EXPOSÉ GÉNÉRAL
Mesdames, Messieurs,
Votre commission des lois s'est saisie pour avis du projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense et la sécurité nationale, déposé sur le bureau du Sénat le 2 août 2013.
En effet, ce projet de loi propose d'abord une importante évolution de la délégation parlementaire au renseignement, créée par la loi du 9 octobre 2007 qui avait été examiné au fond par votre commission des lois. Il s'agit de l'aboutissement d'une réflexion menée à la fois dans le cadre de l'élaboration du nouveau livre blanc de la défense et de la sécurité nationale 2014-2019 et dans celui des travaux de la délégation au renseignement elle-même. Lors de l'examen de la loi du 9 octobre 2007, le rapporteur du projet de loi au Sénat, notre collègue René Garrec, avait estimé que « les services de renseignement sont au coeur de l'action du Gouvernement en matière de sécurité intérieure et extérieure », et que les nouveau enjeux en la matière « rendent encore plus légitime et nécessaire la création d'un organe parlementaire chargé du suivi des services de renseignement ». Tenant compte de l'expérience du fonctionnement de la DPR au cours des cinq dernières années, le présent projet de loi représente une nouvelle étape importante dans l'établissement d'un contrôle démocratique sur les services de renseignement.
Par ailleurs, le projet de loi comprend plusieurs dispositions, modifiant le code de procédure pénale et le code de la sécurité intérieure et relatives à l'accès des services de renseignement à des traitements de données personnelles, qui relèvent également des compétences de votre commission. Ces dispositions, qui tendent à étendre l'utilisation possible de divers fichiers, appellent un examen attentif au regard de l'équilibre entre la protection de l'ordre public et celle des libertés individuelles.
Enfin, le projet de loi tend à opérer d'importantes modifications dans le domaine de la justice militaire. En effet, des craintes se sont manifestées sur des recours judiciaires abusifs qui mettraient en péril, notamment, les opérations menées par les forces armées françaises à l'étranger. Les dispositions en matière de procédure pénale et d'organisation de la justice ainsi proposées ont également fait l'objet d'un examen approfondi de votre commission des lois.
I. UNE ÉVOLUTION DU CADRE LÉGISLATIF DES SERVICES DE RENSEIGNEMENT
A. UNE RÉFORME ATTENDUE DE LA DÉLÉGATION PARLEMENTAIRE AU RENSEIGNEMENT
1. La délégation parlementaire au renseignement : une instance encore récente aux prérogatives limitées
Au sein des grandes démocraties occidentales, la France a été l'une des dernières à se doter d'un organe spécifiquement parlementaire de contrôle des services de renseignement. Les commissions compétentes en matière de sécurité intérieure et de défense entretiennent certes des relations avec les services, mais il s'agit plutôt de contacts ponctuels, en particulier lors de l'examen du budget.
Cette situation peut recevoir deux types d'explications.
D'abord, le monde politique français est longtemps resté distant à l'égard des questions de renseignement. Si la réticence du pouvoir exécutif à lancer une réflexion sur la forme que pourrait prendre le contrôle parlementaire peut sembler naturelle, la volonté d'établir un tel contrôle n'avait jamais été très forte au sein même du Parlement.
Ensuite, la France a confié à d'autres types d'instances, non parlementaires, une mission de contrôle sur certains aspects particuliers de l'activité des services de renseignement : la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, pour les écoutes ; la Commission consultative du secret de la défense nationale, pour l'accès aux documents classifiés ; la Commission de vérification des fonds spéciaux, pour le contrôle financier des actions les plus sensibles des services ; ou encore, dans une certaine mesure, la Commission nationale informatique et libertés, pour les fichiers utilisés à titre principal ou accessoire par les services de renseignement. Si des parlementaires siègent dans chacune de ces instances, aux côtés de hauts magistrats ou de personnalités qualifiées, il ne s'agit pas, en principe, d'organes parlementaires à proprement parler .
