B. LES RECOMMANDATIONS

1. Réorienter sans délai des crédits d'APD afin de prendre en compte la situation du MALI

La situation du Sahel présente malgré d'évidentes différences culturelles et géographiques des analogies inquiétantes avec celles de l'Afghanistan d'il y a une dizaine d'années, à savoir : une impasse démographique ; une crise environnementale liée à la pression démographique dans un contexte de stagnation de l'investissement public dans l'agriculture ; un grave sous équipement au plan économique (routes) et social (santé-éducation) conduisant certaines populations au dénuement le plus complet auquel s'ajoute de fortes tensions interethniques aiguisées par la crise environnementale.

Ce pays est également affecté d'une sous administration des zones rurales périphériques et d'un effritement voire d'une absence totale des appareils d'Etat régaliens au niveau local: gendarmerie, justice, administration territoriale. Ajoutons qu'une population très jeune affectée par un chômage de masse provoque d'importantes migrations régionales. D'autant que la présence de groupes armés très mobiles financés par des trafics divers dont la drogue, s'appuie sur un fondamentalisme religieux et offre une idéologie séduisante, des perspectives de revenus et d'ascension sociale exceptionnelles pour de jeunes désoeuvrés. Enfin, il existe des zones de repli inexpugnables pour ces groupes armés qui ont subi une défaite au Mali mais sont loin d'avoir été annihilés et comme les Talibans en 2002 ont conservé l'essentiel de leur encadrement.

Au total nous découvrons à travers la crise malienne l'ampleur gigantesque de la crise qui couve et se développe au Sahel, crise multiforme, économique, humanitaire, politique, et sécuritaire. Et les ferments à l'oeuvre dans la crise du Mali sont en germe également dans d'autres régions du Sahel, au nord du Burkina-Faso, dans le centre du Tchad et au Niger.

Il est dans ces conditions regrettable que ce problème qui a récemment mobilisé notre armée au Mali ne se traduise par aucune inflexion significative dans notre loi de finances 2014.

Cette situation est imputable au fait que notre outil de coopération ne dispose plus de ressources d'aide bilatérale nécessaire. L'essentiel de son aide bilatérale est consentie sous forme de prêts de l'AFD qui sont mal adaptés aux besoins de reconstruction du Mali, ou à des actions liées à des annulations de dettes selon le mécanisme dit du C2D dont les pays sahéliens ne bénéficient que très marginalement. On sait bien que pour ces pays-là l'aide directe est nécessaire. Or les montants destinés à financer sur subvention des actions bilatérales dans les pays pauvres sont dérisoires, et répartis entre une vingtaine de pays. Les montants de FSP permettant de travailler sur les questions institutionnelles sont dérisoires.

Cet état de fait a plusieurs conséquences malencontreuses pour la stabilisation du Mali.

Alors que l'aide à la reconstruction du Mali va essentiellement provenir des institutions européennes et multilatérales, la France a perdu sa capacité à orienter grâce à des cofinancements l'action des grands donateurs multilatéraux. A titre d'exemple, l'aide bilatérale française consacrée au développement rural des 5 pays sahéliens a représenté en moyenne au total pour les 5 pays environ 15 millions d'euros par an ces trois dernières années, soit 1,5 millième de l'APD affichée par la France. Notre aide bilatérale n'ayant pu jouer en ce domaine comme autrefois un rôle d'entrainement, le développement agricole du Sahel n'a pas fait l'objet de l'attention et des financements internationaux qui s'imposaient à l'évidence dans ces pays encore essentiellement agricoles.

Les aides multilatérales sont excessivement focalisées sur le thème de la réduction de la pauvreté par des mécanismes de transfert sociaux, sans qu'une priorité suffisante soit accordée au développement économique et au renforcement de l'appareil d'Etat. Fondamentalement, dans ces pays en grande fragilité la relance de l'économie et le rétablissement de la sécurité par la reconstruction des institutions régaliennes nationales doivent passer avant la santé et l'éducation. Sans ordre, sans stabilité et sans relance économique, les services sociaux financés à grands frais par les donateurs reposent sur du sable.

