II. LA CROISSANCE DES INÉGALITÉS DE SANTÉ

Comme l'indiquait un des livres-manifestes du parti républicain en 1842, « un peuple maladif, lorsqu'aucune cause matérielle n'y contribue, est nécessairement un peuple qui a de mauvaises lois. » 29 ( * ) . Aujourd'hui, les mauvaises lois et la faiblesse des politiques conduites pour les pallier expliquent la croissance des inégalités de santé dans notre pays. Or, la santé est un des fondements du pacte social ; remettre en cause l'accès de tous aux soins est susceptible de lui porter une atteinte irrémédiable.

A. UN ÉCART CROISSANT ENTRE OBJECTIFS AFFICHÉS ET RÉALITÉ

Le système curatif français est l'un des meilleurs au monde et l'espérance de vie progresse : le Gouvernement a utilisé la répétition incantatoire de ces deux observations pour justifier des réformes sanitaires et sociales d'ampleur comme la fermeture des hôpitaux de proximité ou le report de l'âge de la retraite.

La réalité n'est pourtant pas si simple. « L'Etat de santé des Français apparaît globalement bon » selon la Drees 30 ( * ) ; mais elle ajoute aussitôt que « des disparités sensibles perdurent tant entre hommes et femmes qu'entre territoires ou entre catégories sociales et dans certains groupes de population ». En réalité, si l'on considère les inégalités territoriales de santé, ce n'est pas une persistance des inégalités que l'on constate, mais une augmentation.

1. Les inégalités territoriales de santé

Les travaux d'Emmanuel Vigneron, professeur d'aménagement sanitaire de l'université de Montpellier et membre du Haut Conseil de la santé publique 31 ( * ) , permettent de prendre une conscience exacte de ce fait. Il importe en effet de ne pas se contenter de la progression en moyenne des indicateurs de santé mais de prendre également en compte les écarts-types ainsi que les écarts relatifs qui reflètent les disparités territoriales par rapport à la moyenne. C'est alors une autre France qui apparaît, une France où inégalités territoriales et inégalités sociales se cumulent, car le prix du foncier cause l'éviction des populations fragiles des centres vers les périphéries des villes et des départements, et ce de manière croissante depuis trente ans. Ainsi, on constate que les écarts territoriaux de surmortalité, qui s'étaient réduits pendant la période des Trente Glorieuses, s'accroissent à nouveau depuis dix ans.

Evolutions cantonales défavorables de la mortalité prématurée
entre 1991-1997 et 2001-2007

Source : Emmanuel Vigneron,
« Les inégalités de santé dans les territoires français », Elsevier-Masson, 2011

La technicisation des soins, c'est-à-dire la nécessité de recourir à un appareillage lourd et coûteux, et la désertification médicale ont fortement contribué à une métropolisation des soins. Celle-ci laisse en retrait les populations les plus fragiles et cause même la dégradation relative de la situation des périphéries où sont cantonnés les moins favorisés. On peut ainsi constater, dans le département du Nord, l'évolution parallèle du quartier Euralille, récemment construit avec des infrastructures dynamiques, et la dégradation relative de la situation sanitaire de la zone de Fourmies.

Parallèlement à l'éloignement des services de santé, le reste à charge augmente et contribue à dégrader le niveau de santé.

Evolution tendancielle de quelques indices majeurs

Source : Emmanuel Vigneron,
« Les inégalités de santé dans les territoires français », Elsevier-Masson, 2011

Le nombre d'ablations des dents chez les femmes de moins de quarante-cinq ans est directement lié à la difficulté d'accéder géographiquement et financièrement à un dentiste et au fait qu'un dentier coûte moins cher que plusieurs interventions sur des dents malades. Ce sacrifice de dents saines chez des personnes jeunes est une défaite de la santé publique.