Par rapport à la situation antérieure, la création de la délégation parlementaire au renseignement (DPR) par la loi du 9 octobre 2007 a représenté une innovation remarquable. Il convient ainsi de souligner qu'elle a entraîné deux changements majeurs :
- d'une part, il existe désormais un cadre clair et solide au plan juridique en matière de protection du secret , pour le dialogue entre le Parlement et les services de renseignement ;
- d'autre part, la délégation peut se former une vision d'ensemble de l'organisation et de l'activité des services , qu'ils relèvent de la sécurité intérieure ou de la sécurité extérieure.
La composition de la délégation parlementaire au renseignement La délégation parlementaire au renseignement est un organe commun à l'Assemblée nationale et au Sénat. Elle compte huit membres : quatre députés, quatre sénateurs. Sur ces huit membres, quatre sont des membres de droit, à savoir les présidents des commissions compétentes en matière de sécurité intérieure - c'est-à-dire les commissions des Lois - et en matière de défense, dans chaque assemblée. Les quatre autres membres - deux députés et deux sénateurs - sont désignés par le président de chacune des deux assemblées, avec obligation d'assurer la représentation de l'opposition. La présidence de la délégation est exercée à tour de rôle, chaque année, par les présidents de commission, membres de droit. |
La délégation parlementaire au renseignement ne s'est pas substituée aux différents organes extra-parlementaires de contrôle précités. Ceux-ci continuent d'assurer leur mission de contrôle, notamment en matière d'écoute des communications ou d'utilisation des fonds spéciaux.
La loi du 9 octobre 2007 a attribué à la délégation parlementaire un rôle plus global, défini en des termes relativement généraux. La délégation « a pour mission de suivre l'activité générale et les moyens des services spécialisés » qui relèvent du ministère de la défense, du ministère de l'intérieur et du ministère des finances. Cette formulation, pourtant prudente, résulte d'une modification adoptée par votre commission, à l'initiative de son rapporteur M. René Garrec, pour renforcer les pouvoirs octroyés à la délégation par le projet de loi initial.
La délégation suit ainsi l'activité de la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), de la direction du renseignement militaire (DRM), de la direction de la protection de la sécurité et de la défense (DPSD), de la Direction nationale des enquêtes douanières (DNRED) et de la cellule Tracfin. Par ailleurs, au titre de la coordination, la délégation au renseignement est en contact régulier avec le Coordonnateur national du renseignement.
Dans le cadre de sa mission, la délégation est informée des éléments relatifs « au budget, à l'activité générale et à l'organisation des services ». En revanche, la loi exclut que la délégation obtienne des informations sur les activités opérationnelles en cours et leur financement, ainsi que sur les échanges avec les services étrangers .
Autre restriction, seuls les directeurs de service en fonction peuvent être auditionnés par la délégation , ce qui exclut les subordonnés et les anciens responsables.
Enfin, la loi du 9 octobre 2007 précise que les travaux de la délégation sont couverts par le secret de la défense nationale . Les personnels des assemblées qui assistent la délégation font l'objet d'une procédure d'habilitation. Les parlementaires et le secrétariat sont tenus, sous peine de sanctions pénales, de ne pas divulguer les éléments classifiés .
Depuis 2008, la délégation parlementaire au renseignement s'est réunie à un rythme régulier, en alternant des bilans périodiques avec les responsables des services sur les principales questions d'actualité et des réunions plus ciblées, centrées sur des problématiques particulières. Elle s'est rendue au sein des services pour visiter certaines installations ou pour s'informer sur divers procédés de recueil du renseignement. Elle a obtenu des éclairages précis sur certains types d'opérations ou de dossiers.
La loi du 9 octobre 2007 prévoit que la DPR publie un rapport d'activité, mais ce rapport ne peut contenir aucun élément d'information couvert par le secret de la défense nationale. Elle prévoit aussi que la délégation peut adresser des observations non publiques au Président de la République.
