Question de M. SÉRUSCLAT Franck (Rhône - SOC) publiée le 04/02/1998
Les 12 et 13 décembre 1997, étaient organisées des rencontres nationales sur l'abus des drogues et de la toxicomanie, destinées à dégager les principes essentiels d'une nouvelle politique commune. Parmi les propositions dégagées, celle de réviser la loi no 70-1320 du 31 décembre 1970 sur les stupéfiants. Il semble enfin que le toxicomane va être considéré définitivement comme un malade à soigner et non plus comme un délinquant à punir. Le trafiquant de ces produits doit, en revanche, rester celui à punir. La politique de réduction des risques semble devoir être développée (échange de seringues, traitements de substitution à la Méthadone ou au Subutex). M. Franck Sérusclat souhaite interroger M. le secrétaire d'Etat à la santé sur la prévention envisagée pour aboutir non pas à une réduction des risques pour les toxicomanes, mais à une diminution de leur nombre. Il souhaite savoir s'il est envisagé de prendre une décision en matière de dépénalisation de certaines drogues. Ces questions se posent devant la diversité des pratiques judiciaires selon la zone géographique considérée, mais également devant une simple question de liberté individuelle : pourquoi est-il permis, voire encouragé, de fumer des cigarettes, de boire de l'alcool, de manger du chocolat, mais pas de consommer du cannabis, alors que les risques de cette dernière consommation ne semblent pas plus importants que pour les autres produits cités, si cette consommation est maîtrisée. Il semble urgent d'introduire une certaine cohérence dans la politique face aux différents produits considérés comme des " drogues ". Il semble enfin difficile de continuer à appliquer avec une rigueur aveugle la loi de 1970 qui aboutit à punir quasi injustement les malades " drogués " comme s'ils étaient des trafiquants de drogue. Ils sont victimes deux fois : du produit et d'une justice injuste. Il souhaite enfin savoir si la priorité n'est pas l'information, le contrôle de la qualité des produits, une attention soutenue aux phénomènes de polytoxicomanie. Reste également le débat provoqué par l'usage de drogues dites dures, dont l'usage enfin expliqué de la morphine a ouvert de nécessaires réflexions.
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Réponse du ministère : Santé publiée le 04/03/1998
Réponse apportée en séance publique le 03/03/1998
M. Franck Sérusclat. J'aurais peut-être pu retirer ma question, compte tenu des deux réponses qu'a déjà données M. le
secrétaire d'Etat, celle qu'il vient d'apporter à l'instant à notre collègue M. Masson et celle qui est parue dans le quotidien
Libération récemment.
Mais il se trouve que je ne suis pas satisfait de ces réponses, et je veux donc revenir sur les problèmes posés par la
toxicomanie, en les abordant sous un angle différent. Je souhaite ainsi montrer que les parlementaires se préoccupent aussi
de ces questions.
Il n'est pas inutile de faire un bref rappel historique de l'entrée dans nos sociétés de produits qui ont des effets nocifs sur
l'individu ou sur la société elle-même.
Le tout premier, l'alcool, est apparu à la suite d'un événement important : l'alliance du vin et du sang, qui a conféré au vin
une place particulièrement importante.
Puis le tabac est arrivé sous Louis XIV, accompagné d'abord d'une interdiction d'en user, à la Cour tout au moins ;
ensuite, alcool et tabac se sont banalisés.
Ensuite sont arrivés d'autres produits comme la morphine, l'héroïne et la cocaïne, puis le chanvre indien, et aujourd'hui
nous voyons apparaître des produits chimiques, des médicaments qui font partie de notre paysage quotidien.
Nous constatons en définitive qu'aujourd'hui, et je vous l'ai entendu dire, monsieur le secrétaire d'Etat, des drogues licites,
alcool et tabac, à elles seules, entraînent 100 000 morts par an. Tout est mis en oeuvre, notamment par la publicité, pour
en consommer et devenir des hommes vigoureux. Heureusement, une loi a quand même limité la publicité de ces produits.
