N° 103

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2001-2002

Annexe au procès-verbal de la séance du 29 novembre 2001

PROPOSITION DE LOI

tendant à interdire l' indemnisation d'un « préjudice de naissance » ,

PRÉSENTÉE

Par M. Bernard FOURNIER,

Sénateur.

( Renvoyée à la commission des Lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale sous réserve de la constitution éventuelle d'une commission spéciale dans les conditions prévues par le Règlement ).

Code civil.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

La Cour de cassation, pour la première fois dans l'arrêt « Perruche » du 17 novembre 2000, puis à une seconde reprise le 28 novembre dernier, a reconnu que la vie était susceptible de constituer un dommage pouvant être indemnisé.

En assemblée plénière, c'est-à-dire dans sa forme la plus solennelle, la Cour de cassation a aggravé les conséquences de sa jurisprudence de 2000, notamment en fixant le taux d'indemnisation à 100 % du préjudice. En l'espèce, il s'agissait de trisomie 21 : les auteurs de la proposition de loi considèrent qu'il s'agit là de la négation du droit à la différence puisque le préjudice physique, moral, mais aussi esthétique vont dorénavant être indemnisés. Les personnes vivant avec un handicap se sentent humiliées, les familles sont niées. Il y a donc urgence pour le Parlement de s'emparer de cette question.

Cette urgence se fait d'autant plus sentir que, dans le même esprit, le Conseil d'État a adopté une position radicalement opposée en 1997, illustrant un hiatus inacceptable et une rupture du principe d'égalité entre patients du secteur public et patients du secteur privé. En l'absence de juridiction suprême chargée d'unifier le droit, les représentants du peuple sont débiteurs de l'obligation d'intervenir.

Le législateur doit nécessairement manier avec la plus grande prudence ses velléités d'intervention dans le champ éthique tant le risque peut être grand de faire des lois de circonstance, sur le coup de l'indignation ou de l'incompréhension. Cependant, il est aussi incontestable qu'il appartient au Parlement, qui est nécessairement le reflet de la société qu'il représente, de borner le droit et d'indiquer clairement les choix moraux et politiques d'une population et d'une époque.

Notre société n'est pas celle de l'eugénisme, elle est celle du respect de la différence et celle de la sacralité du vivant. Notre Sénat et notre Assemblée nationale ont aboli la peine de mort il y a vingt ans parce qu'il s'agissait d'une négation fondamentale de la dignité humaine. Il ne peut être question aujourd'hui pour le même législateur de considérer que la vie puisse, en quelque cas que ce soit, constituer un dommage.

Les auteurs de la présente proposition de loi considèrent soit que la Cour de cassation se trompe en réaffirmant sa jurisprudence « Perruche » soit qu'elle procède à l'invitation à légiférer. C'est dans cette perspective qu'ils vous proposent d'adopter le texte qu'ils vous soumettent.

Il convient de rappeler les circonstances de la définition du « préjudice de vie » pour la haute juridiction : suite à une erreur médicale (le non-diagnostic d'une rubéole maternelle ayant entraîné la naissance d'un enfant handicapé dans l'affaire « Perruche »), l'enfant obtient une indemnisation, non du handicap qu'il subit, mais de son existence même. Les auteurs affirment qu'en aucun cas « le handicap ne peut cacher l'enfant » qui doit être accueilli dans toute sa dignité.

Cette décision a suscité une immense émotion, de manière assez unanime, dans l'opinion publique et particulièrement chez les jeunes vivant avec un handicap et chez leurs familles. C'est en effet, pour eux, un « regard de mépris » qui est posé sur la vie de ces citoyens.

