DEUXIÈME PARTIE : LES PREMIÈRES MESURES DE LA STRATÉGIE NATIONALE POUR L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE
Le 29 mars 2018, le Président de la République annonçait, à l'occasion du sommet sur l'intelligence artificielle (IA) « AI for Humanity », la stratégie nationale pour l'intelligence artificielle, avec pour ambition de mobiliser 1,5 milliard d'euros en cinq ans. Convaincu que les champions de l'intelligence artificielle domineront l'économie mondiale , votre rapporteur a souhaité développer ce point dans le cadre de la partie thématique du rapport pour avis.
La commission européenne définit l'IA comme désignant les « systèmes qui font preuve d'un comportement intelligent en analysant leur environnement et en prenant des mesures - avec un certain degré d'autonomie - pour atteindre des objectifs spécifiques ».
Elle distingue l'IA intégrée aux logiciels (assistants vocaux, logiciels d'analyse d'images, moteurs de recherche ou systèmes de reconnaissance vocale et faciale...) de l'IA intégrée dans des dispositifs matériels (robots évolués, voitures autonomes, drones ou applications de l'internet des objets...).
L'effervescence actuelle sur l'IA tient à la convergence de trois facteurs : la disponibilité des grandes masses de données, variées, précises et actualisées sur tout le spectre des situations impliquant des automates ; les possibilités offertes par les algorithmes de reconnaissance des formes pour exploiter ces données ; la croissance et la disponibilité des capacités de calcul.
L'objet de cette deuxième partie n'est pas de traiter de la notion d'intelligence artificielle ni des enjeux qu'elle soulève, ces éléments ayant déjà fait l'objet du rapport de nos collègues Claude de Ganay et Dominique Gillot 78 ( * ) .
Il est d'aborder les premiers éléments de mise en oeuvre de la stratégie nationale annoncée par le Président de la République (II) en replaçant cette dernière dans le contexte de compétition internationale aigüe que l'on observe (II).
I. LA FRANCE ET L'EUROPE ACCUSENT UN RETARD NOTABLE FACE AUX ETATS-UNIS ET À LA CHINE
La rupture technologique que constitue l'intelligence artificielle s'accompagne de perspectives économiques attrayantes. À ce jour, les États-Unis et la Chine devancent très largement l'ensemble des pays du monde (A). L'Europe et la France n'en sont pas pour autant inactives (B).
A. ETATS-UNIS ET CHINE SONT INCONTESTABLEMENT LES CHAMPIONS SUR LE MARCHÉ PROMETTEUR DE L'IA
1. Une rupture technologique porteuse d'opportunités économiques
L'IA est une rupture technologique dont les retombées économiques estimées apparaissent attrayantes. Selon le site d'informations statistiques Statista.com , le marché de l'IA passerait d'environ 5 milliards de dollars en 2018 à près de 90 milliards en 2025 79 ( * ) . Selon le cabinet Tractica, il serait, à cette même date, de l'ordre de 37 milliards de dollars 80 ( * ) . Si les montants de ces estimations divergent, principalement en raison de la définition de l'intelligence artificielle retenue, il semble possible d'affirmer que toutes les études publiées en la matière anticipent une très forte hausse de ce marché .
Au-delà, l'IA pourrait, selon Accenture, doubler les taux de croissance économique annuelle d'ici à 2035 et augmenter la productivité du travail jusqu'à 40 % en modifiant les méthodes de travail 81 ( * ) .
C'est pourquoi le montant des investissements dans les jeunes pousses liées à l'intelligence artificielle serait, selon CB insights, passé d'environ 560 millions de dollars en 2012 à près de 4,9 milliards en 2016 .
En conséquence, tous les pays industrialisés souhaitent se positionner sur ce marché prometteur.
2. Les États-Unis et la Chine se disputent la première place au niveau mondial
C'est aux États-Unis et en Chine que les investissements en IA sont les plus colossaux. Selon une réponse au questionnaire budgétaire, l'effort public des premiers représenterait 4 milliards d'euros en 2018 celui de la Chine serait l'équivalent de 3,5 milliards d'euros en 2018 (et de 19 milliards pour la période allant jusqu'à 2020).
Mais c'est surtout grâce à leurs entreprises que les États-Unis 82 ( * ) et la Chine 83 ( * ) surclassent l'ensemble des autres pays dans le domaine du numérique et de la course à l'IA. Chacune de ces entreprises réalise plusieurs milliards de dollars de bénéfices annuels , ce qui les autorise engager des dépenses de recherche très importantes, pouvant atteindre plusieurs dizaines de milliards d'euros annuels. Au-delà des montants engagés, ces acteurs disposent de gigantesques bases de données, qui sont nécessaires au développement d'IA performantes. Autrement dit, ils disposent aussi bien des ressources financières que des ressources matérielles pour mener la course à l'IA en tête.
Parmi ces deux pays, les États-Unis font actuellement la course en tête . Selon une étude du cabinet Roland Berger 84 ( * ) , il s'agit du pays qui publie le plus de papiers scientifiques, effectue le plus grand nombre de demandes de brevets (15 317 sur la période 2010-2014), détient le plus grand nombre d'employés (environ 850 000) en IA et représente 66 % de l'investissement privé mondial dans l'IA. Ainsi, les acquisitions de start-ups actives dans l'IA sont principalement le fait des grandes entreprises américaines du numérique.
Acquisitions de start-ups en IA
par les grandes
entreprises américaines du numérique
Source : CB insights.
Néanmoins, le nombre de brevets déposés ces dernières années semble signaler un certain rattrapage de la Chine .
