversification et sa moindre souplesse d'emploi ?

- comment concilier cette réduction des forces nucléaires françaises avec l'éventuel élargissement, le moment venu, à l'Europe de la dissuasion qui pourrait alors supposer une diversification de moyens crédibles ?

- faut-il également envisager, comme la suggestion en a déjà été faite, parallèlement à l'abandon des missiles du plateau d'Albion, l'abandon des missiles sol-sol Hadès, actuellement « sous cocon » et dont le simple stockage a un coût élevé et mobilise des effectifs importants ?

Sans pouvoir apporter, à ce stade, de réponse définitive à ces questions, votre rapporteur estime en tout cas indispensable de mettre un terme à d'autres spéculations qui vont jusqu'à envisager , après l'abandon de la composante terrestre, le non-renouvellement de la composante aéroportée . Il attend sur ce point des engagements formels de la part du gouvernement, dans la mesure où, si elle constitue naturellement le fer de lance de notre force de dissuasion, il est indispensable d'éviter une dépendance excessive à l'égard de la seule composante sous-marine .

B. L'AVENIR DU FUTUR « BINÔME » NUCLÉAIRE (COMPOSANTE SOUS-MARINE ET COMPOSANTE AÉROPORTÉE)

1. La modernisation de la composante sous-marine

Dans ce contexte, la poursuite de la modernisation et le maintien de la crédibilité de notre composante nucléaire sous-marine constitue, aux yeux de votre rapporteur, une priorité absolue.

Cette modernisation et cette crédibilité sont -rappelons-le- assurées jusqu'aux environs de 2010 :

- d'une part, par le missile M45, muni de la tête TN75 -dont la validation définitive a fait l'objet d'un des derniers essais nucléaires décidés par le Président de la République : ce missile, résultant de la modernisation du missile M4, a permis le report, jusqu'en 2010, du missile M5 ; il sera mis en service à partir de 1996 sur nos sous-marins, chaque SNLE étant équipé de 16 missiles à 6 têtes nucléaires chacun, soit 96 charges nucléaires par sous-marin ;

- d'autre part, par les SNLE de nouvelle génération qui représentent un saut technologique remarquable par leurs caractéristiques techniques radicalement nouvelles, notamment au niveau de la discrétion acoustique et donc de l'indétectabilité des sous-marins : le premier bâtiment, « le Triomphant », doit être admis au service actif en 1996 ; le deuxième, « le Téméraire » doit l'être en 1999 ; et le troisième, « le Vigilant » a été commandé en 1993 mais sa mise en service, prévue pour 2001, a été décalée d'un an .

Reste la question du 4e SNLE-NG dont il n'est pas question dans le budget 1996 alors qu'il devait être initialement commandé en 1996 pour une mise en service en 2005, de manière à disposer en permanence, au terme du programme, de trois sous-marins dans le cycle opérationnel. Ces quatre sous-marins devaient permettre de garantir, conformément au principe de suffisance, le maintien en permanence à la mer d'au moins deux SNLE .

Mais, là encore, le coût exceptionnel de ce programme des SNLE-NG -estimé à plus de 84 milliards pour quatre bâtiments- justifie un examen très attentif des besoins avant de commander le quatrième bâtiment . Sa suppression, si elle devrait permettre des économies substantielles d'ici 10 ans, est-elle toutefois compatible avec le maintien en permanence à la mer d'un nombre de sous-marins capable de garantir l'efficacité de la composante sous-marine ? Telle est, selon votre rapporteur, l'une des questions majeures auxquelles les réflexions gouvernementales doivent apporter une réponse dans la perspective de la prochaine loi de programmation.

Il en va de même du renouvellement futur des missiles MSBS (mer-sol balistiques stratégiques), c'est-à-dire -dans l'hypothèse envisagée jusqu'ici- du programme des missiles M5 dont la mise en service a été reportée de 2005 à 2010 par la dernière loi de programmation. Ici encore, la nécessité et l'urgence d'un tel programme doivent être justement appréciés, la question étant encore compliquée par les incidences de l'interdiction future des essais sur les caractéristiques de la tête nucléaire qui devrait équiper le missile M5 : la conception initiale de la tête TN100 peut-elle être maintenue ? La conception d'une nouvelle tête nucléaire innovante est-elle compatible avec le CTBT ?

