C. L'URGENCE DE REPENSER LES MISSIONS ET LES MOYENS DE L'ADMINISTRATION TERRITORIALE DE L'ÉTAT

Le manque de précisions sur la mise en oeuvre concrète de l'ambition affichée de réarmer les territoires et l'inadéquation apparente des moyens qui sont alloués pour atteindre cet objectif montrent que le Gouvernement peine encore à définir une doctrine de l'État territorial cohérente.

Celui-ci semble enfin avoir pris la mesure de la situation préoccupante du réseau préfectoral puisque, lors de son audition par la commission des lois, Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur et des outre-mer, déplorait « qu'en préfecture, ne viennent plus que des étrangers qui demandent des papiers et des personnes qui, ayant raté leur permis de conduire, demandent à le repasser . Les sous-préfectures accompagnent beaucoup les collectivités territoriales mais les citoyens n'ont plus guère d'autres raisons de se rendre physiquement en préfecture, car nous avons délégué de nombreuses missions aux collectivités territoriales, par exemple la délivrance des papiers d'identité 19 ( * ) . »

Le Sénat déplore depuis plusieurs années que la décentralisation se soit accompagnée d'une fragilisation des moyens des services déconcentrés alors même que le besoin d'accompagnement des collectivités territoriales s'est accru . La perte de compétences de l'État de proximité en matière d'ingénierie territoriale est préjudiciable pour les communes ; pour la population, la disparition des services publics accroît les inégalités d'accès et nourrit un fort sentiment d'abandon.

Des années de réformes administratives ne répondant qu'à une logique d'économies et de rationalisation des moyens ont eu un effet désastreux sur la qualité du maillage territorial de l'État. Réduites à portion congrue dans les territoires les plus isolés, les sous-préfectures exercent aujourd'hui des missions extrêmement variées et font face à des réalités très contrastées.

Déplacements à la sous-préfecture de Largentière (Ardèche) et à la sous-préfecture de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis)

Dans le cadre de cet avis budgétaire, la rapporteure a tenu à se déplacer dans deux sous-préfectures diamétralement opposées tant du point de vue de leur implantation géographique, de leurs moyens que de leurs missions : la sous-préfecture de Largentière, en Ardèche, et celle de Saint-Denis, en Seine-Saint-Denis.

L'arrondissement de Largentière est situé dans une zone rurale qui souffre de son enclavement géographique et du manque de services publics. Il couvre un bassin de population d'environ 102 000 habitants répartis sur 151 communes et couvre une surface de près de 2 500 km². Douze agents sont affectés à la sous-préfecture de Largentière dont un agent de catégorie A, cinq de catégorie B et six de catégorie C. L'âge moyen des agents s'établit à 54 ans et la durée moyenne sur le poste est relativement élevée car près la moitié des agents sont en poste depuis plus de vingt ans. Cette situation présente l'avantage de disposer d'agents expérimentés disposant d'une connaissance fine du terrain. Elle révèle cependant le manque d'attractivité dont souffre cette sous-préfecture et qui, associé à la faiblesse des effectifs, entraîne des tensions en termes de gestion des ressources humaines . La sous-préfecture souffre également de difficultés importantes pour former ses agents du fait de l'éloignement géographique par rapport aux principaux centres de formation situés à Lyon (3 heures en voiture), Valence (1 h 30 en voiture) ou Privas (45 minutes en voiture).

La sous-préfecture de Largentière n'accueille plus de public ; elle se contente d'affecter 0,5 ETP à la maison France Services située sur la commune. Son lien avec les citoyens s'est donc progressivement distendu. Outre sa mission de sécurité des populations, l'activité quotidienne principale de la sous-préfecture est l'accompagnement des collectivités territoriales notamment par l'instruction de 280 dossiers de dotation d'équipements des territoires ruraux (DETR) et de dotation de soutien à l'investissement local (DSIL) par an. À la demande du sous-préfet qui a souhaité conserver un lien étroit entre la sous-préfecture et les élus locaux, trois agents de catégorie B sont mobilisés pour l'instruction de ses dossiers qui relevait auparavant de la préfecture de Privas. Il apparaît donc que, par manque de moyens, le maintien de certaines missions des sous-préfectures ne résulte que de l'action volontariste des sous-préfets.