Quand on examine la question sous l'angle de la nocivité, on s'aperçoit que l'alcool est nuisible non seulement pour
l'individu mais aussi pour la société puisque les accidents mortels sont quand même nombreux, dus à une conduite sous
l'empire de l'alcool, parfois aussi d'ailleurs sous psychotropes.
Monsieur le secrétaire d'Etat, vous avez pris la bonne décision de supprimer le remboursement d'un psychotrope afin d'en
restreindre l'utilisation.
Si le tabac est nocif pour l'individu, il ne l'est pas trop pour la société en général. Il n'empêche qu'il entraîne quand même
quelque 100 000 morts par an.
Le cannabis, dit-on, a une action sur la volonté ou sur l'activité en général. Peut-être, ce n'est pas évident. En tout cas,
nous n'avons pas connaissance de décès dus à la consommation de cannabis.
Ce premier constat devrait nous amener à nous interroger : quels sont les produits dangereux ; sur quoi faudrait-il agir
pour éviter des catastrophes humaines individuelles ou des catastrophes plus générales.
Depuis quelque temps, quand même, des efforts ont été accomplis.
En 1978, Mme Pelletier a récusé, ce qui est intéressant, la théorie de l'escalade. Ce n'est pas parce que l'on
commencerait par le cannabis qu'ensuite l'on serait amené à consommer d'autres drogues. Il n'empêche que la législation
sur les stupéfiants prohibe l'usage du cannabis. Or, qui dit prohibition dit trafic ! C'est aussi un autre élément dont il faut
tenir compte.
En 1989, Catherine Trautmann a affirmé que le clivage entre drogues douces et drogues dures était obsolète. Il me
semble cependant que l'on ne peut pas traiter de la même façon morphine et cocaïne, bien que, là aussi, on constate une
évolution importante : pendant très longtemps, la morphine a été considérée comme le produit à ne jamais utiliser, sauf
exception ; voilà quelques années, on a appris que la morphine était également un médicament utile et pas nécessairement
dangereux.
En 1994, le Comité national d'éthique a publié une étude particulièrement importante mettant en évidence, justement, le
rôle différent des produits licites et illicites et, surtout, indiquant qu'il n'existait pas de base précise pour déterminer telle ou
telle toxicité certaine et entraînant les trois caractéristiques - accoutumance, assuétude, déchéance - des drogues qui sont
inscrites au tableau B.
En 1995, la commission Henrion a adopté la dépénalisation expérimentale à une voix de majorité. En raison de cette
situation un peu « étriquée », M. Henrion n'a pas proposé l'application de cette mesure, mais c'était là une décision
intéressante.
Voilà ce qu'il convenait, me semble-t-il, de rappeler pour ensuite vous poser la question au fond, monsieur le secrétaire
d'Etat : la loi de 1970 est-elle une bonne loi ?
Si, tout à l'heure, j'ai dit que je voulais quand même poser ma question, c'est que, dans la réponse que vous avez donnée
au quotidien Libération, je suis un peu étonné par votre préférence pour une contraventionnalisation de la consommation
du cannabis plutôt que pour sa dépénalisation. Ainsi, vous donnez le sentiment que, pour vous, l'usage du cannabis est le
fait d'un délinquant et non pas d'un malade. Or, je crois que le recours à des drogues diverses, licites ou illicites - les licites
par plaisir peut-être, les autres par besoin à cause d'une situation vécue difficile - est le fait d'individus malades plutôt que
de délinquants.
La délinquance résulte de la prohibition et, vous l'avez dit tout à l'heure, la prohibition telle que nous la concevons n'a
abouti à aucun résultat positif. Par conséquent, il faudrait certainement aborder le problème autrement. Vous l'avez fait au
cours de certaines réunions auxquelles je participais et dans lesquelles j'ai puisé une partie de mon argumentation que je
vous présente aujourd'hui, monsieur le secrétaire d'Etat.
M. François Lesein. Très bien !
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d'Etat.
M. Bernard Kouchner, secrétaire d'Etat à la santé. Monsieur le sénateur, que de choses dans votre question...
Si j'ai donné l'impression en répondant à votre collègue M. Masson de ne pas avoir de position personnelle, c'est bien la
première fois qu'on m'en fait le reproche !