Brevets liés à l'IA déposés par les entités chinoises et américaines
Source : CB insights, graphiques réalisés à partir de recherches de mots clés sur le site l'office européen des brevets.
De plus, la Chine a défini dès l'année dernière une stratégie particulièrement ambitieuse en matière d'intelligence artificielle . Le « plan de développement de la nouvelle génération d'intelligence artificielle » adopté en juillet 2017 par le Conseil des Affaires d'État chinois 85 ( * ) poursuit les objectifs opérationnels suivants :
- créer une industrie d'une valeur de 150 milliards de yuans (soit près de 20 milliards d'euros) d'ici 2020 et de 400 milliards de yuans en 2025 (soit environ 50 milliards d'euros) ;
- devenir le principal centre d'innovation pour l'IA d'ici 2030 .
Cette stratégie est globale : elle concerne aussi bien la recherche que l'éducation et les compétences, l'industrie, la sécurité, la normalisation... En décembre de la même année, ce document a été complété par un plan d'action sur trois ans pour atteindre l'objectif à 2020.
Il convient de souligner que le pays s'appuie sur deux caractéristiques qui lui sont propres : l'absence de protection de la vie privée, qui lui permet de collecter de très importants volumes de données, et la non exposition de ses entreprises à la concurrence internationale.
A l'inverse, les États-Unis ne se sont pas dotés d'une stratégie à proprement parler. Plusieurs travaux ont été remis à la présidence en 2016, dont un rapport intitulé « plan national pour la recherche sur l'intelligence artificielle et le développement stratégique », qui estimait que le pays investissait plus d'un milliard de dollars par an dans le secteur, pour la part non classifiée de la recherche. En mai dernier, le sommet de la Maison Blanche sur l'intelligence artificielle pour l'industrie américaine a donné lieu à la publication d'un document 86 ( * ) résumant l'approche du président des États-Unis, qui se résume en quatre objectifs : confirmer l'avance du pays en la matière , soutenir l'emploi américain, promouvoir la R&D publique, supprimer les barrières à l'innovation.
3. L'ensemble des pays industrialisés se sont saisis de cet enjeu.
La plupart des pays industrialisés du monde 87 ( * ) définissent actuellement une stratégie en matière d'intelligence artificielle. Ces stratégies comprennent le plus souvent des volets relatifs à la recherche, à l'économie, au développement des talents et des compétences, mais aussi un volet relatif à l'éthique.
Le Canada est le premier pays à avoir publié une stratégie nationale 88 ( * ) , au début de l'année 2017. Celle-ci concentre ses efforts, d'une part, sur trois métropoles (Montréal, Toronto et Edmonton) qui bénéficient de 85 millions d'euros en provenance de l'État sur cinq ans pour leurs centres de recherche, d'autre part, sur la recherche et les compétences.
Le Japon lui a ensuite emboîté le pas en mars 2017 89 ( * ) . Sa stratégie présente la particularité d'inclure une feuille de route d'industrialisation de l'IA. Si cette stratégie n'est pas chiffrée, une réponse au questionnaire budgétaire nous apprend que le Japon aurait investi 600 millions d'euros en 2018 au soutien de cette approche stratégique.
En 2016, la Corée du sud avait annoncé un investissement d'environ 850 millions d'euros en cinq ans dans la recherche en IA suite à la défaite de Lee Sedol face au programme AlphaGo de Google au jeu de go. Au début de l'année 2018, le pays a annoncé un plan d'environ 1,7 milliard d'euros dans la recherche et développement en IA d'ici à 2022 90 ( * ) .
En mai 2017, Singapour 91 ( * ) a lancé un programme de 95 millions d'euros pour soutenir la recherche fondamentale, lancer des concours d'innovation, financer des expérimentations industrialisables et, enfin, proposer un apprentissage de neuf mois en IA.
Si Israël ne semble pas s'être dotée à ce jour d'une stratégie nationale en la matière, la « start-up » nation n'est pas en reste : elle aurait trois fois plus de jeunes pousses spécialisées en IA que la France (950) et ses start-ups auraient levé près de deux milliards de dollars en 2017 92 ( * ) .
* 78 OPECST, « Pour une intelligence artificielle maîtrisée, utile et démystifiée », mars 2017.
* 79 https://www.statista.com/statistics/607716/worldwide-artificial-intelligence-market-revenues/
* 80 Tractica, Artificial intelligence market forecast, troisième trimestre 2016.
* 81 Accenture, Why Artificial Intelligence is the Future of Growth, 2016.
* 82 Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft et IBM (généralement appelés les « GAFAMI »).
* 83 Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi (généralement appelés les « BATX »).
* 84 Roland Berger, Artificial Intelligence - A strategy for European startups, mai 2018.
* 85 https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/igpde-editions-publications/revuesGestionPublique/IGPDE_Reactive_Chine_octobre_2018.pdf , voir également Aifang Ma, l'intelligence artificielle en Chine : un état des lieux, 12 novembre 2018.
* 86 https://www.whitehouse.gov/wp-content/uploads/2018/05/Summary-Report-of-White-House-AI-Summit.pdf
* 87 Et même au-delà, comme le montre l'article suivant : https://medium.com/politics-ai/an-overview-of-national-ai-strategies-2a70ec6edfd
* 88 https://www.cifar.ca/ai/pan-canadian-artificial-intelligence-strategy
* 89 http://www.nedo.go.jp/content/100865202.pdf
* 90 https://medium.com/syncedreview/south-korea-aims-high-on-ai-pumps-2-billion-into-r-d-de8e5c0c8ac5.
* 91 https://www.aisingapore.org/
* 92 https://hackernoon.com/israels-artificial-intelligence-landscape-2018-83cdd4f04281.