Pour le reste, votre rapporteur doit rappeler ici quelques données essentielles relatives au successeur du programme M4-M45 :

- la crédibilité du couple SNLE-MSBS doit être assurée au-delà de 2010 et adaptée aux missions prévisibles de la dissuasion jusqu'à l'horizon 2025-2030 ; le principe du développement d'un successeur au programme M45 ne saurait donc être remis en cause pour remplacer en fin de vie les missiles actuels ;

- sur le plan technique, les caractéristiques du M5 devaient lui garantir des performances nouvelles dans les domaines de la portée, de la précision et de la pénétration ; sa portée , en particulier, pourrait être accrue de 50 % environ, permettant à la fois d'agrandir les zones de patrouille des sous-marins, d'atteindre, le cas échéant, des objectifs plus lointains, et d'améliorer la sécurité et les capacités de survie de la flotte ;

- une autre solution que le missile M5 peut-elle être envisagée avec un missile différent, de moindre portée, beaucoup plus proche dans ses performances du M45, et donc moins coûteux que le M5 ?

- enfin, sur le plan industriel, le programme appelé à succéder au M45 est désormais sans doute le seul programme de développement balistique susceptible d' entretenir les compétences techniques spécifiques de ce secteur de l'armement.

2. Le maintien nécessaire d'une composante aéroportée

L'abandon programmé de la composante terrestre et de la triade rendrait plus que jamais nécessaire, aux yeux de votre rapporteur, une « composante de complémentarité » crédible dont le milieu d'évolution du lanceur, le mode de pénétration et les caractéristiques de la trajectoire devront être différents de ceux du missile MSBS et dont les caractéristiques de portée, de puissance de la charge nucléaire, et de précision devront lui permettre de s'adapter aux nouvelles données géostratégiques.

La question de l'adaptation ou la succession du missile ASMP (air-sol moyenne portée) -qui équipe actuellement 18 Mirage IV P, qui devront être retirés du service très prochainement, ainsi que trois escadrilles de Mirage 2000N et deux flotilles de Super-Etendard- est aujourd'hui posée, s'agissant d'un missile, fondé sur la technique du stato-réacteur, dont la conception remonte aux années 70, et qui arrivera en fin de vie opérationnelle avant 2010.

Rappelons à cet égard que la dernière loi de programmation se contente de prévoir l'étude du remplaçant de l'ASMP « en tenant compte de l'évolution des menaces et des défenses antimissiles », étant seulement précisé que « les caractéristiques précises des armes futures seront définies à l'issue des études entreprises sur la simulation , et au plus tard en 1997, lors du réexamen de la loi ». De fait, la question, comme pour le M5, ne saurait être traitée indépendamment des conséquences de la fin des essais nucléaires, du contenu du CTBT, et du développement du programme PALEN .

De même, le coût d'un tel programme de remplacement de l'ASMP constitue naturellement une préoccupation d'autant plus majeure que la Grande-Bretagne a, comme on le sait, renoncé au projet de conduire le programme ASLP en coopération, ce qui aurait à la fois été source d'économies et constitué un signal politique très fort au plan européen.

Malgré ces difficultés -et sans d'ailleurs mésestimer la relative vulnérabilité d'une composante nucléaire pilotée, au sol et en vol-, le maintien d'une composante air-sol crédible constitue, aux yeux de votre rapporteur, un objectif prioritaire :

- la souplesse d'emploi d'une composante aéroportée la rend particulièrement adaptée, sur le plan opérationnel et sur le plan politique -grâce aux possibilités de « gesticulation » offertes par un tel système- à l'évolution des menaces internationales ;

- de nombreux éléments techniques plaident en faveur d'un successeur à l'ASMP : son indétectabilité à basse altitude est très importante ; sa capacité à agir de jour comme de nuit, à distance de sécurité par rapport à l'objectif, en font un système aux possibilités supérieures à celles des missiles sol-sol ;

- s'agissant enfin des diverses solutions possibles, un missile de type ASLP , qui pourrait être emporté sur le futur avion Rafale, bénéficierait d'une portée accrue -aux environs de 1 000 km-, ainsi que d'une précision, d'une furtivité et d'une capacité de pénétration terminales améliorées ;

- une autre solution pourrait consister en un missile un peu moins ambitieux -et moins coûteux- du type ASMP+, qui serait, quoique d'une portée supérieure et dotée d'une capacité de pénétration accrue, plus proche du missile ASMP actuel, ainsi rénové ; enfin une dernière solution pourrait consister en un missile subsonique dérivé de l'Apache, éventuellement à double capacité : votre rapporteur tient toutefois à souligner ici les avantages d'un missile supersonique en raison de sa capacité de pénétration, du moindre nombre de missiles nécessaire et de l'absence de limitation de sa zone d'emploi.

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