II. DES INQUIÉTUDES NÉANMOINS RÉELLES
A. UNE PRIORITÉ ABSOLUE : LA LUTTE CONTRE LE PIRATAGE
1. Un phénomène de grande ampleur
Le téléchargement illégal est un phénomène de masse qui contribue fortement à la dévalorisation de la création cinématographique, tant en salles que sur le marché de la vidéo locative.
D'après l'évaluation réalisée en juin 2007, pour la deuxième année consécutive, par le CNC et l'Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle (ALPA), plus de 92 % des films piratés et déjà sortis en salle en 2004/2005 étaient disponibles sur les réseaux « pair à pair » avant leur sortie vidéo sur le territoire français. L'impact de la piraterie semble être plus marqué sur le marché de la vidéo que sur celui de la salle de cinéma.
38 % des films sortis en salle sont piratés sur Internet, étant précisé que les films américains en version française sont deux fois plus nombreux à l'être que les films français (72,7 % contre 26,8 %). Cependant les films français piratés génèrent plus de 56 % des entrées des films français en salle (contre néanmoins 70 % en 2003/2004).
En moyenne, un film en version française pirate est disponible un mois et 15 jours après sa sortie dans les salles, ce délai étant porté à 3 mois et 25 jours pour les films français, contre 4 mois et 3 jours l'année précédente, ce qui marque un net raccourcissement du délai de mise à disposition via Internet.
Par ailleurs, 34,5 % des films piratés sur Internet sont disponibles avant leur sortie dans les salles françaises. Les films américains sont cependant les plus concernés par ce phénomène, à hauteur de 53 %, contre seulement trois films français. Pour ce qui concerne les films français, ce phénomène est donc marginal, après avoir été inexistant en 2003/2004.
Il faut relever le caractère varié des films « pirates » présents sur Internet : 400 oeuvres cinématographiques en version française (contre 468 cependant l'année précédente), dont un tiers de films français.
S'agissant de la source de piraterie sur Internet, on constate que 70 % de ces fichiers sont issus de DVD disponibles dans le commerce, 14 % proviennent de DVD promotionnels, environ 11 % d'enregistrements pirates réalisés dans les salles de cinéma et plus de 5 % de sources professionnelles.
L'ampleur des échanges illicites d'oeuvres sur Internet est donc considérable. Ceux-ci contribuent à alimenter l'idée que la création est gratuite.
Or, ainsi que l'a affirmé M. Denis Olivennes 1 ( * ) : « La culture n'est pas une simple marchandise. Mais, elle n'est pas non plus gratuite. C'est bien par l'effet du marché que les oeuvres de l'esprit ont cessé d'être réservées à une élite pour devenir accessibles à tous. Or c'est cela qui est en péril aujourd'hui : la création et la diversité culturelle sont moins menacées par l' « impérialisme américain » ou la « tyrannie du divertissement » que par le piratage. La culture de la gratuité tue la culture. »
« Sans ce droit de propriété qui sacre l'auteur et fabrique l'incitation économique à créer et à diffuser des oeuvres, le développement de la société de consommation dans ce domaine n'aurait probablement jamais eu lieu. Ce droit va d'ailleurs traverser avec efficacité les inventions successives des supports de la création (cinéma, radio, télévision...). Il deviendra transversal à toutes les « industries culturelles ».
2. La nécessaire lutte contre le téléchargement illégal
a) Les évolutions juridiques et technologiques récentes
C'est pourquoi tant les professionnels du secteur que les pouvoirs publics accordent une priorité absolue à la lutte contre le téléchargement illégal d'oeuvres culturelles.
Rappelons, à cet égard, les termes de la lettre de mission de M. Nicolas Sarkozy, Président de la République, à Mme Christine Albanel, ministre de la culture et de la communication : « L'environnement dans lequel s'inscrit la politique culturelle est en pleine transformation. La révolution numérique crée une possibilité d'accès quasi infinie aux oeuvres de l'esprit, tout en menaçant gravement la création par les atteintes aux droits d'auteur et aux droits voisins qu'elle permet... ».
En effet, comme l'a clairement rappelé le Conseil constitutionnel, l'univers de l'immatériel ne déroge pas au nécessaire respect des droits et libertés d'autrui, et particulièrement aux règles de la propriété.
Les débats de la loi n° 2006-961 du 1 er août 2006 sur les droits d'auteur et droits voisins dans la société de l'information, dite loi DADVSI, ont montré toute la difficulté de transposer dans l'univers numérique les possibilités d'usage qu'avaient les consommateurs dans le champ analogique. Rappelons qu'à l'initiative du Sénat, le Parlement a créé une autorité administrative indépendante chargée de réguler l'interopérabilité 2 ( * ) . Le législateur a également veillé à préserver le périmètre de la copie privée dans l'environnement numérique. La loi a créé un dispositif complet de lutte contre les comportements les plus graves, les pirates « ordinaires », pour leur part, tombant sous le coup du délit de contrefaçon.
