NOTE DE SYNTHESE
Tous les
pays qui reconnaissent le droit de grève se trouvent confrontés
au même problème de conciliation de ce droit avec la
nécessité d'assurer la continuité de certains services
considérés comme essentiels.
C'est pourquoi
le droit de grève est souvent interdit dans certains
services publics
. En règle générale,
les militaires
et les membres des forces de police
sont privés du droit de
grève. Certains pays ont étendu cette interdiction à
d'autres catégories (magistrats en Espagne, pompiers au Québec
par exemple). En Allemagne, en revanche, il n'existe aucune interdiction
explicite du droit de grève pour un service donné, mais, quel que
soit leur poste, les fonctionnaires n'ont pas le droit de grève.
Dans les autres services publics, l'exercice du droit de grève
s'accompagne généralement de la nécessité de
respecter une procédure spécifique, caractérisée
par exemple par un préavis particulièrement long, par la
nécessité d'informer les usagers ou par l'obligation de
négocier avant la grève.
Par ailleurs,
pour garantir la continuité du service en cas de
grève, un
service minimum
peut être
institué
. En France, le service minimum n'existe que de façon
ponctuelle. A ce jour, seuls deux services publics ont fait l'objet de lois
instaurant un service minimum : la radiotélévision publique
ainsi que la sécurité et la navigation aériennes. Par
ailleurs, un arrêté ministériel précise les services
prioritaires pour lesquels l'alimentation en électricité doit
être maintenue. Dans les autres services publics (établissements
hospitaliers, établissements où sont détenues des
matières nucléaires, météorologie nationale...), le
service minimum résulte de la jurisprudence.
Pour apprécier les revendications en faveur de l'institution d'un
service minimum dans les services publics en cas de grève, on a
examiné comment le problème était traité dans
quelques pays européens (
Allemagne
,
Espagne
,
Italie
,
Portugal
et
Royaume-Uni
), ainsi qu'au
Québec
, où les traditions juridiques continentale et
anglo-saxonne se mêlent.
Il convient de souligner que l'étude ne se limite pas aux services
publics
stricto sensu
, mais qu'elle couvre également les
entreprises, publiques ou privées, qui remplissent une mission de
service public.
Parmi les cinq pays européens analysés, deux, l'
Italie et le
Portugal, ont modifié leur législation depuis 1990 pour organiser
la prestation d'un service minimum dans les services publics en cas de
grève. En 1992, le gouvernement espagnol avait préparé un
projet de loi sur le droit de grève
, qui visait notamment à
organiser le service minimum dans les services publics, mais ce projet n'a pas
abouti.
L'examen des dispositions applicables dans les différents pays
étudiés permet de mettre en évidence que :
-
la notion de service essentiel est unanimement reconnue ;
-
à l'exception du Royaume-Uni, tous les pays ont établi des
règles sur l'instauration d'un service minimum en cas de grève
dans les services essentiels ;
-
sauf en Espagne et au Portugal, l'organisation du service minimum est
négociée avec les partenaires sociaux.
1) La notion de services essentiels est unanimement reconnue
a) soit par la législation ...
En
Italie, au Portugal, au Royaume-Uni et au Québec, la notion de services
essentiels est définie par la loi.
L'Italie, qui a spécifiquement légiféré sur le
droit de grève dans les "
services publics
essentiels
", les définit comme "
ayant pour objet de
garantir la jouissance des droits de la personne protégés par la
Constitution
".
D'après la loi portugaise sur le droit de grève, il s'agit des
"
entreprises ou établissements dont l'activité a pour
but de satisfaire des besoins sociaux absolument nécessaires
".
Au Royaume-Uni, la loi qui permet d'organiser la réquisition
évoque la nécessité d'"
assurer à la
communauté ce qui est essentiel à la vie
".
Le code du travail québécois indique qu'un service public doit
être considéré comme essentiel lorsque son absence
représente un danger pour la santé ou pour la
sécurité de la population.
Dans les quatre cas, la définition de ce concept s'accompagne d'une
liste précise des services et des personnels concernés. Il s'agit
le plus souvent des magistrats, du personnel de sécurité et de
celui des prisons, des services de secours, du secteur médical, des
services de distribution de l'eau, du gaz, de l'électricité, de
la radiodiffusion et de la télévision, ainsi que des transports
publics.
Le projet de loi espagnol de 1992 prévoyait également les
garanties nécessaires au maintien des services permettant la protection
des "
biens et droits constitutionnellement
protégés
", qu'il classait en dix-sept secteurs.
b) ...soit par la jurisprudence
En
Espagne
, où le droit de grève est régi par le
décret-loi de 1977 sur les relations de travail, qui est
antérieur à la constitution, c'est le
Tribunal
constitutionnel
qui a délimité la notion de " services
essentiels ", mentionnée par la constitution. Il l'a fait en
prenant en compte la seule nécessité de protéger les
intérêts des usagers.
En
Allemagne
, le
Tribunal fédéral du travail
insiste sur la nécessité de préserver les
"
intérêts vitaux de la population
".
2) A l'exception du Royaume-Uni, tous les pays étudiés ont établi des règles sur l'instauration d'un service minimum en cas de grève dans les services essentiels
a) L'absence de règle générale sur le service minimum au Royaume-Uni
Il
n'existe aucune réglementation relative au service minimum dans les
services publics, et les seuls moyens d'en assurer la continuité sont la
limitation légale générale du recours à la
grève
et la réquisition.
Le premier moyen a permis, depuis le début des années 80, de
faire chuter de façon spectaculaire le nombre des grèves, en
particulier dans les services publics.
