B. LA REDÉFINITION DU RÔLE DE L'ETAT

1. La réforme de l'Etat

Au lendemain des indépendances, les nouveaux dirigeants africains, héritiers des frontières issues du découpage souvent artificiel de la colonisation, se sont trouvés devant la nécessité d'appuyer leur légitimité sur un sentiment national encore défaillant. Comment ? En s'efforçant de construire et de consolider les structures étatiques. Trente ans plus tard le bilan laisse perplexe.

Faut-il s'en étonner ? L'Afrique pouvait-elle construire en moins de trente ans un Etat de droit ? Il a fallu à la France plusieurs siècles d'une histoire mouvementée pour mener à bien pareille entreprise.

Cependant depuis le début de la présente décennie une vague de fond a ébranlé l'ensemble des pays africains, et conduit aujourd'hui, dans l'ordre économique, sur les voies de la privatisation et de la libéralisation. Mais revenons un moment sur les ressorts de cette évolution.

a) La démocratisation, condition du développement

L'onde de choc provoquée par l'effondrement du bloc soviétiques'est profondément fait sentir en Afrique subsaharienne. Il convient d'en signaler trois manifestations notables :

- la fin des guerres civiles conduite par des groupes qui pouvaient s'appuyer sur l'un ou l'autre des deux grands (à la fin de l'année 1994, les accords de Lusaka ont ainsi scellé, après vingt ans de guerre, un accord entre le Président Dos Santos et le chef de l'Unita, tandis qu'au Mozambique les premières élections multipartites d'octobre 1994, mettaient fin à seize années d'un conflit fratricide) ;

- le rôle désormais prépondérant des grandes institutions financières internationales (Banque mondiale, Fonds monétaire international, organismes de l'Union européenne) et des critères purement économiques qu'elles appliquent, appelle un effort de transparence et un libéralisme peu compatible avec le maintien de régimes autoritaires ;

- la réorientation de la diplomatie française consacrée par le Sommet de La Baule (juin 1990) liant désormais aide au développement et ouverture démocratique.

Ces trois facteurs ont favorisé un processus de démocratisation, certes encore fragile, mais auquel peu de pays africains ont échappé. Cette évolution qui a correspondu également à la disparition ou l'effacement des anciens chefs « historiques » du continent, a permis un renouvellement des élites dirigeantes, plus sensibles aux nécessités de la modernisation et du libéralisme.

Aujourd'hui quelles que soient les vicissitudes politiques que connaissent nombre de pays africains, la réforme de l'Etat paraît à l'ordre du jour.

b) Privatisation et libéralisation économique

Sans doute les réformes en cours sont-elles encore très partielles mais le mouvement paraît amorcé.

Les privatisations

La remise en cause du secteur public a principalement concerné la Côte d'Ivoire. Dans ce pays dix sociétés publiques ont été privatisées au cours du premier semestre de cette année (pour un montant de 20 millions de francs CFA), vingt-quatre autres, dont la quasi-totalité des sociétés agro-industrielles (et notamment Palmindustrie) et la société de télécommunications, devraient l'être dans les prochains dix-huit mois.

La libéralisation

Parmi les différentes opérations, généralement conduites avec le soutien des bailleurs de fonds internationaux, la libéralisation des transports maritimes sur la côte ouest-africaine possède valeur d'exemple. Elle a permis de réduire de 20 % les frais de transport de bananes et d'ananas en provenance de Côte d'Ivoire (de 90 à 72 dollars la palette d'après les chiffres mentionnés par la Banque mondiale) et de permettre ainsi aux producteurs locaux de retrouver leur compétitivité face à leurs concurrents d'Amérique latine.

Sans doute ces efforts restent-ils encore incomplets et les économies africaines souffrent, paradoxalement, à la fois d'une emprise excessive et d'une insuffisance de l'Etat.

2. Un Etat inadapté

Malgré les évolutions dont l'esquisse vient d'être tracée, l'omniprésence du secteur public contraint trop souvent l'initiative privée à se retrancher dans les circuits parallèles. Dans le même temps l'Etat se montre trop souvent incapable d'assurer efficacement ses fonctions traditionnelles et de garantir la sécurité juridique et parfois physique, des biens et des personnes.

a) L'emprise excessive de l'Etat

Un secteur public envahissant et inefficace

Dans une récente étude intitulée significativement Les bureaucrates aux affaires , la Banque mondiale souligne la place excessive des entreprises publiques, leurs déficits devenus structurels et leur incapacité à promouvoir un réel développement social.

Cependant contrairement à une idée reçue la part des investissements privés dans les économis africaines ne se réduisent pas à la portion congrue. D'après une étude de l'OCDE 3 ( * ) , sur laquelle votre rapporteur reviendra d'ailleurs plus longuement, les deux tiers du capital urbain constitué au cours des trente dernières années en Afrique de l'ouest relèvent de linitiative privée. Près du quart des investissements ont d'ailleurs porté sur des constructions non conformes au droit de l'urbanisme.