Des disparités sociales et territoriales persistantes

A âge et à sexe égal, l'existence et l'importance des problèmes de santé sont d'abord liées à la position sociale et au niveau d'études. Tous les indicateurs, que ce soit l'état général de santé déclaré, la mortalité, la mortalité prématurée, l'espérance de vie, la morbidité déclarée ou mesurée ou le recours aux soins, font apparaître un gradient selon la catégorie professionnelle ou le niveau d'études. On observe une diminution graduelle du risque tout au long de la hiérarchie sociale sans aucun effet de seuil. Ce phénomène est connu sous le terme de « gradient social de santé ».

De nombreuses recherches se sont attachées à identifier les facteurs de ces inégalités. Parmi ceux qui ont été avancés, on trouve : les conditions de vie et notamment de travail ; les modes de vie et comportements à risque ; le rôle cumulatif des différences de conditions de vie au cours de l'existence ; la causalité inverse selon laquelle l'état de santé expliquerait les différences de revenus ; l'effet de la structure sociale (position relative, domination hiérarchique et perte d'autonomie) ; le rôle du système de santé et de soins ; certains facteurs nationaux dont pourraient faire partie les politiques sanitaires et sociales etc. Aucune de ces hypothèses ne suffit à elle seule à expliquer le phénomène, qui résulte à l'évidence de causalités combinées. Ce sont souvent les mêmes populations, les moins favorisées (faible revenu, peu diplômées), qui cumulent les expositions aux différents facteurs de risque pour la santé, que ce soit dans l'environnement professionnel (exposition au travail physiquement pénible, au travail de nuit, aux produits toxiques, etc.) ou dans l'environnement familial (pollutions affectant le logement comme le bruit, la mauvaise qualité de l'air ou de l'eau, etc.). Ce sont elles aussi qui ont le plus souvent les comportements défavorables à la santé (notamment en matière de nutrition, d'activité physique, de prévention, etc.).

Les inégalités s'inscrivent dès le plus jeune âge : les enfants d'ouvriers, de même que les enfants scolarisés en zone d'éducation prioritaire (Zep) ou en zone rurale ont un état de santé buccodentaire plus mauvais ou sont plus souvent en surcharge pondérale que les autres enfants. Si des évolutions favorables peuvent être observées dans toutes les catégories sociales pour l'état de santé bucco-dentaire, les inégalités persistent. Pour la surcharge pondérale, elles s'aggravent. Ainsi la prévalence de la surcharge pondérale chez les enfants de 10-11 ans dont le père est cadre ou de profession intellectuelle supérieure a diminué, passant de 12,8 % (dont 1,3 % d'obèses) en 2001-2002 à 7,4 % (dont 0,6 % d'obèses) en 2004-2005. En revanche, chez les enfants dont le père est ouvrier, la prévalence de la surcharge pondérale est restée stable (23,3 % en 2001-2002 et 24,5 % en 2004-2005) et la prévalence de l'obésité a augmenté de 5,1 % à 6,1 % au cours de la même période. L'écart entre les cadres et les ouvriers s'est ainsi accru : en 2004-2005 on dénombre dix fois plus d'enfants obèses chez les ouvriers que chez les cadres, contre quatre fois plus en 2001-2002. Ces inégalités perdurent chez les adultes. Ainsi, les adultes en surcharge pondérale, et plus spécifiquement le nombre des obèses, ont été en forte croissance pendant les années 1990. Les évolutions plus récentes montrent un infléchissement des augmentations de prévalence d'obésité ; pour autant, celle-ci continue de progresser, notamment chez les femmes et les disparités sociales semblent s'accroître.

Les inégalités sociales de mortalité sont également importantes. L'écart d'espérance de vie à trente-cinq ans entre cadres et ouvriers est de sept ans pour les hommes et de trois ans pour les femmes. En outre, plus l'espérance de vie est courte, plus elle est grevée d'incapacités fonctionnelles. Les différences sociales d'espérance de vie sans incapacité perdurent après soixante ans, témoignant d'un effet de long terme de la catégorie socioprofessionnelle et des conditions de vie qui lui sont associées. Ces inégalités d'espérance de vie se doublent par ailleurs d'inégalités dans le nombre d'années vécues en bonne santé. Ainsi, au sein d'une durée de vie déjà plus courte, les ouvriers vivent un plus grand nombre d'années avec des problèmes de santé. De manière générale, plus l'espérance de vie est courte, plus les années d'incapacité sont nombreuses. Seuls les agriculteurs bénéficient d'une espérance de vie plus longue que la moyenne mais avec aussi davantage d'années avec des limitations fonctionnelles.