Je vais en avoir une avec vous. En effet, j'avais scindé ma réponse en deux parties, dont la première, plus technique,
portait sur la Mission interministérielle de lutte contre la toxicomanie, la MILT, sur la consommation de nouveaux
toxiques, qui est très préoccupante, qu'il s'agisse de toxiques de synthèse ou de produits chimiques, ecstasy et autres.
Quant à vous, monsieur le sénateur, vous m'interrogez sur la loi de 1970.
L'historique que vous avez dressé des toxiques est très pertinent. Vous rappelez, avec raison, qu'au moment de l'arrivée
du tabac en Europe, cette drogue fut interdite, mais en vain. Un ouvrage très intéressant, le Livre des toxiques, raconte
l'histoire des substances toxiques et, entre autres, l'arrivée du café. A cette époque, en Europe, on consommait de la
bière. On apprend dans ce livre que les populations étaient tellement pauvres qu'en général elles buvaient de la bière et
mangeaient du pain. Parfois, pendant de longs jours, faute de pain, elles se nourrissaient seulement de bière, considérée
comme un produit alanguissant et parfois abrutissant. Le café était un toxique de nature complètement différente qui
entraînait au travail, à la surexcitation, etc. J'ai bien éprouvé le besoin de situer, dans le contexte, tous ces toxiques, mais
je n'en avais pas le temps, malheureusement.
Je vous répondrai sur l'évolution de notre législation.
Certains toxiques sont licites, d'autres ne le sont pas. La situation peut évoluer. Nous avons l'habitude en France de
considérer que nos propres toxiques, ceux qu'un certain nombre de bons artisans fabriquent pour notre usage, sont
respectables. Ils sont respectés, mais ils sont très meurtriers ; vous avez rappelé les chiffres élémentaires : quelque 100
000 à 120 000 décès dus à l'abus de tabac ou d'alcool. Je suis chargé de la santé publique et je ne peux pas ne pas vous
approuver. C'est ainsi, les chiffres sont accablants. Lorsque j'ai parlé, en faisant allusion à l'alcool, de réglementation, c'est
cela que je voulais dire et je vais m'en expliquer.
Je n'ai pas de position personnelle parce que je ne dois pas en avoir. Nous avons l'habitude en France d'adopter des
positions idéologiques sur ces grands problèmes de santé publique. Or les positions idéologiques bloquent le débat. En
effet, j'ai une expérience, quelques idées sur ce sujet, mais je voudrais surtout que le débat ne se limite pas à quelques
petites phrases : j'ai consommé du cannabis, je n'en n'ai pas consommé... et nous voilà nous heurtant.
Il y a une réalité des toxiques légaux et illégaux dans ce pays dont il faut débattre et je serais très heureux que ce débat ait
lieu devant la Haute Assemblée puisque vous l'avez proposé.
Mais outre les toxiques légaux et illégaux, se pose dans notre pays le problème de la consommation de psychotropes,
vous y avez fait allusion. Nous détenons le record du monde en ce domaine avec 18 millions de boîtes vendues par mois.
C'est légal, c'est même remboursé par la sécurité sociale mais c'est excessif et, combiné à l'alcool puisqu'il y a des
polytoxicomanies, cela produit des dégâts considérables.
Il faut donc tenir compte de tous ces éléments nouveaux comme il faut tenir compte de l'arrivée de drogues illicites comme
l'ecstasy, très ravageuse et scandaleusement répandue. Mais il faut aussi tendre la main à ces jeunes gens qui, à un
moment donné, se livrent à ces pratiques. Il faut donc mettre en place une surveillance médicale, car les services
d'urgence des hôpitaux accueillent des jeunes qui sont très souvent plongés dans des états de dépression graves ou dans
des délires psychotiques importants et qui ont consommé ces drogues nouvelles. Il faut prêter attention à cela.
Je répondrai maintenant très précisément à propos de ce que Libération me fait dire, et que j'ai d'ailleurs dit.