Le secteur informel s'est en effet considérablement développé en Afrique. Cette forme d'économie présente des mérites ; l'étude précitée le soulignait : « l'économie populaire est plus enracinée dans le milieu. Elle a mieux résisté à la crise (...). Mais cette économie est d'abord une économie de survie, dans laquelle la fonction sociale est dominante (...), elle constitue la source de la résistance des sociétés africaines aux chocs multiples qui les frappent » 4 ( * ) . En revanche le secteur informel se prête fort peu à une croissance rapide. Les avantages indéniables de cette forme de régulation ne sauraient servir de prétexte à la perpétuation d'un système économique caractérisé dans son ensemble par ses dysfonctionnements.

b) Un Etat inefficace

Conjuguées à la mauvaise organisation de l'administration des impôts, la prévarication de certains fonctionnaires, l'extension du secteur informel entraînent une perte conséquente des recettes fiscales dont la part dans le PIB (10 à 15 %) reste bien en-deçà de la norme répandue dans les économies développées (20 %).

Le poids de la fiscalité tend ainsi à se concentrer sur le secteur officiel de l'économie qu'il décourage dans une logique contraire à la fois aux intérêts du domaine privé et de la sphère publique.

Il s'agit désormais pour l'Afrique de réduire une fiscalité souvent trop lourde tout en élargissant l'assiette de recouvrement.

Confronté à l'insuffisance chronique de ses recettes, l'Etat africain doit prendre en charge des dépenses mal maîtrisées, qu'il s'agisse des subventions au secteur public ou des traitements des fonctionnaires. Sans doute une fonction publique pléthorique a-t-elle permis l'intégration de larges pans de la population africaine. L'incapacité des Etats à en assumer le coût et les nombreux retards de paiement ont cependant tout à la fois aggravé les mécontentements et favorisé la mauvaise administration.

c) La revalorisation des fonctions régaliennes

Dans ce contexte budgétaire difficile, l'Etat souvent a failli à accomplir ses fonctions traditionnelles : maintien de la sécurité, administration de la justice en particulier.

Cependant la consolidation d'institutions démocratiques fortes d'une réelle légitimité reste un facteur décisif de stabilisation. Ainsi au Mali, la politique de concertation conduite avec les mouvements touaregs, a favorisé la pacification des territoires du nord, condition primordiale d'un développement économique.

En second lieu, la protection juridique a connu des avancées notables en Afrique, grâce à un effort de codification et d'harmonisation du droit. Ainsi le traité instituant la Conférence interafricaine des marchés d'assurance (CIMA), signé en 1992, ratifié par huit Etats et entré en vigueur en 1995, permet la substitution d'un code unique des assurances aux différentes lois nationales. De même l'harmonisation du droit des affaires devrait bientôt aboutir.

Ces accords en témoignent, le renouveau économique passe également pour l'Afrique par la concertation et l'intégration régionale.

3. L'intégration régionale

La logique de l'intégration régionale s'est imposée à de nombreux Etats de l'Afrique subsaharienne. Elle rencontre cependant encore nombre d'obstacles.

a) Un engagement renforcé dans une logique d'intégration

Dans ce domaine, les handicaps liés à la segmentation des marchés ont encouragé plusieurs initiatives.

La faiblesse du commerce régional

Le commerce régional intéresse moins de 6 % des échanges extérieurs africains et ne dépasse pas 10 % du commerce mondial. Les échanges entre les Etats de la zone franc n'atteignent pas 10 % de leur commerce extérieur .

Les statistiques ne donnent sans doute pas la mesure des échanges réels qui ignorent souvent les frontières et échappent à toute évaluation, elles n'en traduisent pas moins le faible degré d'intégration régionale.

Or cette situation présente au moins deux inconvénients :

- l'étroitesse des marchés ne permet pas de réaliser des économies d'échelle ;

- les protections favorisent les rentes de situation et aggravent les coûts de production intérieure.

C'est pourquoi les dernières années ont été caractérisées par des tentatives de regroupement.

Les efforts d'intégration

Ceux-ci concernent principalement l'Afrique Australe (avec la SADC - Southern Africa Development Community - créée en août 1992) et l'Afrique francophone. Instituée au lendemain de la dévaluation, l'Union économique et monétaire ouest-africaine (UEOMA) s'assigne pour objectifs la réduction des droits de douane et la convergence des politiques budgétaires et fiscales. Une Cour de justice jugera les « manquements » des Etats-membres à leurs obligations. Pour leur part les six Etats-membres de l'Union douanière et économique de l'Afrique centrale (UDEAC) ont créé le 16 mars 1994 la Communauté économique et monétaire de l'Afrique centrale qui prolonge l'ancienne Union monétaire et lui adjoint une union douanière dont la mise en oeuvre s'avère toutefois difficile.

Sans doute ces initiatives demeurent-elles trop récentes pour donner lieu à un premier bilan, elles manifestent cependant un nouvel état d'esprit qu'il convient d'encourager.

