Proposition de résolution tendant à la création d'une commission d'enquête sur les conséquences de la déréglementation des secteurs des télécommunications, des services postaux, du transport et de l'énergie
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N° 15
____
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2003-2004
Annexe au procès-verbal de la séance du 14 octobre 2003
PROPOSITION DE
RÉSOLUTION
tendant à la création d'une commission
d'enquête sur les
conséquences
de la
déréglementation
des secteurs des
télécommunications
,
des
services
postaux
, du
transport
et de
l'
énergie
,
par Mmes Marie-France BEAUFILS, Evelyne DIDIER, Odette TERRADE,
MM. Gérard LE CAM, Yves COQUELLE, François AUTAIN, Jean-Yves
AUTEXIER, Mme Marie-Claude BEAUDEAU, M. Pierre BIARNÈS,
Mmes Danielle BIDARD-REYDET, Nicole BORVO, M. Robert BRET, Mmes Annie
DAVID, Michelle DEMESSINE, MM. Guy FISCHER, Thierry FOUCAUD, Paul LORIDANT,
Mmes Hélène LUC, Josiane MATHON, MM. Roland MUZEAU, Jack RALITE,
Ivan RENAR et Paul VERGÈS,
Sénateurs
(Renvoyée à la commission des Affaires économiques et du Plan et, pour avis, à la commission des Lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale, en application de l'article 11, alinéa 1 du Règlement.)
Politique économique .
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Le rapport de l'Agence des Participations de l'État, paru début
octobre, considère que l'ouverture du capital des entreprises publiques
est une nécessité face aux lourds programmes d'investissements
engagés par ces dernières.
Ainsi, il n'y aurait d'autres solutions aujourd'hui, pour assurer le
développement de nos entreprises publiques, que la privatisation et la
rationalisation.
Accroître la productivité, autrement dit diminuer l'emploi, ouvrir
le capital, voilà ce que préconise ce rapport pour l'ensemble des
entreprises publiques, comme EDF GDF, France Télécom, etc...
Quant au rapport de la Commission d'enquête, mis en place par
l'Assemblée nationale, sur la gestion des entreprises publiques, paru le
3 juillet 2003, il préconise, entre autres conclusions, la
privatisation ou la généralisation du statut de
société anonyme pour les entreprises opérant dans le champ
concurrentiel.
La problématique qui a guidé l'analyse du rapporteur de la
commission d'enquête est explicite : si l'existence de missions de
service public est reconnue, tout doit concourir à ce que les
entreprises publiques opérant actuellement dans le champ concurrentiel
ou se situant dans un secteur en voie de déréglementation
deviennent des «
entreprises comme les autres
1(
*
)
». Cette privatisation annoncée
serait pour ces entreprises publiques, selon le rapport, un gage de survie, le
seul moyen leur permettant de poursuivre efficacement et durablement leurs
missions de service public en leur apportant, outre une souplesse de gestion,
la possibilité de se développer par la recherche de capitaux et
la conquête de nouveaux marchés.
Les déréglementations sectorielles des marchés de
l'énergie, des télécommunications, des services postaux et
des transports, impulsées par l'Europe, ont fait pénétrer
le marché dans le champ de ces services essentiels. Si les directives
européennes laissent aux États le choix du statut des entreprises
oeuvrant dans ces secteurs nouvellement concurrentiels, la France semble se
diriger vers une nouvelle vague de privatisations. Et le rapport parlementaire
précité, en concluant à l'inadaptation de la gestion des
entreprises publiques en France, vient à point nommé pour
apporter de nouveaux arguments aux tenants de cette solution.
Mais une série de questions, pourtant fondamentales, liée
à la spécificité des biens et services dits
« d'intérêt général », a
été éludée par ce rapport.
Historiquement en effet, la France, comme la plupart des pays européens,
s'est dotée d'outils publics pour fournir ces services
« d'intérêt général »,
considérés comme répondant à l'exercice de droits
fondamentaux des personnes et jugés facteurs de cohésion sociale
et d'aménagement du territoire, afin d'en garantir les exigences
inhérentes de continuité, d'accès sans discriminations
sociales ou territoriales, d'efficacité à long terme, de
fourniture gratuite ou à un moindre coût. Ainsi en est-il de la
mise en place des services publics de l'éducation, de l'information, de
la santé, de la protection sociale... ; et des entreprises
publiques pour assurer la gestion des services dits de réseau
(électricité et énergie, transports, échanges,
à l'exception notoire du domaine de la distribution de l'eau en France,
où la décision a été de concéder la gestion
à des entreprises privées).
