EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Le droit d'amendement est consubstantiel aux régimes parlementaires. Toutefois, les articles 40, 41 et 45 de la Constitution soumettent les amendements à des conditions de recevabilité particulièrement rigoureuses. L'article 40 interdit aux amendements d'origine parlementaire de créer ou d'aggraver une charge publique ou de diminuer les ressources publiques. L'article 41 disqualifie les amendements qui ne seraient pas du domaine de la loi ou empiéteraient sur le champ d'une autorisation donnée au Gouvernement pour qu'il légifère par voie d'ordonnances. L'article 45, lui, impose que les amendements, en première lecture, présentent un lien, même indirect , avec le texte déposé ou transmis.
La substance de ces règles n'est pas toujours très claire, notamment en ce qui concerne l'article 45 précité. Si le Conseil constitutionnel censure désormais les « cavaliers législatifs » lorsqu'il est saisi d'une loi avant sa promulgation, celui-ci n'a jamais fait émerger, dans sa jurisprudence, de critères explicites. De tels critères permettraient pourtant aux assemblées de donner un contour plus net, aux différents stades de la navette parlementaire, à la notion de « cavalier » et ainsi d'anticiper sereinement, pour mieux les comprendre, les décisions de censure du juge constitutionnel.
L'émergence de tels critères n'est, il est vrai, pas facilité par le contexte. Aucune règle constitutionnelle n'imposant de lien (même indirect...) entre les dispositions d'un même projet de loi, les derniers Gouvernements en ont profité pour faire examiner des textes aux périmètres particulièrement larges, pouvant traiter en même temps de sujets aussi divers que la simplification des certificats médicaux, certaines exclusions du champ de la commande publique, l'assouplissement des conditions du commerce électronique de médicaments par une pharmacie d'officine ou le durcissement des règles « anti-squat » 1 ( * ) ...
Dans ce contexte, l'application qui est faite de l'article 45 par les commissions saisies au fond est déterminante. Pourtant, elle est très loin d'être satisfaisante. Les commissions suivent, la plupart du temps, les propositions d'irrecevabilité de leurs rapporteurs, sans qu'un vote ou qu'un débat n'intervienne. L'exemple d'amendements déposés sur le projet de loi « énergie et climat » l'illustre à merveille. Bien que traitant de l'éolien, au même titre que l'article 4 ter de ce projet de loi, ils ont été déclarés irrecevables en tant que « cavaliers législatifs » par la commission saisie au fond.
Ces situations sont de surcroît encore plus préjudiciables lorsque l'auteur de l'amendement n'appartient pas à la commission saisie au fond et qu'il n'est pas présent lors de la réunion au cours de laquelle son amendement est déclaré irrecevable. Or, les conséquences de ces décisions sans appel sont lourdes pour au moins trois raisons.
La première est qu'une appréciation trop stricte des irrecevabilités de l'article 40 et 45 conduit le Sénat à s'affaiblir lui-même au cours de la navette parlementaire. Il n'est ainsi pas rare qu'un amendement ayant été déclaré irrecevable au Sénat ne le soit pas à l'Assemblée nationale. La procédure accélérée étant devenue la norme pour l'examen des projets de loi, lorsqu'un tel amendement est adopté, il est fréquent qu'il soit intégré dans le texte promulgué sans que le Sénat ait eu l'occasion d'en débattre.
La deuxième est que cette appréciation trop stricte jointe à la position qui est désormais celle du Conseil constitutionnel conduit également à affaiblir le Parlement dans son ensemble et la portée démocratique des textes qu'il adopte. Ainsi, huit articles d'une loi sur la Polynésie adoptée définitivement par le Parlement le 23 mai 2019 ont été censurés en tant que « cavaliers » par le Conseil constitutionnel alors que ces dispositions avaient fait l'objet d'un large consensus, tant entre les deux chambres qu'avec les autorités locales de Polynésie.
La troisième est que le droit d'amendement peut-être un moyen de permettre l'adoption définitive des propositions de lois adoptées au Sénat. Une acception trop stricte de l'article 45 réduit mécaniquement les chances de trouver un vecteur législatif permettant de redéposer des dispositions de ces textes par amendements.
La présente proposition ne remet pas en cause les dispositions constitutionnelles qui fondent les irrecevabilités. Elle ne remet pas non plus en cause les organes désignés par la Constitution ou le Règlement du Sénat pour prononcer ces irrecevabilités.