En effet cette dynamique reste fragile.

b) De nombreux obstacles à surmonter

Certains handicaps risquent encore d'interdire la constitution d'un véritable marché commun, d'autres menacent d'orienter les efforts d'intégration sur des voies finalement dangereuses pour les économies africaines.

Les difficultés rencontrées par l'intégration économique

Cinq types d'obstacles peuvent barrer l'accès vers l'intégration :

- l'absence de complémentarité (dans les productions, dans les niveaux de développement) ;

- l'importance des ressources douanières (représentant souvent la moitié des recettes fiscales) -s'en dessaisir au profit d'une Union douanière suppose la mise en place d'un système de répartition équitable du produit des taxes ;

- la tentation face aux difficultés de balance des paiements d'une remise en cause toujours possible des préférences commerciales initialement accordées ;

- une organisation de l'espace déficiente : « le transport régional, maritime et aérien n'a pas fait l'objet d'améliorations. Ces réseaux commerciaux parfois complexes demeurent déficients et les commerces informels fréquents » 5 ( * ) .

La formation d'entités régionales doit se réaliser dans la perspective d'une intégration progressive dans le commerce mondial

En effet les expériences économiques menées autour d'un développement autocentré (forte protection douanière, industrialisation, conduite sans souci de compétitivité, surévaluation des taux de change) se sont soldés à moyen terme par un échec. A contrario, le modèle asiatique témoigne de l'adéquation d'une politique économique qui s'affranchit des dogmes de la théorie néoclassique (en maintenant certaines protections, ou en pratiquant l'interventionnisme économique) mais prépare les productions nationales à affronter la concurrence internationale.

L'intégration régionale doit s'inscrire dans le cadre d'une ouverture progressive des économies vers l'extérieur. Il faut ménager en effet un tissu d'entreprises encore fragiles et préserver ainsi un savoir-faire qu'une libéralisation trop brutale viendrait ruiner.L'intégration régionale offre des marchés plus larges aux entreprises africaines dont la compétitivité se renforce. La réduction progressive des protections tarifaires fixées par les unions doit cependant accompagner ce processus. L'ouverture sur l'extérieur reste inséparable de la libéralisation interne, dont elle devrait d'ailleurs encourager la dynamique. Les deux objectifs paraissent indissolublement liés.

*

Ces développements appellent de la part de votre rapporteur trois observations.

D'une part le renouveau économique de l'Afrique subsaharienne et en particulier des pays de la zone franc ne laisse pas de doute ; cependant ce mouvement sous sa triple forme (retour de la croissance, recentrage du rôle de l'Etat, effort d'intégration régionale) peut s'enrayer facilement tant demeurent puissants le poids des inerties et les handicaps de l'histoire. Notre aide apparaît donc indispensable.

Dans le même temps, nous venons de le voir, le processus de développement obéit à une certaine logique, une certaine cohérence : la libéralisation maîtrisée des économies, le développement de l'initiative privée permettent de fixer les orientations de notre coopération. Notre aide doit se fixer des objectifs précis et hiérarchisés.

Par ailleurs, nous l'avons relevé à plusieurs reprises, l'évolution économique et politique de l'Afrique au cours des années récentes permet de dégager trois groupes de pays :

- une « Afrique à la dérive » (Serge Michaïlov) victime des guerres civiles (Somalie, Soudan, Libéria, Rwanda), en proie aux tentations dictatoriales (Nigéria) ou au contraire à la décomposition avancée des structures étatiques (Zaïre); la situation des deux géants de l'Afrique centrale (Nigéria et Zaïre) exerce par ailleurs une influence déstabilisatrice sur les pays voisins ;

- en effet, un autre groupe de pays majoritaires connaît la stagnation ou même la récession souvent compliquée par une paralysie des pouvoirs (Corne de l'Afrique, Afrique centrale) ;

- enfin, une Afrique proche du décollage économique, ouverte aux réformes, même si nombre d'obstacles se présentent au travers des voies du progrès (l'Afrique de l'ouest depuis la dévaluation, l'Afrique australe grâce à la réinsertion de l'Afrique du Sud dans les cicuits économiques de cette zone).

Notre politique de coopération doit donc s'efforcer de réfléchir sur les axes géographiques de son aide.

Toutefois avant d'en venir au contenu de l'aide au développement, il faut porter le regard plus loin. Les processus en cours ne doivent pas seuls en effet orienter la politique de coopération. Celle-ci doit répondre aux enjeux que l'avenir, bientôt le présent, dessine pour l'Afrique.

* 3 OCDE. Pour préparer l'avenir de l'Afrique de l'Ouest : une vision à l'horizon 2020 (décembre 1994).

* 4 OCDE - Etude citée p. 6 et suivantes.

* 5 Corinne Vadkar, la Constitution de zones de libre échange en Afrique. Afrique contemporaine juillet-septembre 1995.

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