Cependant, les débats qui se sont déroulés, le samedi 20 octobre dernier, à l'occasion des Rencontres de Dijon organisées par la société civile des auteurs-réalisateurs-producteurs (ARP), ont montré qu'aucun moyen pertinent n'a été trouvé pour lutter contre la contrefaçon de masse, la mise en oeuvre des sanctions inscrites dans la loi permettant difficilement le traitement d'un tel phénomène.
En outre, depuis l'adoption de la loi DADVSI, les technologies et les comportements des internautes ont continué à évoluer. Il est, par conséquent, particulièrement difficile de réglementer un secteur aussi mutant.
Ainsi, les internautes utilisent de plus en plus de services procurant un anonymat total, tant en téléchargement qu'en mise à disposition. Par ailleurs, on a assisté cette année à la multiplication de « sites communautaires », permettant la mise en ligne de contenus illégaux avec un visionnage instantané qui évite le préalable du téléchargement. En outre, de nouveaux sites devraient apparaître, apportant une meilleure qualité de son et d'image.
Enfin, les technologies développant les offres légales bouleversent, elles aussi, les modalités d'appréhension du phénomène. Tel est le cas notamment de la possibilité de télécharger à la demande des films diffusés au préalable sur une télévision (ce que l'on appelle la « catch-up télé »).
Toutefois, l'évolution des technologies inspire également un certain optimisme , en raison :
- du développement à la fois des techniques de reconnaissance et de régulation des contenus (filtrage) et de celles liées au marquage et à l'identification des oeuvres ;
- ainsi que du lancement d'offres commerciales annoncées récemment par certains fournisseurs d'accès Internet, en partenariat avec des producteurs, des sites Internet et des sociétés d'auteurs.
b) Les réponses apportées par les pays étrangers
Quelles sont les réponses apportées à ce phénomène par nos partenaires étrangers ?
Les expériences positives menées dans d'autres pays européens, en particulier en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas, ou aux États-Unis, semblent montrer que l'information et la sensibilisation des internautes à la nécessité de protéger la propriété intellectuelle sont des éléments cruciaux et efficaces dans la lutte contre la contrefaçon numérique.
Ainsi, par exemple, les États-Unis mettent en oeuvre une sorte de réponse graduée contractuelle, dans le cadre d'accords individuels entre certains studios et certains fournisseurs d'accès Internet (FAI).
Le schéma est le suivant :
- les studios américains ont recours à une technologie indienne leur permettant d'identifier les titres piratés sur Internet ainsi que les adresses IP des utilisateurs concernés ;
- ils peuvent transmettre ces adresses aux FAI, qui identifient les abonnés correspondant à ces adresses IP ;
- la riposte varie ensuite d'un FAI à l'autre. En général, un premier message attire l'attention de l'utilisateur sur l'illégalité de son action, accompagné d'une lettre du studio détenteur des droits. Puis, en cas de récidive, un second message indiquant que l'accès Internet va être suspendu pour quelques heures est envoyé à l'abonné. Enfin, en cas de récidive multiple, le FAI procède à une suspension complète de l'abonnement. Selon la Motion Picture American Association (MPAA), aucun FAI n'a eu recours à cette alternative à ce jour.
Le droit français est certes différent. L'impact positif de la stratégie américaine devrait néanmoins inciter à nous en inspirer.
c) La mission confiée à M. Denis Olivennes
Votre commission se réjouit de l'accord signé le 23 novembre 2007 à l'Elysée suite aux conclusions de la mission confiée à M. Denis Olivennes sur la lutte contre le téléchargement illicite et le développement des offres légales d'oeuvres musicales, audiovisuelles et cinématographiques.