À Saint-Denis, le sous-préfet est confronté à des difficultés totalement différentes . La sous-préfecture est située dans un arrondissement extrêmement urbanisé d'une superficie de 47,4 km², qui compte 450 000 habitants. À l'échelle du département, 27,9 % de la population vit en-dessous du seuil de pauvreté 20 ( * ) .

Au 1 er octobre 2022, la sous-préfecture comptait 51 agents dont deux vacataires et quatre services civiques. Bien que six postes soient vacants, le sous-préfet a indiqué ne pas faire face à des difficultés de recrutement, notamment au sein du bureau des étrangers, l'affectation en Seine-Saint-Denis étant perçue comme un tremplin pour démarrer une carrière d'attaché. En contrepartie, la sous-préfecture subit une rotation de ses effectifs très importante, les agents restant rarement en poste plus de trois ans.

Elle n'effectue pas de contrôle de légalité et, même si deux agents sont consacrés à la gestion des grands projets en lien avec les collectivités territoriales, ses missions principales sont tournées vers le public. Le bureau de la coordination interministérielle et de la politique de la ville traite les contrats de ville pour stimuler le tissu associatif local, en lien avec les sept délégués du préfet chargés de maintenir un lien de grande proximité avec le territoire qui leur est affecté. De même, le bureau des affaires régaliennes instruit les réquisitions de la force publique dans le cadre des expulsions locatives - dont le nombre est particulièrement élevé en Seine-Saint-Denis - et contrôle les établissements publics recevant du public sous avis défavorable.

L'activité principale de la sous-préfecture de Saint-Denis reste l'accueil des étrangers puisque celle-ci délivre les titres de séjour longs et les documents de circulation pour étranger mineur. Plus de 20 000 personnes sont accueillies chaque année dans des locaux vétustes et inadaptés aménagés au sous-sol de la sous-préfecture. Un agent de sécurité est posté à l'entrée pour gérer les flux en constante augmentation et des services civiques et des vacataires ont été recrutés pour vérifier la complétude des dossiers à l'arrivée en sous-préfecture et fluidifier le trafic. Malgré les nombreuses mesures mises en oeuvre pour améliorer l'accueil du public, la sous-préfecture demeure sous-dimensionnée pour faire face à la demande.

Le déménagement de la sous-préfecture dans les anciens locaux de la Banque de France, situés rue Catulienne, est prévu pour la fin du premier trimestre 2023 et devrait permettre de mobiliser 22 agents en plus des 16 agents qui travaillent actuellement au bureau des étrangers afin d'ouvrir un guichet d'accueil supplémentaire.

Face aux conditions de travail extrêmement contrastées entre les sous-préfectures, il apparaît nécessaire de se réinterroger sur la question du rôle, des missions et des moyens de la présence infra-départementale de l'État. Christophe Mirmand, préfet de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur et président de l'association du corps préfectoral et des hauts fonctionnaires du ministère de l'intérieur (ACPHFMI) a confirmé, lors de son audition par la rapporteure, la position des sous-préfets rencontrés lors des déplacements à Largentière et à Saint-Denis sur la nécessité, pour les sous-préfectures, de conserver une certaine taille critique pour ne pas être entravées dans leur action et pouvoir incarner l'État sur leur territoire. Il est absolument nécessaire de tenir compte de la réalité du terrain et de s'adapter aux problématiques spécifiques de chaque arrondissement, mais chaque sous-préfet, pour être à même de remplir sa mission, doit pouvoir s'appuyer sur une équipe de taille suffisante, formée et disposant d'une connaissance fine des enjeux locaux . Ces réflexions de bon sens semblent avoir été négligées par les gouvernements successifs qui ont réduit les moyens et les missions des sous-préfectures à peau de chagrin.