Je pense qu'il s'agit d'une piste de recherche, et nous devons, dans notre République, pouvoir en débattre sereinement : la
réglementation, la contraventionnalisation, comme vous l'avez souligné, monsieur le sénateur, serait, à mon avis, une
manière de conserver un interdit et en même temps de ne pas criminaliser l'usage des drogues.
Pour ma part, je ne considère pas, monsieur le sénateur, que les usagers de drogues soient des délinquants. S'ils
deviennent dépendants, ce sont alors des malades, mais j'estime, en tant que secrétaire d'Etat à la santé, qu'ils ne sont au
départ ni délinquants ni encore dépendants et malades. Nous ne pourrons éviter, si nous débattons de tout cela, une
discussion à propos des droits de l'homme.
La contraventionnalisation, c'est de dire, comme pour l'alcool que nous consommons si largement dans notre pays, qu'il y
a des lois et des règlements à ne pas enfreindre. Ainsi, on n'a pas le droit de se livrer à l'ivresse sur la voie publique, et la
loi sur la répression de l'ivresse publique est affichée dans tous les cafés de France. De même, il ne faut pas vendre
d'alcool aux mineurs, il ne faut pas en consommer devant eux et si l'on a fumé deux joints, il ne faut pas conduire un
scooter, etc.
Voilà ce qui pourrait être le début de notre réflexion car je pense - mais je peux évoluer grâce au débat - qu'il est
nécessaire de maintenir un interdit.
Les chiffres cités par M. Masson sont réels. Il existe une surconsommation massive, et l'on constate véritablement l'échec
des contrôles. C'est donc une piste de réflexion que je voulais tracer. Il y en a d'autres, par exemple la prise en compte
des expériences étrangères, que nous n'étudions pas assez : il faut savoir ce qui s'est passé dans les pays qui ont été
libéraux et qui sont devenus répressifs, et dans les pays qui ont été répressifs et qui sont devenus libéraux.
Pour la première fois, et je m'en suis félicité, il y a eu, au sommet de Luxembourg, une rencontre entre les ministres de
l'intérieur, les ministres de la justice et les ministres de la santé des quinze pays de l'Union, qui a duré trois ou quatre
heures. J'espère qu'il y aura d'autres échanges de ce type.
L'absence de position internationale est une belle manière faite aux trafiquants. Seule une position internationale nous
permettra, comme je le disais à M. Masson dans ma réponse, de prévenir ce trafic international odieux qui dégage des
bénéfices considérables.
Je suis désolé d'avoir été long, monsieur le président, et, qui plus est, d'avoir apporté une réponse trop lapidaire sur un
sujet aussi intéressant. Cependant, le compte rendu de nos débats retracera mieux ma position que la récente dépêche qui
en a fait faussement part.
Par ailleurs, si le Gouvernement était favorable à la tenue d'un débat sur ce thème, j'en serais le premier heureux.
M. Franck Sérusclat. Je demande la parole.
M. le président. Monsieur Sérusclat, je vais vous demander de faire preuve de brièveté, puisque vous avez largement
dépassé le temps de parole qui vous était imparti pour poser votre question. Le sujet le méritait. Il mériterait également
qu'un débat soit organisé.
Cela dit, je vous donne la parole, monsieur Sérusclat.
M. Franck Sérusclat. Monsieur le président, j'ai noté votre indulgence, et je vous en remercie. Je serai donc très bref.
Pour moi, entendre M. Kouchner, c'est toujours une satisfaction : à chaque fois j'apprends quelque chose. Il a ainsi cité le
cas du café, qui est effectivement très symptomatique.
J'aimerais qu'il établisse un parallélisme entre le cannabis et l'alcool. Pour ce dernier, il y a punition lorsqu'il y a un accident
commis par une personne qui a bu. Ainsi, celui qui fumerait du haschisch sans incidence pour lui ni nocivité pour la société
ne commettrait pas un délit.
Il convient de réfléchir à cette question et je serais heureux, moi aussi, qu'un débat soit organisé sur le sujet. A défaut,
j'envisagerais de déposer une question orale avec débat.
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