2. Des phénomènes difficiles à prouver et à mesurer
La pratique du « testing » est apparue face à la difficulté de prouver le mobile discriminatoire. Elle est également utilisée, depuis quelques années, à des fins scientifiques de mesure des comportements discriminatoires. Cette méthode apparaît d'ailleurs particulièrement adaptée pour mettre en évidence les phénomènes de discrimination à l'embauche.
a) Le « testing » comme méthode scientifique d'appréciation des phénomènes discriminatoires
M. Jean-François Amadieu, directeur de l'Observatoire des discriminations, a déclaré devant votre commission que le « testing » était une pratique ancienne, utilisée dès les années 1960 au Royaume-Uni, et dont le Bureau international du travail (BIT) avait formalisé une méthode en 1992.
L'objet du « testing » est de constater l'attitude adoptée par le personnel d'une entreprise ou d'un service selon les caractéristiques des personnes qui se présentent pour obtenir un emploi, un logement ou la fourniture de biens ou de services. A cet effet, l'initiateur du « testing » compose des groupes de personnes correspondant à différents critères de discriminations et compare les résultats obtenus avec ceux d'un groupe ne comportant pas ces critères.
Utilisée à des fins de mesure et d'étude des comportements discriminatoires, en particulier dans le domaine du travail, la méthode du « testing » consiste à répondre à des offres d'emploi en envoyant des candidatures qui ne diffèrent que sur un point correspondant à la variable à tester.
Dans l'enquête conduite en 2004 par l'Observatoire des discriminations sous la direction du professeur Jean-François Amadieu, fondée sur des réponses à 258 offres d'emploi, il apparaissait que le candidat handicapé recevait 15 fois moins de réponses positives qu'un candidat de référence, un homme d'origine marocaine 5 fois moins, et un candidat âgé de 50 ans près de 4 fois moins 10 ( * ) .
M. Jean-François Amadieu a indiqué à votre commission qu'une étude réalisée en 2005 avait montré qu'une femme maghrébine résident à Trappes recevait, en dépit d'un meilleur curriculum vitae, trois fois moins de propositions d'entretien d'embauche, alors qu'elle aurait dû, en toute logique, en recevoir davantage que le candidat de référence.
Le « testing »
réalisé en 2005
Dans une enquête conduite en 2005, l'Observatoire des discriminations a souhaité prolonger son étude réalisée en 2004, en vérifiant notamment : - ce qui se passait lorsque les candidats parvenaient jusqu'à l'entretien d'embauche ; - si la discrimination demeurait aussi forte lorsque la caractéristique pouvant conduire au rejet du candidat n'apparaissait pas sur son curriculum vitae (CV) mais était révélée lors de l'entretien. Les candidats qui se sont présentés aux entretiens d'embauche étaient des acteurs professionnels, spécialement formés afin d'assurer des prestations similaires. Les emplois convoités consistaient en des postes de commerciaux de niveau bac + 2. Les six candidats présentaient les caractéristiques suivantes : - un homme blanc de peau de 33 ans ; - un homme âgé de 50 ans ; - un homme de couleur originaire des Antilles ; - un homme handicapé (handicap visible mais non invalidant) ; - un homme d'apparence obèse ; - une femme d'origine maghrébine. L'Observatoire a répondu entre février et mars 2005 à 325 offres d'emploi (soit 1.950 CV et lettres de candidature), en choisissant de ne pas mentionner la caractéristique du candidat handicapé dans son CV. En outre, le CV de la candidate femme d'origine maghrébine était délibérément amélioré. Les 272 réponses positives se répartissaient ainsi :
Les deux candidats dont le CV ne faisait pas apparaître de caractéristique potentiellement discriminante ont reçu 54 % des réponses positives. Les trois candidats obtenant des scores significativement inférieurs sont le candidat obèse, la candidate d'origine maghrébine et le candidat âgé de 50 ans. Ainsi, comme l'écrit Jean-François Amadieu, bien que ses compétences, à la lecture du CV, soient supérieures à celles des autres, on ne donne guère de chances à la candidate d'origine maghrébine de passer un entretien. En outre, il apparaît que le phénomène discriminatoire est plus fort de la part des entreprises situées à Paris même plutôt qu'en région parisienne. Répartition des taux de succès à l'entretien d'embauche 12 ( * ) : - homme blanc de peau de 33 ans : 91,66 % ; - homme handicapé : 46,66 % ; - homme âgé de 50 ans : 20 % ; - femme d'origine maghrébine : 66,66 % - homme de couleur d'origine antillaise : 0 % 13 ( * ) Ces résultats montrent que les freins à l'embauche dus à des discriminations jouent plus fortement lors de la sélection des CV que lors de l'entretien d'embauche. M. Jean-François Amadieu en conclut que « l'anonymisation des CV semble pouvoir incontestablement bénéficier aux candidats ». |
b) Le « testing », mode de preuve reconnu par le juge pénal
En France, les premières mises en oeuvre du « testing » visant à apporter la preuve d'une discrimination ont eu lieu au début des années 2000, à l'initiative d'associations telles que SOS Racisme.
Ce mode de « vérification à l'improviste » a alors été utilisé pour prouver le comportement discriminatoire de certains « physionomistes » à l'entrée de discothèques.
Se prononçant sur un pourvoi de l'association SOS Racisme contre un arrêt de la Cour d'appel de Montpellier l'ayant déboutée au motif que les moyens de preuve produits auraient été obtenus de façon illicite ou déloyale, la Cour de cassation a validé le « testing » comme mode de preuve 14 ( * ) .
Le procédé utilisé en l'espèce, dans les deux discothèques mises en cause, avait consisté à présenter à l'entrée de ces établissements trois groupes de personnes, l'un composé de deux hommes et une femme d'origine maghrébine, l'autre d'un homme et de deux femmes d'origine européenne, le troisième de deux hommes et d'une femme d'origine nord-africaine. Seul le deuxième groupe a été autorisé à entrer dans les deux établissements.
La Cour de cassation a estimé que « les juges répressifs ne peuvent écarter les moyens de preuve produits par les parties au seul motif qu'ils auraient été établis de manière illicite ou déloyale » et qu'il leur appartient seulement, en application de l'article 427 du code de procédure pénale, « d'en apprécier la valeur probante après les avoir soumis à la discussion contradictoire ».
Soumis à l'appréciation souveraine des magistrats en tant que mode de preuve, le « testing » aura d'autant plus de valeur probante d'un point de vue pénal qu'il suit des règles assurant la neutralité de l'opération : présentation de groupes composés d'une même proportion de filles et de garçons, n'appartenant pas tous à l'association organisatrice, et accompagnés d'un huissier de justice ou d'un officier de police judiciaire chargé de constater la matérialité et le motif du refus.
Toutefois, la Cour de cassation a confirmé la validité du « testing » comme moyen de preuve , quand bien même il n'aurait pas été réalisé en présence d'un officier de police judiciaire ou d'un huissier de justice.
* 10 Cf rapport fait au nom de la commission des Lois par M. Jean-René Lecerf sur le projet de loi portant création de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (première lecture, n° 65, 2004-2005).
* 11 Cet observatoire fait partie du Centre d'études et de recherches sur la gestion des organisations et des relations sociales (CEGORS) rattaché à l'université Paris I et dirigé par e professeur Jean-François Amadieu, entendu par votre commission le 8 février 2005 (cf. annexe).
* 12 44 entretiens ont été réalisés, auxquels le candidat obèse n'a pas participé.
* 13 Seulement 3 entretiens effectués.
* 14 Arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 11 juin 2002.