Dans les pays dont l'appareil d'Etat est comme au Mali incapable d'assurer un pilotage cohérent de l'aide internationale, les institutions multilatérales ont fait la preuve sur la longue durée et dans de multiples circonstances 3 ( * ) de leur incapacité à coordonner efficacement leurs actions et à éviter une pagaille généralisée, voire un véritable chaos. Notons à ce propos l'absence de résultats significatifs obtenus avec le milliard de dollars d'aide dont le Mali a bénéficié en moyenne chaque année des institutions d'aide dans le passé. Ce phénomène s'explique largement par l'incapacité d'une administration malienne très faible, à gérer et coordonner cette aide et l'égale incapacité de donateurs très fragmentés à se coordonner, définir des priorités claires et gérer de manière stratégique des ressources somme toute limitées 4 ( * ) .

Cette inefficacité de l'aide européenne et multilatérale dans les pays à très faible capacité est bien connue des spécialistes et documentée. Or elle risque fort d'être accrue au Mali par suite d'une grande ignorance de cette région par ces institutions, de leur manque de personnel francophone, de leur désinvestissement en terme de savoir-faire depuis plus de 20 ans en matière de développement rural, de la dégradation de leurs capacités techniques pour des raisons explicitées en annexe et enfin de leurs modes d'intervention.

Notons que, sous couvert d'une dimension affichée de solidarité médiatiquement légitimée, une action désordonnée des collectivités locales françaises et des ONG dans un tel contexte risque fort d'ajouter à la pagaille.

Or un échec de l'aide au Mali serait de nature à mettre rapidement en péril le processus de stabilisation, tout comme l'échec de l'aide en Afghanistan a contribué au désastre en ce pays. Paradoxalement la France qui a conservé une forte expertise technique au Mali et de façon générale dans le Sahel se trouve donc sans ressources financières pour y intervenir.

Le défi est de tenter de combiner notre expertise, avec les ressources financières multilatérales et européennes, sachant que les grands discours auxquels nous ont habitués depuis dix ans les agences d'aide en matière de coordination et d'efficacité de l'aide ne débouchent sur rien de concret dans les pays fragiles comme le Mali.

Les recommandations de vos rapporteurs pour tenter de sortir de cette impasse sont les suivantes :

Négocier avec les grandes institutions multilatérales pour qu'une partie significative des ressources que la France apporte chaque année à la Banque Mondiale, aux instances d'aide européennes à la Banque Africaine de Développement soient affectées à un fonds fiduciaire multi-bailleurs qui devrait de préférence être géré par l'AFD , ou au minimum piloté par un comité directeur où la France devrait jouer un rôle de facto dirigeant, ceci en s'appuyant sur une équipe technique permanente de haut niveau constituée pour l'essentiel d'experts de l'AFD et des instituts de recherche français.

Afin qu'une telle négociation aboutisse coordonner une intervention des autorités politiques françaises à haut niveau et un changement de la culture actuelle marquée par trop de complaisance et de faiblesse dans nos relations avec ces institutions. Un montant minimum de l'ordre de 500 millions d'euros annuel soit la moitié de l'aide additionnelle annuelle devrait être fixé comme objectif pour ce fonds fiduciaire . Pour justifier le rôle qu'elle entend y mener, la France devrait participer financièrement pour environ 20% à ce fonds ce qui suppose des réallocations budgétaires au sein des budgets d'aide de l'ordre de 100 millions d'euros (soit 1% de notre APD ! mais une augmentation de 50% de notre aide bilatérale en subvention), réallocations qui resteraient modestes, mais qui imposent néanmoins une ferme volonté politique compte tenu des rigidités et de la force de certains lobbys 5 ( * ) . Une intervention personnelle du ministre des affaires étrangères voire du Président de la République sera sans doute nécessaire pour provoquer cet arbitrage 6 ( * ) .

Imposer à nos partenaires de faire de ce fonds fiduciaire multi-bailleur le réceptacle de la totalité de l'aide projet au Mali portant sur les secteurs où l'aide française dispose d'une compétence technique avérée , ceci en attendant la construction d'une capacité autonome malienne de coordination et de pilotage technique de l'aide qui peut prendre plusieurs années. Les secteurs correspondants devraient être ceux où l'expertise des multilatéraux est particulièrement faible et l'expertise française bien assurée (en particulier développement rural et municipal, hydraulique, développement institutionnel). L'objectif devrait être de tenter de faire assurer le pilotage par des experts français via ce fonds fiduciaire, d'une partie de l'aide multilatérale au Mali, sachant qu'il vaut finalement mieux une aide plus faible mais bien gérée et bien ciblée que de gros volumes qui risquent de rester à l'état de promesses ou qui se perdront dans les sables. Une aide trop abondante mal gérée peut en avoir un effet destructeur sur un tissu économique local fragile (phénomène dit du syndrome hollandais).