De ce fait, ces services ont été volontairement exclus du domaine
marchand afin de protéger les usagers, de concourir à la
satisfaction équitable et durable de ces besoins, de permettre un
contrôle public et démocratique
Aujourd'hui pourtant, ce sont quasiment ces mêmes arguments qui servent
à justifier la vague sans précédent de leur
déréglementation et de leur privatisation. La Commission
européenne elle-même, et malgré une reconnaissance
récente de la spécificité de certains secteurs, souhaite
poursuivre et accélérer ces déréglementations,
justifiant sa démarche par le postulat suivant : «
le
marché assure habituellement la répartition optimale des
ressources au bénéfice de l'ensemble de la
société
2(
*
)
. »
Déréglementer, ouvrir de nouveaux secteurs à la
concurrence, serait alors l'unique chemin permettant de garantir les missions
du service public.
On retrouve là la même affirmation qui a servi de base de
raisonnement au rapport sur la gestion des entreprises publiques en France.
Tout en reconnaissant que les préoccupations de « service
public » «
ne sont pas sans fondement
»,
le rapporteur conclut qu'elles «
perdront toutefois leur
acuité au fur et à mesure de l'extension de la concurrence, qu'il
s'agisse de l'ouverture des marchés ou du développement de la
concurrence internationale
3(
*
)
. »
Dans cette optique, il serait alors nécessaire, pour pérenniser
ces services, de supprimer l'ensemble des verrous mis en place pour
éviter que ces entreprises ne deviennent des entreprises comme les
autres : contrôle
a
priori
de l'État, politique
tarifaire réglementée, statut des salariés, limitation de
la politique spéculative afin d'orienter les bénéfices
vers une politique industrielle et d'investissements durables dans les
infrastructures...
Or, l'affirmation selon laquelle le marché fournit les garanties
nécessaires de transparence, de
contrôle, d'autorégulation, de libre concurrence n'est pas,
loin s'en faut, prouvée. Les entreprises privées sont-elles
véritablement en mesure de répondre aux exigences du service
public ? Vont-elles rendre un meilleur service, à un meilleur
coût, assurant un accès égalitaire pour la
collectivité et pour l'usager ? Les moyens de contrôle des
entreprises privées sont-ils efficaces ? Ne va-t-on pas, au lieu de
favoriser une libre concurrence, voir se créer des oligopoles
privés à la place des anciens monopoles publics ? La logique
du marché, plus orientée à court terme, est-elle
compatible avec les exigences d'investissements et de mise en oeuvre d'une
politique industrielle à long terme ? La recherche de capitaux
extérieurs et les prises de participation ne peuvent-elles pas conduire
à réorienter les bénéfices vers une activité
spéculative en lieu et place des nécessaires
investissements ?
Trop de questions restent encore posées avant de valider cette
affirmation et de s'engager dans une nouvelle phase de privatisations. Il est
nécessaire d'effectuer un véritable audit sur la gestion des
entreprises privées assurant des missions de service public et leur
capacité à remplir durablement les objectifs, les contraintes et
les exigences des services d'intérêt général.
Dans le récent Livre vert sur les Services d'Intérêt
Général, la Commission des communautés européennes
déclare que « [...]
plusieurs secteurs fournissant
principalement ou également des services d'intérêt
économique général se sont progressivement ouverts
à la concurrence. Tel a été le cas des
télécommunications, des services postaux, du transport et de
l'énergie. La libéralisation a favorisé la modernisation,
l'interconnectivité et l'intégration de ces secteurs. Elle a
augmenté le nombre de concurrents et conduit à des
réductions de prix, en particulier dans les secteurs et les pays qui ont
procédé à la libéralisation à un stade plus
précoce
.
4(
*
)
»
Il est aujourd'hui nécessaire de vérifier ces dires. De nombreux
exemples existent, en France, en Europe et dans le monde montrant que la
déréglementation des marchés et les privatisations
d'entreprises publiques ne conduisent pas mécaniquement à ces
soi-disant conséquences bénéfiques. Comment analyser la
gigantesque panne d'électricité qu'ont connue les
États-Unis et le Canada cet été ? L'état du
réseau de production et de distribution d'électricité de
la Californie ? Les institutions de contrôle qui n'ont pas
joué leur rôle d'alarme, la constitution de véritables
oligopoles privés, les scandales financiers qui se multiplient ?
Plus près de nous, que penser de l'expérience de l'Angleterre
qui, après avoir mené une politique précoce de
libéralisation du rail, a aujourd'hui un réseau ferroviaire
dégradé, dangereux, et compte s'engager dans une
renationalisation ? En France, quel bilan pouvons-nous tirer de la
déréglementation d'un marché comme les
télécommunications ? L'abonné dispose-t-il d'une
vraie transparence de l'information pour effectuer son choix parmi les
opérateurs ? Quel est le rôle de L'ART, l'institution de
contrôle des télécommunications : réguler et
contrôler les règles de la concurrence ? Contrôler que
les services sont correctement distribués aux usagers ? Ses
décisions ont-elles été prises en toute
neutralité ? La déréglementation a-t-elle
amené une baisse des coûts du téléphone ? Qu'en
est-il de la mise en place des infrastructures d'accès aux nouvelles
technologies, déléguées aux collectivités
territoriales ?
