B. UNE HAUSSE DE LA PRODUCTION ET DE LA FRÉQUENTATION
1. Une évolution structurellement favorable
a) La vitalité de la production
En 2005, la production de films a continué a progressé, marquant ainsi un record absolu du nombre de films agréés par le CNC : 240 films, dont 187 films d'initiative française, contre respectivement 203 et 167 l'année précédente.
On enregistre ainsi, en 10 ans, de 1996 à 2005, une augmentation de 37 % du nombre de films sortis en salles, en première exclusivité, soit 10 nouveaux films en moyenne chaque semaine.
b) Une évolution positive, bien qu'erratique, de la fréquentation
Cette vitalité de la production s'est, en revanche, accompagnée d'une baisse assez sensible de la fréquentation des salles, avec 146 millions d'entrées, contre 168,4 millions d'entrées en 2004. En outre, cette diminution de la fréquentation a touché plus particulièrement les films français (- 14 %) ; le nombre d'entrées reste toutefois à un niveau très supérieur à la moyenne des dix dernières années.
On note une sensible amélioration pour l'année en cours. En effet, sur les dix premiers mois de l'année 2006 , on estime à 151,17 millions le nombre d'entrées dans les salles, soit 10,4 % de plus que sur la même période en 2005.
c) Une progression de la part de marché des films français
Par ailleurs, sur les dix premiers mois de l'année 2006, la part de marché des films français est estimée à 43,7 % contre 36,9 % sur la même période en 2005. La part de marché des films américains est estimée à 47,3 %.
2. Les problèmes liés à la diffusion en salles
a) La dégradation des conditions de sortie des films en salles
Il est évident que la concomitance de la surabondance de l'offre et de la diminution de la fréquentation en salles en 2005 a exacerbé les difficultés liées à l'encombrement des salles et à la difficulté pour un certain nombre de films de trouver leur public, faute d'une exposition suffisante.
Les professionnels attribuent l'inflation des sorties de films à plusieurs facteurs :
- les conditions de financement, regardées par certains comme pouvant contribuer à l'emballement des sorties ;
- la création, par les chaînes de télévision, de filiales qui interviennent sur le marché de la distribution en salles en diffusant un nombre de films relativement important (une cinquantaine par an en moyenne) ;
- les aides à la distribution, sachant toutefois que les films qui en sont bénéficiaires (du moins pour certaines d'entre elles) disposent généralement d'une surface d'exposition réduite ;
- le nombre relativement important de films américains (une cinquantaine par an en moyenne) autres que ceux des « majors » américaines, sortis par des distributeurs qui ne sont adossés ni aux groupes cinématographiques intégrés ni aux chaînes de télévision ;
- les sorties dites « techniques », qui permettent à un certain nombre de films de remplir, du fait de leur sortie en salles, les conditions nécessaires à leur diffusion sur les autres supports ;
- les oeuvres dont la première diffusion fait l'objet d'une « avant-première » à la télévision juste avant leur diffusion en salles ;
- le poids grandissant des multiplexes (ils représentent près de la moitié des entrées) qui ont besoin d'une offre de films abondante, ainsi que la place déterminante de ce type d'équipements au sein des deux plus grands circuits français (EuroPalaces et UGC) ;
- la mise en place par ces deux grands circuits de formules d'abonnement de type "entrées illimitées", dont le principe suppose une offre importante de films ;
- les besoins en films des chaînes de télévision à péage ;
- les contrats d'exclusivité en « achats groupés » passés par Canal Plus et TPS avec les principales "majors" et les studios indépendants américains.
Il convient d'ajouter que l'accroissement considérable du nombre de copies de films amplifie ce phénomène . Avec plus de 75 000 copies en 2005, leur nombre a plus que doublé en 10 ans, alors que le nombre de téléspectateurs augmentait de 28 % au cours de la même période. Il en résulte une baisse très sensible du nombre de spectateurs par copie, de l'ordre de 30 %. Ainsi, la durée d'exposition des films s'en est trouvée raccourcie.
Cette situation résulte notamment de l'accroissement du parc de salles, de l'amélioration de la desserte des salles situées dans des villes moyennes ou petites -et dont il convient de se réjouir-, de la demande croissante du public à bénéficier immédiatement des films de grande audience, de la surexposition accordée à certaines productions, de l'effet de l'activité des distributeurs adossés aux chaînes de distribution, ainsi que de la diminution du coût du tirage des copies.
Un autre problème concerne la répartition irrégulière des sorties de films en salles au cours de l'année , les plans de diffusion étant organisés autour de quelques semaines jugées propices à la fréquentation. Ces périodes souffrent, par conséquent, de l'encombrement des écrans, et parfois de leur relative saturation. Il en résulte également une rotation très rapide des films et donc un raccourcissement de leur période d'exposition et d'amortissement.