Faire assurer la coordination sur d'autres secteurs par certains multilatéraux jouant un rôle de chef de file sectoriels . Mais ces responsabilités ne devraient être confiées à certains bailleurs qu'en fonction de leurs compétences techniques avérées, par exemple les travaux routiers pour l'Union Européenne, les secteurs sociaux et certaines grandes infrastructures pour la Banque Mondiale etc. Il faudra ici veiller à tenir à distance la cinquantaine de fonds des Nations unies (PNUD, FAO etc) dont l'inefficacité est proverbiale et qui créeront des problèmes dans les chaines de décision en tentant de prendre le leadership dans des domaines où ils disposent parfois d'une légitimité théorique mais ont de longue date prouvé leur incompétence. Il faudra ici aussi faire preuve de beaucoup de fermeté. On peut redouter que la présence à Bamako de la cinquantaine des fonds spécialisés des Nations Unies qui envisagent d'y développer leur activité n'aura malheureusement aucun impact sur le développement et la stabilisation du pays et contribuera au contraire à y entretenir faux espoirs et confusion.

Limiter strictement le montant des aides budgétaires au Mali , domaine cher à l'Union Européenne, ceci tant que la chaîne de la dépense publique malienne n'a pas été sécurisée et purgée de la corruption qui la gangrène, tâche qui peut prendre plusieurs années. Cette recommandation vise à privilégier dans un premier temps des aides projets ou programmes qui impliquent pour leur préparation des appuis techniques externes que nous pensons la plupart des donateurs multilatéraux et européens peu à même d'apporter.

Susciter au plus vite la création d'une structure malienne de pilotage stratégique et de coordination de l'aide qu'il incombera de situer à un niveau approprié, au Cabinet du Premier Ministre, et de la renforcer techniquement dès que se sera constitué un gouvernement légitime.

Lancer au plus vite, compte tenu des délais de préparation et de négociation avec les futures autorités maliennes, la préparation d'une série de programmes d'action ambitieux destinés à être financés par le fonds multi-bailleurs . Les capacités techniques de l'AFD et du CIRAD et de façon générale de l'expertise française, associées aux ressources humaines maliennes doivent être pour ce faire mises à contribution au plus vite, en espérant mobiliser d'ici l'été les premières ressources du fonds multi-bailleurs. La direction de l'AFD devrait assurer le rôle de chef de file technique dans la mobilisation de cette expertise.

Il serait enfin bien sûr très souhaitable de tenter de créer un fonds fiduciaire analogue avec les bilatéraux européens concernés et les Etats-Unis pour le financement de la difficile réforme du secteur de la sécurité où la France devra également jouer un rôle déterminant pour éviter les dérives passées. Rappelons pour mémoire en ce domaine une aide militaire américaine qui a constitué des unités ethniquement homogènes qui ont déserté en masse et l'apport de matériel militaire sans conditions par certains pays à une armée malienne que l'on savait de plus en plus gangrénée par la corruption et l'incompétence ... Un tel fonds fiduciaire « sécurité » serait particulièrement utile pour veiller à la cohérence des approches. Mais c'est un domaine où les bilatéraux concernés préfèrent malheureusement en général garder leur indépendance.

Au plan budgétaire - et à budget constant - vos rapporteurs recommandent de :

Doubler l'aide bilatérale projet en subvention gérée par l'AFD et la porter à 400 millions . Au minimum la porter à 300 millions et affecter 100 millions à un fonds fiduciaire multi-bailleurs Mali permettant à la France de participer activement au pilotage de la gestion des ressources multilatérales. Il s'agit en quelque sorte d'amorcer la pompe avec 100 millions d'euros, de compléter les financements par des fonds partenaires et de faire valoir notre capacité d'expert principal dans la mise en oeuvre.

Doubler et affecter prioritairement à l`appui institutionnel aux pays sahéliens les FSP en les portant à environ 100 millions.