Cependant, la recrudescence des grèves pendant l'été 1996
avait conduit le gouvernement conservateur à envisager une
réforme pour restreindre les grèves dans les services essentiels,
ainsi que dans les services disposant d'un quasi-monopole. Il avait alors
suggéré de permettre à toute personne d'engager des
poursuites contre les syndicats en cas de grève dont les effets auraient
été "
disproportionnés ou
excessifs
".
b) Le maintien de l'ensemble des services essentiels dans les autres pays
Tous les
autres pays étudiés ont établi,
par voie
législative ou jurisprudentielle
, des règles permettant
d'assurer un
service minimum pour l'ensemble des services essentiels.
En
Allemagne
, en l'absence de législation, c'est la
jurisprudence qui a codifié l'exercice du droit de grève. Le
Tribunal fédéral du travail
estime que, à la
différence des fonctionnaires, qui n'ont pas le droit de grève,
les agents des services publics sous contrat de travail de droit privé
peuvent faire grève "
à condition de ne pas léser
indûment les intérêts vitaux de la population et de veiller,
en cas de grève, à ce que les mesures de protection
indispensables soient assurées
".
Dans les autres pays, en revanche, c'est la loi qui requiert le maintien des
services essentiels en cas de grève.
La
constitution espagnole
exige, en cas de grève, le maintien des
"
services essentiels de la communauté
".
En
Italie, la loi n° 146 du 12 juin 1990
se donne
précisément pour objectif la
conciliation de l'exercice du
droit de grève dans les services publics essentiels et la jouissance des
droits de la personne protégés par la constitution
. A cette
fin, elle énonce les règles à respecter en cas de conflit
collectif pour "
assurer la réalité du contenu essentiel
desdits droits
".
La loi portugaise de 1977 sur le droit de grève
a modifié
le régime de la grève et a en particulier instauré des
mesures spécifiques dans les
services "
assurant des besoins
sociaux absolument nécessaires
"
, comme
l'obligation d'accomplir un
service minimum
.
Au Québec, la loi qui, en 1982, modifia certaines dispositions du
code du
travail applicables aux services publics
a été
adoptée pour "
consacrer la primauté du droit des
citoyens de continuer à bénéficier de services
jugés essentiels, lorsque des travailleurs exercent leur droit de
grève dans les services de santé, dans les services sociaux et
dans certains services publics
".
3) Partout sauf en Espagne et au Portugal, l'organisation du service minimum est négociée avec les partenaires sociaux
a) L'intervention du pouvoir exécutif en Espagne
Le
décret-loi de 1977, approuvé par le Tribunal constitutionnel,
prévoit que "
l'autorité gouvernementale
"
(c'est-à-dire, en fonction des circonstances, le gouvernement national
ou celui de la communauté autonome) fixe les mesures indispensables au
fonctionnement des services tenus pour essentiels.
En application du décret-loi de 1977, de
nombreux décrets de
service minimum
ont été pris pour déterminer les
conditions particulières de son exercice dans les centres publics
hospitaliers, les chemins de fer, la navigation aérienne...
b) Le vide juridique au Portugal
La loi
adoptée en 1992 pour modifier la loi de 1977 sur le droit de
grève prévoyait l'organisation du service minimum par la
négociation collective, le ministre chargé de l'emploi pouvant
tenter une médiation avant d'imposer, en accord avec le ministre
responsable du secteur d'activité, les mesures concrètes
permettant le respect du service minimum.
En octobre 1996, ces dispositions furent déclarées
inconstitutionnelles pour non-respect de la procédure parlementaire. En
conséquence, le service minimum est aménagé, selon les
circonstances, par la négociation collective ou par un
arrêté ministériel. Dans les situations les plus
difficiles, le gouvernement recourt à la réquisition civile. Il
l'a fait plus de vingt fois depuis 1974, en réponse à une
grève dans le secteur des transports dans 70 % des cas.
c) La négociation collective dans les autres pays
En
Allemagne, en Italie et au Québec, les prestations
indispensables
en cas de grève sont fixées par avance dans des accords
collectifs
. Le projet de loi espagnol de 1992 prévoyait le
même dispositif.
Dans la mesure où,
en Italie et au Québec, la
négociation
collective est imposée par la loi
, cette
dernière comporte un dispositif permettant de garantir l'application du
service minimum.
La loi a en effet créé une entité
ad hoc
:
commission de garantie pour l'application de la loi dans le premier cas et
Conseil des services essentiels dans le second. Chacune de ces deux instances
peut, en cas de besoin, aider les partenaires à trouver un accord sur le
contenu et les modalités d'exécution du service minimum. Comme,
par ailleurs, il s'agit d'organismes permanents, ils vérifient
l'adéquation des services essentiels à l'occasion de chaque
grève.
Le Conseil des services essentiels québécois semble fonctionner
de façon satisfaisante, en particulier depuis qu'il a été
doté de pouvoirs de sanctions. S'il estime que le service minimum n'est
pas assuré de façon satisfaisante, il peut en effet, depuis 1985,
rendre une ordonnance qu'il dépose au greffe de la Cour
supérieure du Québec. Ce dépôt lui donne la
même force qu'à un jugement de cette cour, si bien qu'un
contrevenant à une telle ordonnance peut être poursuivi pour
outrage au tribunal. A l'opposé, la commission de garantie italienne
relève les violations de la loi, mais ne dispose d'aucun pouvoir de
sanction.
* *
*
La France est donc, avec le Royaume-Uni, le seul pays à ne pas avoir adopté de règles permettant d'instaurer un service minimum dans l'ensemble des services essentiels. L'Allemagne l'a fait par voie jurisprudentielle et les autres pays par voie législative : soit par le biais des dispositions générales sur le droit de grève (Espagne et Portugal), soit en légiférant dans le domaine particulier des services essentiels (Italie et Québec).