Certains dispositifs comme le dépistage organisé pourraient contribuer à la réduction des inégalités de santé. La généralisation du dépistage organisé du cancer du sein en France date de mars 2004. Dans les enquêtes en population générale, la proportion de femmes déclarant avoir réalisé une mammographie dans les deux ans est un peu inférieure à 80 % mais elle a augmenté entre 2000 et 2008 et les écarts entre les classes d'âge se sont atténués. Ainsi, si dans les classes sociales les moins favorisées, le taux de couverture est plus faible, les disparités socio-économiques semblent se réduire progressivement.

Les dispositifs comme la couverture maladie universelle (CMU) et les permanences d'accès aux soins de santé (PASS) ont pour objectif d'améliorer l'accès aux soins des personnes en situation précaire. En matière d'accès aux soins, des obstacles financiers peuvent toutefois persister. En 2008, 15 % des personnes adultes de dix-huit ans ou plus déclaraient avoir renoncé à des soins pour des raisons financières au cours des douze derniers mois. Les renoncements sont toujours concentrés sur un nombre limité de soins, ceux pour lesquels les dépenses restant à la charge du ménage sont les plus importantes. Ainsi, 47 % des renoncements concernent la santé bucco-dentaire, 18 % l'optique et 12 % les soins de spécialistes. Ce renoncement est plus fréquent pour les femmes (18 %) que pour les hommes (12 %). L'absence de couverture complémentaire est le facteur principal du renoncement.

Quand les données régionales ou départementales existent, on constate des différences territoriales sensibles en matière de mortalité comme de morbidité pour de nombreux problèmes de santé. Pour la mortalité évitable, par exemple, il existe un gradient nord-sud, particulièrement marqué pour les hommes, les régions du sud de la France connaissant une situation plus favorable. Ces disparités, en partie liées à des différences territoriales de structures démographiques ou sociales, témoignent toutefois de besoins de santé différenciés. Des disparités existent également entre la métropole et les départements d'outre-mer. Ainsi, les disparités sont particulièrement marquées entre la métropole et la Guadeloupe, la Guyane et la Réunion, pour les taux de prématurité et d'enfant de petit poids qui y sont en 2010 près de deux fois plus élevés qu'en métropole. On pourrait également citer les indicateurs de mortalité infantile et périnatale, les taux d'IVG notamment chez les mineures, certains indicateurs de morbidité (diabète, hypertension artérielle par exemple) ou de mortalité spécifique.

Les inégalités sociales de santé sont liées outre à l'accessibilité financière et géographique aux soins, à des facteurs structurels relevant, pour l'essentiel, d'autres secteurs que le secteur sanitaire. Elles sont largement le résultat des autres inégalités sociales qui caractérisent un pays à un moment donné de son histoire et de son développement économique. Les actions à mener pour réduire les inégalités sociales de santé se situent donc en grande partie dans le champ d'autres politiques publiques, et notamment des politiques fiscales et sociales, éducatives et environnementales. Le Parlement européen a adopté une résolution en faveur de la réduction des inégalités de santé dans l'Union Européenne. Cette résolution rappelle aux Etats membres que la lutte contre les inégalités de santé est une priorité à mettre en oeuvre dans les principes du « Health in all policies » (une inclusion de la santé dans toutes les politiques). Il rappelle que la lutte contre les inégalités de santé ne pourra être efficace sans une politique commune et des stratégies de santé publique coordonnées et que la lutte contre les inégalités socio-économiques a également un impact fort sur les inégalités de santé. Réaliser des progrès dans la lutte des inégalités sociales de santé ne pourra donc se faire qu'au prix d'un développement fort de l'interministérialité, comme le souligne le rapport du Haut Conseil de la santé publique sur les inégalités sociales de santé.