Reprenant le support éthique des motifs de la Cour d'appel d'Orléans qui a refusé de se plier à la jurisprudence « Perruche » (22 octobre 2001), les auteurs de la présente proposition font leur l'argumentation de cette juridiction qui considère « qu'à moins d'admettre comme vraie la proposition suivant laquelle le néant est un état qui puisse être revendiqué [...] [un enfant] ne peut soutenir avoir été privé d'un droit subjectif à ne pas naître qui aurait été lésé [du fait de l'erreur médicale]. »

Notre société doit nécessairement faire plus de place à l'accueil des enfants handicapés, et plutôt que d'indemniser le préjudice que constituerait leur existence même, elle devrait mettre en place les structures adaptées, ouvrir des lits, des établissements de soins, leur offrir une perspective d'avenir, veiller et oeuvrer à leur intégration parfaite dans le corps social de la Nation. La solidarité nationale devrait pouvoir s'exprimer de manière significative à l'égard des familles de ces personnes vivant avec le handicap, et surtout, notre société doit pouvoir considérer que l'argent ne peut pas être la seule réponse à une difficulté de vie, mais que les conditions d'accueil et que les chances offertes à cette catégorie de citoyens doivent être améliorées en urgence.

Au fond, la Cour de cassation en vient à considérer que la vie humaine est susceptible de constituer, en soi, un préjudice et que l'on peut indemniser un enfant pour sa naissance.

Cette position est moralement, philosophiquement, et in fine politiquement inacceptable. Elle aboutit à opérer une échelle de la valeur de la vie humaine et débouche nécessairement à la conclusion - nauséabonde - que certaines vies ne valent pas la peine d'être vécues et que la mort peut être parfois préférable à une vie différente.

L'interprétation sociologique de la jurisprudence dorénavant constante de la Cour de cassation, qui est restée sourde aux indignations soulevées par l'arrêt « Perruche », révèle des risques majeurs pour l'avenir. Il s'agit notamment de la possibilité pour les enfants de se retourner contre leurs parents parce que leur vie n'a pas répondu aux promesses qu'ils en attendaient. De la notion de « perte de chance » posée en lien de causalité avec la faute médicale à celle de « préjudice de vie » qui transparaît en filigrane, il y a un fossé que le droit ne saurait franchir sans remettre en question des notions fondamentales de l'éthique de la société.

Sur un autre plan, « les risques de judiciarisation contre les médecins à toute occasion et les dérives eugéniques apparaissent manifestes » : ces propos sont ceux du Dr KOUCHNER, ministre de la Santé, s'exprimant devant le Sénat le 28 mars 2001 à propos de cette jurisprudence. Or, il n'est pas envisageable de mettre en danger la profession de l'échographie foetale qui se voit placée au banc de la société, et qui doit assumer des risques sans rapport avec la déontologie fondamentale des médecins. La menace d'une rupture de l'égalité dans l'accès aux soins existe et doit être combattue : les honoraires des échographes libres vont augmenter, tandis que les praticiens conventionnés vont être tentés d'abandonner l'échographie foetale du fait de la majoration des cotisations d'assurance.

L'enfant parfait n'existe pas, il ne peut pas naître « sur commande ». Il y a nécessairement une limite entre faute médicale, dépistage et responsabilité absolue du praticien. Le praticien est débiteur d'une obligation de moyen et non d'une obligation de fournir un résultat incontestable : l'enfant idéal.

Il faut que la Loi redonne toute sa place aux enfants vivant avec un handicap et à leur famille, le dispositif qui vous est proposé ici par les auteurs reprend la rédaction de l'amendement du Questeur HURIET déposé lors du débat sur le projet de loi sur l'interruption volontaire de grossesse adopté par le Sénat, le 28 mars 2001.

Il est du devoir du législateur de se prononcer, d'autant plus que le Parlement européen est saisi de la question et que l'Allemagne, émue par l'affaire « Perruche », va proposer une législation.

C'est pourquoi nous vous demandons, Mesdames, Messieurs, d'adopter la présente proposition de loi.

PROPOSITION DE LOI

Article unique

L'article 16 du code civil est complété par un alinéa ainsi rédigé :

« Nul n'est recevable à demander une indemnisation du seul fait de sa naissance. »

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