Cette proposition de résolution tend essentiellement - mais il s'agit d'un point central - à introduire une procédure contradictoire minimale permettant à l'auteur d'un amendement d'en défendre la recevabilité devant les organes compétents. Le respect du contradictoire est un des fondements de l'état de droit et le législateur veille régulièrement à en élargir la portée à tous les champs du droit positif. Il est donc difficilement explicable que certaines règles applicables au fonctionnement du Parlement lui-même ignorent ce principe à l'endroit des parlementaires.
L 'article 1 er de la présente proposition de résolution tend à modifier l'article 44 bis du Règlement qui reprend, pour l'heure, les termes exacts de la Constitution en disposant que « les amendements sont recevables s'ils s'appliquent effectivement au texte qu'ils visent et, en première lecture, s'ils présentent un lien, même indirect, avec le texte en discussion » . L'article 1 tire une conséquence logique des dispositions constitutionnelles précitées en précisant que tout amendement est recevable sur le fondement de l'article 45 de la Constitution « à moins qu'il ne soit établi qu'il ne présente pas de lien, même indirect, avec le texte en discussion ». Cette nouvelle formulation induit que tout amendement est présumé recevable, à moins que la commission n'établisse clairement l'inverse.
L'article 2 tend à établir, au sein du Règlement, des règles garantissant le respect du contradictoire pour toutes les irrecevabilités prononcées par une commission saisie au fond (notamment l'application de l'article 45 au stade de la commission puis de la séance, ou la recevabilité des amendements de séance dans le cadre de la législation en commission prévue à l'article 47 quater ) ou par son président (irrecevabilités financières au stade de la commission). Cet article tend à reprendre certaines règles introduites par le vademecum sur l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution, adopté par la Conférence des Présidents le 29 juin 2017 et mis à jour en 2019.
Il prévoit la transmission aux sénateurs et au Gouvernement, au moins douze heures avant la réunion de la commission, de la liste des amendements que le président envisage de déclarer irrecevables au stade de la commission ou des amendements que le rapporteur proposera de déclarer irrecevables au stade de la commission ou de la séance. Dans tous les cas où un tel délai ne serait matériellement pas tenable (cas des récents textes sur l'urgence sanitaire, par exemple), le président de la commission saisie au fond y substituerait un « délai raisonnable » eu égard aux circonstances.
Dans ces cas, « Le premier signataire d'un amendement inscrit sur la liste prévue au 1 ou le Gouvernement, lorsqu'il est l'auteur d'un de ces amendements, peuvent adresser toute observation écrite ou orale qu'ils jugent utile à destination du président de la commission, du rapporteur ou, lorsqu'elle est compétente, de la commission. S'ils en font la demande, la commission vote sur l'irrecevabilité de l'amendement en cause. » Cette formulation consacre la possibilité d'un vote de la commission pour prononcer l'irrecevabilité d'un amendement.
L'élaboration d'un périmètre indicatif par la commission, sur proposition du rapporteur, telle qu'actuellement prévue par la décision de la conférence des présidents précitée, est ici reprise. Cependant, l'article 2 prévoit que l'élaboration de ce périmètre deviendrait une possibilité à la discrétion du rapporteur « s'il estime que ce périmètre apporte un éclairage utile sur l'application de l'article 45 de la Constitution aux amendements qui ont été ou qui seront, le cas échéant, déposés » . Elle ne serait, en aucun cas, obligatoire.
Enfin, certaines exclusions seraient prévues. Il s'agirait notamment des amendements du Gouvernement ou sous-amendements déposés après le délai limite, afin d'éviter à la commission de répéter ces formalités dans des délais contraints avant la séance publique. Il s'agirait également des cas où la commission serait amenée à se prononcer sur une irrecevabilité soulevée par un sénateur ou le Gouvernement en cours de discussion en séance publique.
L'article 3 prévoit une procédure contradictoire plus souple applicable aux irrecevabilités des amendements de séance prononcées par le président de la commission des finances au titre de l'article 40 de la Constitution ou des dispositions organiques relatives aux lois de finances. Le président de la commission des finances serait invité à avertir le premier signataire d'un amendement qu'il entend déclarer irrecevable afin que celui-ci lui adresse « toute observation écrite ou orale utile à éclairer sa décision » . Pour l'application de ces dispositions, le rapporteur serait réputé être le signataire des amendements déposés par la commission qui l'a désigné.
* 1 Il s'agit du projet de loi « ASAP » déposé par le Gouvernement sur le bureau du Sénat le 5 février 2020.