Dégager pour ce faire des ressources sur le budget APD. Il conviendrait de procéder : à un rabotage des ressources excessives affectées au fonds SIDA qui pourrait être aisément ramené à 150 millions, ce qui représenterait une économie possible 200 millions ; à un rabotage des multiples contributions à la cinquantaine de fonds des Nations Unies que nous abondons et dont l'efficacité a été discutée, de la FAO et du Pnud à l'ONUDI, ce qui représenterait une économie possible, de 25 millions d'euros ; de procéder à une réduction des dotations budgétaires venant en accompagnement des concours FMI : économie possible au moins 25 millions ; à une réduction des frais de personnel des SCAC faisant doublons avec le personnel AFD enfin à une recherche forcenée d'économies sur tous les autres postes non prioritaires.

S'il y a une réelle volonté politique d'agir sur la situation au le Sahel, alors trouver 150 à 250 millions de subventions projet en aide bilatérale sur 4,2 milliards d'autorisations d'engagement doit être certainement possible.

Chacun doit comprendre qu'il y a urgence. Certes une aide à moyen et à long terme est indispensable, mais dans l'immédiat, l'urgence est de donner des ressources aux désoeuvrés, en particulier aux jeunes, pour éviter qu'ils ne se jettent dans les bras des trafiquants et des extrémistes, qui sont souvent les mêmes.

2. Mettre en place une stratégie d'influence et d'effet de levier au sein des instances multilatérales

Pourquoi avons-nous à la différence des Britanniques été historiquement incapables d'avoir une influence significative sur la nature des programmes et projets financés par l'aide multilatérale internationale et européenne ?

Notre approche en termes d'effet de levier dont nous nous vantons est purement statistique et globale.

Nous poussons ces instances à intervenir en Afrique. Très bien. Mais pour y faire quoi ? Et comment ? Nous ne nous en soucions pas assez. Notre influence n'est pas à la hauteur ni de nos compétences, ni des engagements humains et financiers que nous déployons.

Par exemple en Afrique seulement environ 13% des ressources IDA ont été affectés à une agriculture qui crée pourtant l'essentiel des emplois non administratifs.

Il y a en effet quatre principales façons d'influer concrètement sur l'action des multilatéraux c'est à dire les amener à faire ce que nous souhaitons, dans les géographies que nous souhaitons privilégier.

La plus efficace est de monter des cofinancements et des projets pilotes suivis de cofinancements. Or ce n'est pas dans notre culture. Nous avons trop la tradition du drapeau et nous manquons surtout de ressources en subvention pour cela.

La seconde façon est de disposer dans ces institutions d'un réseau dense de nationaux expérimentés capables de peser sur les choix de ces institutions. Malheureusement nos énarques ne parlent pas Anglais, n'ont pas de bagage technique et n'y font que très rarement carrière.

La troisième est de piloter habilement un important volume de fonds fiduciaires et de fonds d'étude ce qui demande des moyens financiers et humains pour assurer ce pilotage. Nous avons parfois des fonds fiduciaires mais nous ne savons pas les piloter.

La quatrième, la moins efficace, est de disposer au sein des bureaux des administrateurs d'équipes techniques solides qui renforcent ce dernier. Ce n'est pas le cas. Caricatural même à la Banque mondiale.

En conclusion, vos rapporteurs ne voient pas en quoi le fait de prévoir plus d'argent comme permet de l'envisager la conférence de Bruxelles, permettra d'obtenir de meilleurs résultats.


* 3 Afghanistan, Congo RDC, Cambodge, Haïti etc

* 4 Notons que sur ce montant une partie des financements provenait de bailleurs arables et ont été mis en place en fonction de logiques politiques avec un faible souci d'efficacité en terme de développement.

* 5 Rappelons par exemple que la participation de la France au fonds mondial SIDA est de 360 millions par an ce qui est disproportionné par rapport à nos ressources d'aide projet globales bilatérales en subvention (200 millions pour une vingtaine de pays) et contestable au vu de la mauvaise gestion de ce fonds. D'autres exemples de choix contestables peuvent être aisément identifiés pour peu que l'on veuille procéder à une analyse rigoureuse.

* 6 Une alternative peu satisfaisante mais sans doute envisageable en cas de blocage sur ce point consisterait à doter ce fonds multi-bailleurs d'un montant plus réduit de subventions et à compléter notre apport par un prêt de l'AFD type PTC à très faible taux, longue durée et important différé.

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