Cet accord figure dans l'encadré ci-après :
ACCORD POUR LE DÉVELOPPEMENT ET LA PROTECTION
DES OEUVRES
Notre pays dispose de l'une des industries de contenus les plus fortes de la planète ; c'est une chance pour la préservation et le développement de l'identité et du rayonnement culturels de la France et de l'Europe. Il bénéficie aussi de l'une des industries de l'accès Internet haut débit les plus développées du monde ; c'est un avantage considérable dans la bataille de l'économie immatérielle. Ces atouts ne doivent pas s'annuler mais au contraire se compléter, pour le plus grand intérêt du consommateur qui disposera ainsi de réseaux puissants de distribution et de contenus riches et divers. C'est avec cette ambition que les parties au présent accord ont souhaité mener une action concertée et lisible dans la lutte contre l'atteinte portée aux droits de propriété intellectuelle sur les réseaux numériques et, à cet effet, de manière pragmatique, tout à la fois favoriser l'offre légale de contenu sur Internet au profit des consommateurs et mettre en oeuvre, dans le respect des libertés individuelles, des mesures originales de prévention du piratage. Dans cet esprit, les parties sont convenues des principes suivants : 1. Les pouvoirs publics s'engagent : à proposer au Parlement les textes législatifs et à prendre les mesures réglementaires, permettant de mettre en oeuvre un mécanisme d'avertissement et de sanction visant à désinciter l'atteinte portée aux droits de propriété intellectuelle sur les réseaux numériques. Ce mécanisme devrait reposer sur le principe de la responsabilité de l'abonné du fait de l'utilisation frauduleuse de son accès, actuellement posé à l'article L. 335-12 du Code de la propriété intellectuelle, et sera piloté par une autorité publique spécialisée, placée sous le contrôle du juge, en sorte de garantir les droits et libertés individuels. Cette autorité sera dotée des moyens humains et techniques nécessaires à l'avertissement et à la sanction. Sur plainte des ayants droit, directement ou à travers les structures habilitées par la loi à rechercher les manquements au respect des droits, elle enverra sous son timbre, par l'intermédiaire des fournisseurs d'accès à Internet, des messages électroniques d'avertissement au titulaire de l'abonnement. En cas de constatation d'un renouvellement du manquement, elle prendra, ou saisira le juge en vue de prendre, des sanctions à l'encontre du titulaire de l'abonnement, allant de l'interruption de l'accès à Internet à la résiliation du contrat Internet ; - cette autorité disposera des pouvoirs de sanction à l'égard des fournisseurs d'accès qui ne répondraient pas, ou pas de manière diligente, à ses injonctions. Elle rendra publiques des statistiques mensuelles faisant état de son activité - cette autorité disposera également, sous le contrôle du juge, de la capacité d'exiger des prestataires techniques (hébergeurs, fournisseurs d'accès, etc.) toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d'un service de communication en ligne ; à constituer, après avis de la Commission nationale de l'informatique et des libertés, un répertoire national des abonnés dont le contrat a été résilié pour les motifs évoqués ci-dessus ; à publier mensuellement un indicateur mesurant, par échantillonnage, les volumes de téléchargements illicites de fichiers musicaux, d'oeuvres et de programmes audiovisuels et cinématographiques ; à solliciter de l'Union européenne une généralisation à l'ensemble des biens et services culturels du taux de TVA réduit, cette mesure devant bénéficier en tout ou partie au consommateur à travers une baisse des prix publics. 2. Les ayants droit de l'audiovisuel, du cinéma et de la musique ainsi que les chaînes de télévision s'engagent : à s'organiser pour utiliser les dispositifs légaux existants et à collaborer de bonne foi avec les plates-formes d'hébergement et de partage des contenus pour évaluer, choisir et promouvoir des technologies de marquage et de reconnaissance des contenus (fingerprinting ou watermarking) communes aux professions concernées, ainsi que pour mettre à disposition les sources permettant l'établissement des catalogues d'empreintes de référence aussi larges que possible, étant rappelé que le développement de ces techniques ne limite pas l'obligation faite aux plates-formes d'engager toute mesure visant à combattre la mise en ligne illicite de contenus protégés ; à aligner, à compter du fonctionnement effectif du mécanisme d'avertissement et de sanction, l'ouverture effective de la fenêtre de la vidéo à la demande à l'acte sur celle de la vidéo physique ; à ouvrir des discussions devant conduire, dans un délai maximal d'un an à compter du fonctionnement effectif du mécanisme d'avertissement et de sanction, à réaménager, sous l'autorité du ministère de la Culture et de la Communication, la chronologie des médias avec notamment pour objectif de permettre une disponibilité plus rapide en ligne des oeuvres cinématographiques et de préciser les modalités d'insertion harmonieuse de la fenêtre de la vidéo à la demande dans le système historique de segmentation en fenêtres d'exploitation de cette chronologie ; à faire leurs meilleurs efforts pour rendre systématiquement disponibles en vidéo à la demande les oeuvres cinématographiques, dans le respect des droits et exclusivités reconnus ; à faire leurs meilleurs efforts pour rendre disponibles en vidéo à la demande les oeuvres et programmes audiovisuels et accélérer leur exploitation en ligne après leur diffusion, dans le respect des droits et exclusivités reconnus ; à rendre disponible, dans un délai maximal d'un an à compter du fonctionnement effectif du mécanisme d'avertissement et de sanction, les catalogues de productions musicales françaises pour l'achat au titre en ligne sans mesures techniques de protection, tant que celles-ci ne permettent pas l'interopérabilité et dans le respect des droits et exclusivités reconnus. 