Par ailleurs, les faillites spectaculaires et récentes montrent que les
grands groupes privés ne sont pas exempts de critiques. Entre autres
exemples, nous pouvons citer Alstom, où l'État a annoncé
dans un premier temps le déblocage de 600 millions d'euros d'aides et de
recapitalisation, et qui semble s'orienter, vu le refus de la Commission
européenne, vers un plan de financement dans lequel l'État
participerait à hauteur de 800 millions d'euros ; les
investissements erratiques de Vivendi, qui ont conduit au limogeage de son
PDG ; les sommes investies par l'État ou les collectivités
territoriales dans les aides aux entreprises devraient nous amener à
contester les conclusions de la commission d'enquête parlementaire sur la
gestion des entreprises publiques. Ce qui est en cause est-il le manque de
rigueur de l'État actionnaire, ou bien plutôt les contraintes
structurelles pesant sur l'ensemble des entreprises évoluant dans un
marché concurrentiel ? La privatisation des grandes entreprises
publiques ou la vente des parts encore détenues par l'État dans
des entreprises privatisables apportera certes une manne financière
importante dans un contexte de conjoncture dépréciée et de
choix économiques et politiques contestés. Pour mémoire,
l'État a réalisé 44,5 milliards d'euros de recettes lors
des deux vagues de privatisations de 1993 et 2001. Il y a quinze ans, les
entreprises publiques en France généraient 25 % de la valeur
ajoutée du pays contre 11,5 % aujourd'hui.
Il est nécessaire d'établir un véritable bilan des
expériences de déréglementation et des politiques de
privatisations qui ont déjà été poursuivies et de
leurs conséquences véritables pour le respect des missions de
service public. Les auditions et la présentation publique de ce rapport
doit permettre d'engager un grand débat national pour décider, en
toute transparence et en conscience, d'inscrire devant la représentation
nationale les projets de loi de privatisation de France Télécom,
de transposer la directive européenne sur le paquet
télécom, de décider d'un éventuel changement de
statut d'EDF et de GDF, ou bien encore de céder les parts toujours
détenues par l'État dans le capital d'Air France.
Afin que le Sénat soit éclairé le plus complètement
possible et préalablement à la discussion de tout projet de loi
aboutissant à la déréglementation partielle ou totale d'un
secteur d'activité, il paraît indispensable de confier à
une seule commission, crée spécialement à cet effet, une
mission d'investigation pour expertiser les expériences conduites en
France et à l'étranger. Par son unité et parce qu'elle
dispose de compétences étendues et de moyens spécifiques,
une commission d'enquête sera effectivement mieux à même que
les différentes commissions permanentes qui auront à
connaître des futurs projets de loi de mener à bien une telle
mission, et ce dans un laps de temps suffisant.
En conséquence, nous vous proposons d'adopter la résolution
suivante.
PROPOSITION DE RESOLUTION
Article Unique
En application de l'article 11 du Règlement du Sénat, est créée une commission d'enquête parlementaire de vingt-et-un membres chargée d'établir un bilan en France et à l'étranger des conséquences de la déréglementation des secteurs des télécommunications, des services postaux, du transport et de l'énergie. À cette fin, sera notamment étudiée la mise en oeuvre de cette politique en France dans le secteur des télécommunications, en Grande-Bretagne dans le secteur du rail et aux États-Unis dans le secteur de l'électricité. Il s'agira, préalablement à la discussion de tout projet de loi de déréglementation ou de modification de la nature et de la gestion du capital d'établir si, là où elles ont été mises en place, les déréglementations et les privatisations ont eu un impact positif sur la qualité, le coût, la continuité des services rendus aux populations ; la transparence des offres de services pour les usagers et les consommateurs ; l'accessibilité au plus grand nombre de ces services ; le coût réel pour la collectivité. Par ailleurs, il conviendra de juger de l'efficacité des institutions de contrôle, de la gestion et de la sécurité des infrastructures, de la mise en oeuvre d'une politique industrielle et d'investissements durables. Afin de compléter ce bilan, il sera également procédé à un audit concernant la gestion des entreprises privées intervenant déjà en France, par suite de l'ouverture des marchés, dans les secteurs précités.
1
Entreprises publiques et État
actionnaire : pour une gouvernance plus responsable
, Commission
d'enquête parlementaire, Assemblée Nationale, 3 juillet 2003, p.
13.
2
Livre vert sur les services d'intérêt
général
, Commission des communautés
européennes, 21 mai 2003, p. 7
3
Entreprises publiques et État actionnaire : pour
une gouvernance plus responsable
, Commission d'enquête parlementaire,
Assemblée Nationale, 3 juillet 2003, p.115
4
Introduction
, Livre vert sur les services
d'intérêt général
, Commission des
communautés européennes, 21 mai 2003, p. 3.