La délégation a choisi jusqu'à présent de s'en tenir dans son rapport public à des indications minimales et très générales sur son organisation et ses activités. La situation a cependant évolué pour le rapport 2012, qui est sensiblement plus complet que les précédents.
En revanche, elle a rédigé des documents classifiés destinés au Chef de l'État, et remis à lui en main propre.
Les contacts réguliers avec le coordinateur national du renseignement permettent à la délégation de savoir dans quelle mesure les questions qu'elle a soulevées ont pu être prises en compte.
Enfin, il convient de rappeler que la délégation a fait l'objet d'un certain nombre de critiques, arguant, compte tenu du caractère restreint des moyens d'investigation dont elle dispose (exclusivement des auditions, et pas de contrôle sur place ou sur pièce) de son incapacité à effectuer davantage qu'un suivi général de l'activité des services.
2. Le projet de loi : une avancée réelle mais limitée vers davantage de contrôle parlementaire
La réforme de la délégation parlementaire au renseignement proposée par le présent texte s'appuie sur les travaux du nouveau livre blanc pour la défense et la sécurité nationale ainsi que sur les rapports annuels de la DPR.
Les modifications proposées sont les suivantes :
- la délégation serait désormais chargée du « contrôle parlementaire » de l'action du gouvernement en matière de renseignement ainsi que de l'évaluation de la politique publique menée en la matière, alors qu'elle se voyait auparavant cantonnée à un « suivi général » de l'activité des services ;
- elle pourrait entendre, en sus des directeurs de service, le coordonnateur national du renseignement, le directeur de l'académie du renseignement, les directeurs d'administration centrale ayant à connaître des activités des services spécialisés de renseignement (autre que les directeurs de ces services) ainsi que, pour la présentation du rapport annuel de leur organisme, les présidents de la commission consultative du secret de la défense nationale et de la commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité ;
- la délégation pourrait se voir remettre deux documents : un rapport annuel de synthèse des crédits du renseignement et le rapport annuel de la communauté française du renseignement. Elle serait par ailleurs informée du plan national d'orientation du renseignement (PNOR), qui constitue une « feuille de route » succincte des services de renseignement ;
- enfin, la DPR « absorberait » partiellement la commission de vérification des fonds spéciaux (CVFS), qui deviendrait une formation spécialisée de la délégation, comprenant deux députés et deux sénateurs. En effet, si la CVFS comprend en principe des membres de la Cour des comptes, la commission est déjà, dans les faits, une instance parlementaire puisque ces membres de la juridiction financière ne participent pas dans les faits à ses travaux. L'unification des deux instances, aux compétences connexes, est une demande de longue date de la DPR et fait également l'objet d'une proposition du rapport de l'Assemblée nationale sur le cadre juridique applicable aux services de renseignement 1 ( * ) .
Ces avancées prennent acte de la relation de confiance qui s'est établie entre la délégation parlementaire au renseignement et les services spécialisés. Cette confiance a permis d'aller souvent au-delà de la lettre de la loi du 9 octobre 2007, de sorte que les nouvelles prérogatives conférées à la DPR constituent plutôt une validation de la pratique que l'ouverture de possibilités vraiment nouvelles.
3. La position de votre commission : aller vers un contrôle plus approfondi
Les nouveaux pouvoirs que le présent projet de loi entend confier à la DPR lui permettront certes de mieux exercer son rôle de contrôle de la politique du gouvernement en matière de renseignement. En particulier, les documents qui lui seraient transmis ou présentés, tels le PNOR, lui fourniront une référence utile pour l'évaluation ex post des résultats obtenus par le Gouvernement.