3. Les prestataires techniques s'engagent : S'agissant des fournisseurs d'accès à Internet : - à envoyer, dans le cadre du mécanisme d'avertissement et de sanction et sous le timbre de l'autorité, les messages d'avertissement et à mettre en oeuvre les décisions de sanction ; - dans un délai qui ne pourra excéder 24 mois à compter de la signature du présent accord, à collaborer avec les ayants droit sur les modalités d'expérimentation des technologies de filtrage des réseaux disponibles mais qui méritent des approfondissements préalables, et à les déployer si les résultats s'avèrent probants et la généralisation techniquement et financièrement réaliste ; S'agissant des plates-formes d'hébergement et de partage de contenus à collaborer de bonne foi avec les ayants droit, sans préjudice de la conclusion des accords nécessaires à une utilisation licite des contenus protégés, pour : - généraliser à court terme les techniques efficaces de reconnaissance de contenus et de filtrage en déterminant notamment avec eux les technologies d'empreinte recevables, en parallèle aux catalogues de sources d'empreinte que les ayants droit doivent aider à constituer ; - définir les conditions dans lesquelles ces techniques seront systématiquement mises en oeuvre. Ces principes généraux, une fois mis en oeuvre, feront l'objet, après un an d'exécution, d'une réunion des signataires du présent accord sous l'égide du ministère de la Culture et de la Communication et du ministère de l'Économie, des Finances et de l'Emploi qui donnera lieu à l'établissement d'un rapport d'évaluation rendu public. |
Par ailleurs, sachant qu'une partie des sources de la piraterie sont professionnelles, ainsi qu'il a été dit précédemment, votre rapporteur juge nécessaire que l'ensemble des intervenants techniques, artistiques et financiers du secteur du cinéma adoptent tous les moyens susceptibles d'empêcher le vol ou la fuite des oeuvres et de favoriser leur traçabilité.
3. L'éventuelle révision de la chronologie des médias en débat
La renégociation de l'accord VOD sur le cinéma et les réflexions sur la stratégie à conduire pour lutter contre le téléchargement illégal conduisent les professionnels à s'interroger sur la pertinence des règles applicables en matière de chronologie des débats.
Ce débat s'est poursuivi en 2007 et, à l'occasion des auditions qu'il a organisées, votre rapporteur a constaté que cette question ne faisait pas plus que l'an dernier, l'objet d'un consensus parmi les professionnels.
Un certain nombre d'entre eux, tels que les éditeurs et distributeurs de vidéo numérique ou la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), estiment nécessaire de modifier cette chronologie, en alignant le régime de la VOD sur celui applicable à la vidéo physique (c'est-à-dire six mois après la sortie en salle). Une telle mesure leur semble de nature à permettre le développement d'offres légales de VOD larges et attractives. Selon eux : « c'est, en effet, en faisant bénéficier le public d'un accès à des oeuvres de cinéma en ligne élargies et attrayantes, en promouvant une exploitation accrue et transparente des oeuvres cinématographiques et audiovisuelles et en offrant aux FAI des garanties leur permettant d'envisager un développement et un élargissement de leurs catalogues et de leurs offres que la politique de lutte contre le téléchargement illicite de films trouvera toute sa cohérence » 3 ( * ) .
D'autres professionnels, dont la Fédération nationale des cinémas par exemple, souhaitent distinguer le problème de la lutte contre la piraterie et la question de la chronologie des médias. Ils craignent, en effet, qu'une réduction du délai imposé pour la diffusion des VOD n'entraîne un affaiblissement des salles de cinéma, ceci alors même que la contribution des salles à la création cinématographique est plus importante que tout autre diffuseur : 50 % de la recette guichet est reversée aux ayants-droit, contre 20 % pour la vidéo, 9 % pour Canal + et 3,2 % pour les chaînes en clair. En outre, une telle approche leur paraîtrait inefficace dans la mesure où le délai moyen de mise à disposition illégale d'un film sur Internet s'avère très inférieur à six mois. Enfin, l'exemple américain montrerait l'insuffisance du développement des offres légales. Certains craignent également qu'une telle disposition ne déstabilise le marché de la vidéo (qui représente 1,7 milliard d'euros) pour favoriser l'émergence de ce nouveau support qu'est la VOD.
* 1 « La gratuité, c'est le vol. » de M. Denis Olivennes - Éditions Grasset - 2007.
* 2 Autorité de régulation des mesures techniques.
* 3 Voir les propositions de la SACD à la mission Olivennes (septembre 2007).