Ainsi, 42 % des films sortis ont enregistré chacun moins de 20 000 entrées et ils ont attiré au total moins de 1 % de la fréquentation.
En outre, l'effacement progressif des frontières entre les films dits d'« art et essai » et les autres contribuent à l'aggravation des tensions concurrentielles entre les différents types de salles. De plus, les films les plus fragiles, qui représentaient le débouché le plus naturel des salles « art et essai » y ont un accès plus difficile.
Enfin, tous ces phénomènes conduisent à une dégradation sensible des relations entre les différentes catégories d'acteurs, notamment entre les distributeurs et les exploitants.
b) Les recommandations du rapport de M. Jean-Pierre Leclerc
Cette situation a été remarquablement analysée, en juillet 2006, par M. Jean-Pierre Leclerc ; celui-ci s'était vu confier, par Mme Véronique Cayla, directrice générale du CNC, une mission de médiation et d'expertise relative aux conditions actuelles des sorties de films en salles.
Son rapport évoque les nombreuses solutions de nature à normaliser les relations entre exploitants et distributeurs, avec des mesures de régulation à même de limiter les dysfonctionnements ainsi identifiés. Il a mis l'accent sur les propositions relevant plus directement d'accords entre professionnels.
Compte tenu de l'importance de ce sujet pour l'avenir du secteur et de l'intérêt de ces propositions, votre rapporteur présentera brièvement les principales d'entre elles :
- maîtriser le nombre de films : ceci pose en particulier la question de l'examen des modes de financement de la production des films agréés, pour déterminer dans quelles conditions ceux-ci peuvent contribuer à l'augmentation du nombre de films, ainsi que le problème des sorties dites « techniques ». Ce dernier est aussi lié à la problématique de la chronologie des médias ;
- réguler le nombre de copies : soit en plafonnant le nombre de copies par film (non au niveau national mais par bassin de population, afin de ne pas priver les salles des petites villes d'un accès immédiat aux films), soit au stade de l'exploitation (notamment en limitant la multidiffusion dans les multiplexes). Votre rapporteur rappelle cependant, à cet égard, que le développement du numérique entraînera, à terme, la suppression des copies physiques ;
- améliorer les calendriers de sortie des films ;
- revoir le statut des salles et des films « art et essai » , de nombreux acteurs estimant nécessaire de les recentrer sur leurs objectifs initiaux et, par conséquent, de réduire le périmètre des films concernés ;
- améliorer les conditions de programmation des films en salles , en créant ou en renforçant les obligations des exploitants en termes de durée d'exposition des films en salles ;
- procéder à un audit des différents systèmes d'aides accordées par le CNC , afin d'en mesurer les effets au regard des objectifs initialement poursuivis ; une restructuration des dispositifs serait nécessaire s'il s'avérait que leurs effets sont de nature à participer à l'inflation de sorties de films ou à accentuer les déséquilibres entre les différents acteurs ;
- améliorer les relations entre les distributeurs et les exploitants , avec une réévaluation des contrats de location, une réouverture éventuelle et encadrée de la publicité des films à la télévision, un rééquilibrage géographique de la répartition des budgets de promotion, ainsi, en tout état de cause, qu'un code de bonne conduite ; enfin, il est proposé de réviser le prix de référence dans le cadre des formules d'abonnement de type « entrées illimitées », sachant que ces formules doivent faire l'objet d'un renouvellement d'agrément en mars 2007 ;
- limiter les effets de la concentration verticale par rapport aux chaînes de télévision , en supprimant ou plafonnant leurs possibilités de distribuer des films autres que ceux financés par la chaîne ou en supprimant ou minorant les aides aujourd'hui allouées à ces filiales ; relevons que ces mesures seraient de nature législative ;
- revoir la chronologie des médias , le faible niveau de performances réalisées en salle par un grand nombre de films semblant à certains peu compatible avec ce principe ; cette question est sans doute parmi les plus délicates ;
- renforcer la coopération et organiser la concertation entre les professionnels .
Votre rapporteur se réjouit de la mise à plat de cette importante question des conditions de sorties des films en salles. Cette mission de M. Jean-Pierre Leclerc a eu le mérite de mettre autour de la table l'ensemble des acteurs et d'évoquer une panoplie très large de mesures de nature à remédier aux problèmes qu'elle a permis d'identifier précisément. Aux professionnels de s'en saisir, car l'urgence est avérée.
3. Vers une réforme des dispositifs de financement ?
M. Jean-Pierre Leclerc n'est pas le seul à évoquer la nécessité d'auditer et, le cas échéant, de réformer les dispositifs d'aides à la production, la distribution et l'exploitation cinématographique.
Le rapport de M. Jean-Paul Goudineau sur la projection en numérique, que votre rapporteur présentera ci-après, fait aussi état de la nécessité d'une remise à plat.