Plus largement, l'État doit se réinterroger sur le coeur de mission des sous-préfectures : la sécurité des populations, mais aussi l'accueil du public et le soutien aux collectivités territoriales. Le juge administratif a incité le Gouvernement à se saisir du sujet au travers des deux décisions du Conseil d'État relatives à la dématérialisation des procédures de délivrance de séjour 21 ( * ) du 3 juin 2022. Le Conseil d'État a affirmé à cette occasion que, si la mise en place de téléprocédures est possible, celle-ci doit s'accompagner de garanties pour permettre l'accès effectif au service public. Les usagers qui ne maîtrisent pas ou n'ont pas accès aux outils numériques doivent être accompagnés dans leurs démarches. Le Gouvernement prévoit d'ouvrir de nouveaux points d'accueil numériques (PAN+) en préfectures mais cette « aide au clic », qui ne s'accompagne pas d'une véritable refonte des conditions d'accueil, demeure insuffisante.

Le renforcement des moyens dédiés à l'accueil des étrangers, entamé depuis juillet 2021, doit être une priorité tant les conditions d'accueil se sont dégradées, notamment du fait de la guerre en Ukraine. Le délai de traitement des primo-demandes est ainsi passé de 99 jours en 2022 à 117 jours actuellement et de 65 à 77 jours pour les renouvellements, alors que le délai fixé par le ministère de l'intérieur et des outre-mer est de 90 jours 22 ( * ) . Dès lors, les moyens mobilisés ne serviront qu'à endiguer la dégradation du service public sans redéfinir en profondeur les missions et le rôle des préfectures et des sous-préfectures.

Enfin, réarmer l'État territorial passe par la clarification de l'action de l'État dans les territoires devenue de plus en plus illisible pour les citoyens comme pour les élus locaux au fur et à mesure des plans de réformes administratives et de la multiplication des services et des agences qui ne sont pas directement placés sous l'autorité du préfet. L'organisation territoriale de l'État est devenue si complexe et démembrée qu'elle aboutit à une dilution de sa responsabilité. La crise sanitaire, qui a été l'occasion de réaffirmer l'importance du couple maire-préfet et sous-préfet, a démontré la nécessité d'une action forte et volontariste de l'État incarné par un représentant unique. Le champ d'intervention des agences n'a cessé de s'élargir à mesure que les organismes se sont multipliés : les agences régionales de santé (ARS), les agences de l'eau ou encore l'Office français de la biodiversité (OFB) ne sont que quelques exemples parmi la myriade d'agences implantées dans les territoires. Le législateur a amorcé un mouvement de réaffirmation du rôle coordonnateur du préfet de département en adoptant l'article 153 de la loi relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale qui rend systématique l'attribution de la présidence du conseil d'administration des agences de l'eau au préfet coordonnateur de bassin.

Il apparaît donc désormais nécessaire d'aller plus loin dans l'amélioration de la lisibilité et de l'efficacité de l'action territoriale de l'État en repensant son organisation au sens large et en clarifiant les responsabilités de chaque acteur, le préfet devant demeurer le représentant de l'État dans les collectivités territoriales de la République, ce que préconisait déjà le Sénat dans ses 50 propositions pour une nouvelle génération de la décentralisation 23 ( * ) .


* 19 Le compte rendu de l'audition est disponible à l'adresse suivante :
https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20221031/lois.html

* 20 Source : Comparateur de territoires de l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE).

* 21 Conseil d'État, 3 juin 2022, n° 461694 et 452798.

* 22 Source : données transmises par le directeur général des étrangers en France à Muriel Jourda et Philippe Bonnecarrère, rapporteurs pour avis de la commission des lois sur les crédits de la mission « Immigration, asile et intégration ».

* 23 « Pour le plein exercice des libertés locales : 50 propositions du Sénat pour une nouvelle génération de la décentralisation », rapport du groupe de travail sur la décentralisation remis le 2 juillet 2020.

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