E. L'EXPÉRIMENTATION DES EMPLOIS FRANCS : UN COÛT EXORBITANT POUR UNE EFFICACITÉ DOUTEUSE

1. Le projet initial porté par les députés et adopté en commission a finalement été écarté

Le 30 octobre 2017, un amendement déposé par notre collègue Monique Iborra et plusieurs de ses collègues de la République en marche a été adopté en commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale, contre l'avis du rapporteur pour avis Stéphane Viry. Cet amendement visait à lancer dès 2018 l'expérimentation de 20 000 emplois francs dans des quartiers prioritaires de la politique de la ville 62 ( * ) . Un amendement identique a été déposé en séance publique par les mêmes auteurs 63 ( * ) .

A la demande du Gouvernement, ces deux amendements identiques ont été retirés par leurs auteurs en séance publique (voir infra ).

Traduisant un engagement de campagne du Président de la République, le dispositif proposé devait permettre à une entreprise, quelle que soit sa localisation, de bénéficier d'une prime pour l'embauche d'un habitant d'un quartier prioritaire de la politique de la ville. Pour une embauche en CDI , cette prime aurait été de 15 000 euros , versée en trois fois sur les trois premières années , ce qui équivaudrait à une exonération totale de charges. Pour une embauche en CDD , la prime se serait élevée à 5 000 euros et aurait été versée en deux fois pendant deux ans .

Le déploiement du dispositif était prévu à titre expérimental dans quelques zones pilotes, avant sa généralisation dès 2019, assortie le cas échéant d'adaptations juridiques.

Une circulaire de la ministre du travail était censée préciser les modalités de gestion du dispositif, et prévoir notamment un appel à projet national pour « impliquer des opérateurs publics et privés dans la mise en relation des entreprises, des demandeurs d'emploi et des administrations » 64 ( * ) .

L'enveloppe financière du dispositif était estimée à 60 millions d'euros en dépenses d'intervention et à 4 millions en dépenses de fonctionnement, afin de financer 10 heures de suivi par emploi franc.

Ce financement était gagé par une diminution des crédits en AE et CP de tous les autres programmes de la mission « travail et emploi » 65 ( * ) .

2. Le projet du Gouvernement retenu à l'Assemblée nationale est moins ambitieux mais reste flou tandis que son efficacité n'est pas garantie

Deux amendements du Gouvernement ont été adoptés mercredi 8 novembre 2017 en séance publique.

Le premier 66 ( * ) , qui crée un article 66  dans la seconde partie du PLF, prévoit le déploiement des emplois francs à titre expérimental entre le 1 er avril 2018 et le 31 décembre 2019 . Ils bénéficieront aux entreprises disposant d'un établissement en France qui embauchent, en CDI ou en CDD d'au moins six mois , un demandeur d'emploi résidant dans l'un des quartiers prioritaires de la politique de la ville retenu dans l'expérimentation. L'article renvoie à un décret le soin de préciser les conditions de mise en oeuvre des emplois francs. Le Gouvernement devra par ailleurs remettre au Parlement un rapport d'évaluation de l'expérimentation au plus tard le 15 septembre 2019 .

Selon votre rapporteur pour avis, il n'était vraisemblablement pas nécessaire de prévoir une disposition législative pour autoriser l'expérimentation des emplois francs, car les autres dispositifs d'aides à l'embauche ont tous été mis en place par décret . En revanche, la voie législative permet de clarifier les intentions du Gouvernement, même si plusieurs éléments essentiels du dispositif, comme le montant des aides, seront définis par règlements.

Outre deux amendements rédactionnels du rapporteur pour avis, un troisième amendement de clarification juridique du même auteur a été adopté pour préciser que les quartiers prioritaires de la politique de la ville devaient être les mêmes que ceux définis à l'article 5 de la loi n° 2014-173 du 21 février 2014 de programmation pour la ville et la cohésion urbaine.

L'exposé des motifs de l'amendement du Gouvernement reprend les mêmes niveaux d'aide que ceux évoqués par les députés : 15 000 euros pour un CDI versés en trois fois et de 5 000 euros pour un CDD de plus de six mois versés en deux fois.

Afin de tirer les conséquences budgétaires de cet amendement, un second amendement 67 ( * ) du Gouvernement a été adopté pour préciser que l'expérimentation nécessite une enveloppe de 11,7 millions d'euros en CP mais 180 millions en AE , uniquement pour l'année 2018 . Contrairement à l'amendement adopté en commission, celui du Gouvernement ne prévoit pas de diminution à due concurrence des crédits pour les autres dispositifs de la mission.

Le Gouvernement précise par ailleurs que le coût global de l'expérimentation « est évalué à ce stade à 458 millions d'euros en AE et 307 millions en CP sur la période 2018-2022 » 68 ( * ) . En effet, même si l'expérimentation ne débouche pas sur une généralisation, toutes les demandes acceptées engagent l'État pendant deux voire trois ans selon la nature du contrat de travail concernée 69 ( * ) .

Votre rapporteur pour avis regrette les hésitations de la majorité présidentielle , qui a souhaité précipiter la mise en oeuvre de l'expérimentation des emplois francs dès 2019, au lieu de 2020 comme s'y était engagé le Président de la République lors de la campagne électorale. Ce faisant, la période d'expérimentation initialement défendue par les députés apparaissait bien trop courte, moins d'un an, pour procéder à une véritable évaluation avant sa généralisation. La période finalement retenue d'un an et demi apparaît un peu plus raisonnable, même si elle est également trop restreinte, compte tenu de la durée de versement des aides (3 ans pour un CDI).