Source : suivi des objectifs de la loi de santé publique,
L'état de santé de la population en France, synthèse du rapport 2001, Drees, 17 novembre 2011.

2. Des indicateurs inadéquats

Développer la politique de prévention est le premier but affiché de la mission « Santé ». Un des neuf objectifs officiels, l'objectif n° 2, est de plus explicitement la réduction des inégalités territoriales et sociales de santé. Néanmoins les indicateurs liés à la politique de prévention (dépistage du Sida, participation aux campagnes de dépistage du cancer du sein et consommation d'alcool) ne permettent pas d'évaluer l'évolution de pathologies plus communes (problèmes dentaires, cataractes, problèmes dermatologiques) qui se développent plus largement dans certaines parties de la population en raison du manque de soins et sont les marqueurs sociaux de la précarité, identifiés comme tels par l'institut de veille sanitaire (InVS).

Le décalage entre les indicateurs choisis et la réalité sociale explique la faiblesse de l'action gouvernementale. C'est sans doute pour cette raison que les « éléments de réflexion pour une politique nationale de santé » soumis à la conférence nationale de santé en juin 2011, proposent de rompre avec « une action contre les inégalités de santé jusqu'à présent trop souvent limitée aux populations les plus vulnérables » afin « de renverser l'approche et de la positiver en une finalité de promotion de l'égalité devant la santé, impliquant, selon un principe d'équité, d'apporter ce qui est nécessaire à chaque individu ou chaque groupe, selon ses besoins, pour qu'il puisse développer et maintenir son capital santé, en s'attaquant aux déterminants des inégalités de santé . » L'approche en question doit permettre de combiner la prise en compte des besoins individuels et celle des « éventuels besoins spécifiques des différents groupes de populations ». Votre rapporteur est sceptique quant à la portée pratique de ces réflexions complexes et ambitieuses qui sont d'abord centrées sur l'individu.

Il faut veiller à ce que la responsabilisation de chacun en matière de santé ne serve pas à décrédibiliser les politiques de l'Etat. C'est pourtant l'orientation choisie par les lobbys industriels, tant dans le domaine de l'alcool que dans l'ensemble du secteur agro-alimentaire, afin de brouiller les campagnes de prévention. La faiblesse des moyens financiers de l'Etat le rend à cet égard particulièrement vulnérable : comme l'a souligné Thanh Le Luong, directrice générale de l'Inpes, une campagne de l'institut contre l'alcool mobilise un budget de 3 millions d'euros, tandis que le budget de publicité annuel des industries de l'agro-alimentaire est de 1,5 milliard. Or, l'idée que les comportements de chacun sont les vrais déterminants de sa santé est fausse. Ainsi que le montrent les études menées depuis vingt ans en matière d'égalité de santé, les facteurs individuels sont pris dans un ensemble bien plus large de déterminants, qui englobe les conditions socio-économiques, culturelles et environnementales.

Les déterminants de santé

Légende française :

Conditions générales économiques, culturelles et environnementales

Agriculture et production de la nourriture

Education

Travail et environnement

Conditions de vie et de travail

Chômage

Eau et assainissement

Services de santé

Logement

Réseaux sociaux et communautaires

Facteur individuels

Age, sexe et facteurs constituants

Source : Göran Dalgren et Margaret Whitehead,
« Policies and srategies to promote social equity in health », Institute for futures studies, 1991

Seule une approche sociale globale est donc de nature à permettre véritablement d'améliorer l'état de santé de la population.


* 29 Auguste Dumont s.v Salubrité in Dictionnaire Politique de Garnier-Pagès, 1842.

* 30 Suivi des objectifs de la loi de santé publique, L'état de santé de la population en France, synthèse du rapport 2001, Drees, 17 novembre 2011.

* 31 Voir notamment son ouvrage de synthèse, « Les inégalités de santé dans les territoires français », Elsevier-Masson, 2011, publié en partenariat avec Sanofi Aventis.

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