Enfin, dans son récent ouvrage 1 ( * ) , Mme Françoise Benhamou, économiste, professeur et chercheur, soutient clairement ce point de vue. Elle estime, en effet, que : « la mise en question récurrente de la qualité doit conduire à se demander s'il n'est pas temps de rééquilibrer la part des aides automatiques et celle des aides sélectives. Elle conduit aussi à questionner l'efficacité d'aides publiques aussi éparses et, pour partie, artificielles. »
La logique inhérente au système fait que le déséquilibre entre soutien automatique et soutien sélectif s'accroît chaque fois que la part du cinéma français se redresse , entraînant mécaniquement un accroissement de la dotation des producteurs pour leur film suivant. Ainsi, en 2005, pour la part du compte de soutien qui est redistribuée au cinéma, l'avance sur recettes et les autres aides sélectives -aides aux films en langue étrangère, aides à l'écriture et au développement, aides aux coproductions internationales, soutien à la production et à la diffusion de courts métrages, aides à la distribution et à l'exploitation de salles- représentent 97 millions d'euros, contre 157 millions pour le soutien automatique. La croissance du budget de l'avance sur recettes n'a pas suivi celle du nombre de films produits, de sorte que la concurrence entre les projets ne cesse de se durcir.
Mme Françoise Benhamou en conclut que « l'intervention publique devrait se manifester par un renforcement de la logique culturelle » . Votre rapporteur souligne la pertinence de ses arguments : « N'y-a-t-il pas lieu, pour une industrie plus qu'arrivée à maturité, de consolider la dimension culturelle de l'intervention, en corrigeant le mécanisme du compte de soutien de manière à augmenter les montants alloués sur des critères de qualité ? Le montant de l'avance sur recettes avant réalisation varie de 80 000 à 500 000 euros, avec une moyenne de 373 500 euros, soit un peu plus de 10 % du devis des films aidés. Accroître les aides aux films sélectionnés par la commission, de manière à mieux en accompagner tout le processus de production et de diffusion, pourrait paradoxalement profiter à tous, en réduisant le nombre des films soutenus sans être vraiment diffusés et en permettant de la sorte d'améliorer le taux de remboursement des avances. »
Allant dans le sens du rapport précité de M. Jean-Pierre Leclerc, l'auteur estime qu'est posée « la question des conditions de la réception des films par le marché et celle de l'abondance, ou du moins du juste équilibre entre niveau de la production et capacités de diffusion. L'accroissement du nombre des films requiert une capacité croissante de financement en amont et des possibilités nouvelles de diffusion en aval. Les dix films français qui ont réalisé les meilleurs scores cette année-là absorbent 33 % de la fréquentation des films français. Il ne reste, pour 90 % des films, qu'une moyenne de 200 000 à 300 000 spectateurs, et bien moins si l'on tient compte de la programmation de films plus anciens. Certains disparaissent sans avoir existé. (...) C'est là une politique de saupoudrage dispendieuse et frustrante.
Nombre de ces films ne bénéficient pas pour autant d'une programmation à la télévision. 823 films, soit 60 % de la production cinématographique française des années 1983-1992, n'avaient toujours pas été diffusés en clair en 1995.
Une production moins importante en nombre ne permettrait-elle pas de mieux soutenir des films depuis leur élaboration, avec un effort particulier sur les scénarii, point de faiblesse souvent soulevé, jusqu'à leur sortie en salles ? (...) Les pertes sur les films rejetés par le marché ne sont pas compensées par ce mode de distribution complémentaire que constitue la vidéo. »
En tout état de cause, l'ensemble des professionnels rencontrés par votre rapporteur s'inquiètent des tensions du compte de soutien, qui ont conduit le CNC, depuis deux ans, à diminuer le montant de certaines aides.
Dans ces conditions, votre rapporteur souhaite qu'une étude approfondie des mécanismes de soutien au cinéma soit conduite afin, si nécessaire, d'en renforcer l'efficacité dans le respect des objectifs qui leur sont assignés.
Cette remise à plat devrait concerner l'ensemble des sujets, et notamment le rééquilibrage des aides automatiques et sélectives, l'articulation des financements -y compris avec les chaînes de télévision et les régions-, le contrôle des volumes de production et de distribution, et la redéfinition du label « art et essai ».
Votre rapporteur , ainsi qu'il le précisera ci-après, souhaite qu'elle s'accompagne d'une réflexion sur un renforcement des ressources du compte de soutien géré par le CNC, notamment par le biais d'une contribution des nouveaux fournisseurs de contenus , à savoir l'internet à haut débit et la téléphonie mobile.
* 1 « Les dérèglements de l'exception culturelle » de Françoise Benhamou - Editions du Seuil - Octobre 2006.