Votre rapporteur pour avis prend acte de la volonté du Gouvernement de tirer les conséquences de l'échec des emplois francs expérimentés par le précédent exécutif. L'expérimentation lancée en 2013 avait été interrompue précipitamment dès octobre 2014 car elle avait abouti à la signature de seulement 280 contrats, alors que l'objectif était la conclusion de 2 000 contrats en 2013 et de 10 000 pendant trois ans. Le dispositif consistait à l'époque à verser en deux fois une aide financière d'un montant de 5 000 euros : la moitié était versée à la fin de la période d'essai,
l'autre moitié après 10 mois de CDI. L'aide était accordée à toute entreprise embauchant en CDI un jeune âgé de 15 à 30 ans, résidant en zone urbaine sensible (ZUS) depuis plus de six mois et cumulant plus d'un an de chômage au cours des 18 derniers mois. La ministre du travail a annoncé mercredi 8 novembre dernier en séance publique à l'Assemblée nationale que la nouvelle aide « sera plus importante pour les CDI » que pour les CDD, que « l'accompagnement sera renforcé », que l'« insertion dans les contrats de droit commun avec un engagement durable » sera une priorité, et que l'expérimentation concernera « quatre ou cinq groupes de quartiers ».

Votre rapporteur craint toutefois que le dispositif, dont le coût est exorbitant, n'entraîne un effet d'aubaine majeur, et soit contradictoire avec le souhait du Gouvernement de supprimer les contrats aidés dans le secteur marchand. De fait, aucune condition de diplôme ou d'âge n'est exigée pour bénéficier d'un emploi franc, de même qu'aucun secteur d'activité n'est ciblé : seul compte le lieu de résidence du salarié . Lors des débats budgétaires le 8 novembre dernier, la ministre du travail a indiqué que « l'aide sera ciblée sur le quartier et non sur l'emploi, qui pourra être proposé ailleurs afin que nul ne soit assigné à résidence dans son quartier pour ainsi dire ». La future expérimentation risque donc d'avoir l'effet pervers inverse de celle réalisée en 2013, qui était trop ciblée 70 ( * ) .

En somme, si le dispositif est utilisé massivement, le risque est grand que l'effet d'aubaine soit majeur, comme pour les aides à l'embauche dans les PME, avec des conséquences néfastes pour les finances publiques (un demi-milliard d'euros uniquement pour l'expérimentation), compte tenu de la durée des aides (entre deux et trois ans) et de leur montant (jusqu'à trois fois le niveau de l'aide à l'embauche dans les PME). A l'inverse, si le dispositif ne séduit pas les entreprises, le dispositif périclitera et connaîtra le sort peu enviable des contrats de génération. Compte tenu de l'absence de critères restrictifs décidée par le Gouvernement pour cette nouvelle mouture des emplois francs, c'est plutôt la première branche de l'alternative qui est la plus probable. En tout état de cause, votre rapporteur pour avis exprime ses doutes sérieux sur la pertinence d'expérimenter les emplois francs compte tenu des lignes directrices retenues par le Gouvernement.

C'est pourquoi votre commission a adopté l'amendement n° II-270 de votre rapporteur pour avis tendant à diviser par deux les crédits de paiement et les autorisations d'engagement dédiés à l'expérimentation l'an prochain.


* 62 Amendement n° II-505.

* 63 Amendement n° II-1083.

* 64 Exposé des motifs de l'amendement n° II-AS51, PLF 2018, Assemblée nationale.

* 65 La diminution des crédits était ainsi répartie :

- l'action 1 du programme 102, relatif à l'amélioration de l'efficacité du service public de l'emploi, à hauteur de 18 millions ;

- l'action 2 du même programme, portant sur l'amélioration des dispositifs en faveur de l'emploi des personnes les plus éloignées du marché du travail, pour 12 millions ;

- l'action 2 du programme 103, qui traite de l'amélioration de l'insertion dans l'emploi par l'adaptation des qualifications et la reconnaissance des compétences, à raison de 10 millions;

- l'action 3 du même programme, portant sur le développement de l'emploi, à hauteur de 16 millions ;

- l'action 3 du programme 111, relative au dialogue social et à la démocratie sociale, à concurrence de 3 millions ;

- l'action 16 du programme 155, qui traite des personnels mettant en oeuvre les politiques d'amélioration de la qualité de l'emploi et des relations du travail, à hauteur de 5 millions.

* 66 Amendement n° II-1033.

* 67 Amendement n° II-1034.

* 68 Exposé des motifs de l'amendement n° II-1033.

* 69 Si une entreprise embauche en CDI le 30 décembre 2019 une personne résidant dans l'un des quartiers prioritaires de la ville visée par l'expérimentation, même si celle-ci ne débouche pas sur une généralisation et que les emplois francs sont abandonnés, l'État devra malgré tout honorer son engagement de verser sur trois ans la prime de 15 000, soit un engagement financier sur les années 2020, 2021 et 2022. Si l'administration accorde un délai de six mois pour déposer une demande, comme c'est le cas aujourd'hui pour les primes à l'embauche dans les PME, l'engagement financier de l'État pourrait même concerner l'année 2023.

* 70 Deux économistes de l'OFCE, Paul Bauchet et Pierre Madec, rappellent que l'enquête Emploi en continu de l'INSEE du quatrième trimestre 2014 avait estimé que 38 000 jeunes sur 366 000 chômeurs dans les ZUS étaient éligibles à l'expérimentation des emplois francs. https://www.ofce.sciences-po.fr/blog/emplois-francs-que-faut-il-en-attendre/

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