Toutefois, votre rapporteur a estimé que l'introduction de la notion de « contrôle » pour caractériser les missions de la DPR ne se traduisait pas réellement, à l'article 5, par un renforcement significatif des prérogatives lui permettant d'exercer ce contrôle. Cette insuffisance porte plus particulièrement sur quatre points :
- concernant les prérogatives de la DPR en matière de sujets traités, le projet de loi prévoit toujours que la délégation suit « l'activité générale » des services et que les informations et éléments d'appréciation qui peuvent lui être transmises ne doivent pas porter sur « les activités opérationnelles de ces services, les instructions données par les pouvoirs publics à cet égard et le financement de ces activités, ni sur les échanges avec des services étrangers ou avec des organismes internationaux compétents dans le domaine du renseignement . ». Si, selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel 2 ( * ) , le Parlement « ne saurait (...) intervenir dans la réalisation d'opérations en cours », cette limite ne lui interdit pas de s'informer sur l'activité opérationnelle des services, pour autant que les opérations dont il s'agit soient achevées . D'ailleurs, au cours des auditions qu'elle mène, la délégation est naturellement conduite à s'intéresser à ces opérations achevées, comme ce fut le cas pour l' « affaire Mérah » ou pour l'opération de Somalie. Dès lors, votre commission a adopté un amendement de votre rapporteur visant à n'exclure du champ de compétence de la DPR que les opérations en cours ;
- s'agissant des personnels des services de renseignement, la délégation parlementaire au renseignement ne peut entendre que les directeurs de ces services et non les autres chefs de service ou agents. Or , il peut être utile ou nécessaire de la délégation d'entendre également des agents sur certains sujets précis pour lesquels ceux-ci pourraient avoir une expertise particulière , comme par exemple en matière de systèmes informatiques. Toutefois, afin de respecter le principe selon lequel le directeur de service assume la responsabilité de l'ensemble des actes de ses agents accomplis dans le cadre de leurs missions, l'audition d'un agent apparaît devoir être subordonnée à l'accord de son directeur. Votre commission a adopté un amendement de votre rapporteur en ce sens.
- le projet de loi prévoit que la délégation peut se voir remettre certains documents (cf. ci-dessus). Afin de permettre à la DPR de diversifier ses sources d'information, votre commission vous propose de prévoir que la délégation est destinataire des informations utiles à l'accomplissement de sa mission . Cette formulation donnerait à la délégation une plus grande liberté d'action, lui permettant par exemple de rencontrer ses homologues étrangers ou de demander aux services des informations complémentaires de celles transmises par les ministres. En outre, la délégation pourrait prendre connaissance du PNOR, alors que le texte du Gouvernement prévoit simplement que la DPR recevrait une information sur le contenu de ce document. Votre commission a adopté des amendements de votre rapporteur insérant ces nouvelles prérogatives au sein de l'article 5 ;
- le projet de loi prévoit que le rapprochement de la délégation et de la commission de vérification des fonds spéciaux prendrait la forme de la création d'une sous-formation de la DPR consacrée au contrôle des fonds spéciaux, composée de deux députés et deux sénateurs choisis parmi les huit membres de la délégation. Cette création d'une DPR à géométrie variable a suscité une certaine perplexité chez votre rapporteur, qui y voit une source de complications.
En effet, seuls certains membres de la délégation auraient accès à certaines informations et ne pourraient pas, en théorie, évoquer ces informations avec les autres membres lors des réunions plénières de la délégation. En outre, dans cette configuration, il conviendrait de trouver de nouvelles modalités de fonctionnement pour le secrétariat de la commission, modalités qui pourraient revêtir une certaine complexité.
Dès lors, votre commission a adopté un amendement de votre rapporteur à l'article 6 , proposant une véritable fusion des deux instances. Bien entendu, les pouvoirs de contrôle sur pièce et sur place permettant de contrôler l'usage des fonds spéciaux ne pourront pas être utilisés par la délégation dans le cadre de sa mission de contrôle général de la politique du Gouvernement en matière de renseignement.
* 1 Ce rapport : « Evaluation du cadre juridique applicable aux services de renseignement » de MM. Jean-Jacques Urvoas et Patrice Verchère est consultable à l'adresse suivant : http://www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/rap-info/i1022.pdf.
* 2 Décision n° 2001-456 DC du 27 décembre 2001.