Juillet 2023
- LÉGISLATION COMPARÉE -
NOTES
réalisées à la demande de la commission d'enquête sur l'utilisation du réseau social TikTok
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· Le droit américain en matière de protection des données, de modération des contenus et de lutte contre la désinformation
· L'extraterritorialité du droit chinois
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Ces notes ont été réalisées à la demande de la commission d'enquête du Sénat sur l'utilisation du réseau social TikTok, son exploitation des données, sa stratégie d'influence dont le rapport est disponible sur le site du Sénat :
https://www.senat.fr/notice-rapport/2022/r22-831-1-notice.html
AVERTISSEMENT
Ce document constitue un instrument de travail élaboré à la demande des sénateurs, à partir de documents en langue originale, par la Division de la Législation comparée de la direction de l'initiative parlementaire et des délégations. Il a un caractère informatif et ne contient aucune prise de position susceptible d'engager le Sénat.
À la demande de la commission d'enquête du Sénat sur l'utilisation du réseau social TikTok, son exploitation des données, sa stratégie d'influence, la Division de la Législation comparée a réalisé deux notes :
- la première sur « les aspects essentiels de la législation américaine en matière de protection des données, de modération et de lutte contre la désinformation » ;
- la seconde sur « les lois à portée extraterritoriale adoptées par la Chine, en particulier en matière de numérique, d'accès aux données, de modération et de (prétendue) lutte contre la désinformation ».
LE DROIT AMÉRICAIN EN MATIÈRE DE PROTECTION DES DONNÉES, DE MODÉRATION DES CONTENUS ET DE LUTTE CONTRE LA DÉSINFORMATION
À la demande de la commission d'enquête du Sénat sur l'utilisation du réseau social TikTok, son exploitation des données, sa stratégie d'influence, la Division de la Législation comparée a réalisé une étude sur « les aspects essentiels de la législation américaine en matière de protection des données, de modération et de lutte contre la désinformation ».
La présente note présente un aperçu de la législation fédérale et des États - en particulier de la Californie - dans ce domaine, tout en faisant référence au cadre constitutionnel et, le cas échéant, à la jurisprudence récente.
1. La protection des données personnelles
La notion de « protection des données » (data protection) est récente en droit américain. Elle est généralement assimilée au concept anglo-saxon de « data privacy » qui peut être traduite par « données relatives à la vie privée » mais fait plus largement référence à la façon dont les informations personnelles1(*) sont collectées, utilisées et partagées. Selon le service de recherche du Congrès des États-Unis, du point de vue législatif, le concept de data protection mêle les notions de data privacy et de data security (ce dernier concernant la façon les données personnelles sont protégées de l'accès ou de l'utilisation par des personnes non autorisées)2(*). La présente note retient cette définition de la protection des données.
a) L'absence de cadre juridique global au niveau fédéral
Aux États-Unis, ni le droit coutumier (common law), ni la Constitution ne fournissent un cadre suffisant pour protéger les individus et les consommateurs des nombreuses menaces potentielles qui pèsent sur leurs données dans l'espace numérique. Les normes les plus importantes en matière de protection des données relèvent de la loi, avec une multitude de textes législatifs aux niveaux fédéral et des États3(*).
Influencé par un article de Louis Brandeis et Samuel Warren publié en 1890 dans la Harward Law Review et intitulé « The Right to Privacy », le droit coutumier de la plupart des États fédérés reconnaît quatre délits en matière de protection de la vie privée (« privacy torts ») : l'intrusion dans la vie privée, la divulgation publique de faits privés, l'appropriation du nom ou de l'image d'une personne et la publicité donnant une fausse image d'une personne. Cependant, ces délits se concentrent sur la divulgation publique d'informations privées, ce qui limite leur pertinence dans le cadre des débats actuels sur la protection des données, qui concernent essentiellement la façon dont les données sont collectées, protégées et utilisées4(*).
Sur le plan constitutionnel, bien que la Cour suprême ait interprété la Constitution des États-Unis comme accordant aux individus un droit à la vie privée (right to privacy), ce droit protège généralement les individus uniquement contre les intrusions de l'État et non contre celles des acteurs privés5(*). Ainsi, en 1967, dans sa décision Katz v. United States6(*), la Cour suprême a considéré que le Quatrième amendement7(*), sans créer un « droit général à la vie privée », protégeait néanmoins « les personnes, et non les lieux » ainsi que la vie privée des individus contre certains types d'intrusion gouvernementale8(*). Ce principe a évolué au fil du temps et en est venu à protéger, dans une certaine mesure, l'intérêt des individus dans le cadre de leur vie privée numérique. Par exemple, dans l'affaire Carpenter v. United States9(*) de 2018, la Cour suprême a conclu que la protection de la vie privée prévue par le Quatrième amendement s'étendait à la protection de certaines informations - comme l'enregistrement des déplacements physiques par un téléphone portable - contre l'intrusion de l'État, même lorsque ces informations étaient partagées avec un tiers10(*). Dans l'arrêt Whalen v. Roe11(*) de 1977, la Cour suprême a également conclu que la garantie de liberté énoncée par le Quatorzième amendement impliquait l'existence d'un droit plus général à la vie privée, protégeant les individus contre l'intrusion de l'État, et ce même en dehors du contexte de perquisition et de saisie. Selon la Cour suprême, ce droit constitutionnel à la vie privée « implique en fait au moins deux types d'intérêts différents. L'un est l'intérêt individuel à éviter de divulguer des informations personnelles, et l'autre est l'intérêt de prendre en toute indépendance certains types de décisions importantes »12(*) (en l'occurrence la décision de mettre fin à une grossesse). Cet intérêt, le droit d'éviter la divulgation d'informations personnelles est désormais connu sous le nom de droit à la confidentialité des informations (informational privacy)13(*).
La portée de la jurisprudence constitutionnelle est cependant limitée par la doctrine de l'action de l'État (state action doctrine) selon laquelle seule l'action des autorités est soumise à un contrôle en vertu de la Constitution. En revanche, la conduite purement privée ne peut être interdite, « peu importe à quel point cette conduite peut être injuste »14(*). L'objectif de cette doctrine est de protéger les libertés individuelles en veillant à ce que l'action privée ne soit pas soumise à des limitations constitutionnelles. Le raisonnement de la Cour suprême est ainsi de «préserver un espace de liberté individuelle en limitant la portée de la loi fédérale et du pouvoir judiciaire fédéral»15(*).
Compte tenu des limites inhérentes au droit coutumier et au droit constitutionnel, le Congrès a adopté un certain nombre de lois fédérales destinées à protéger les informations personnelles des individus. Contrairement au cadre juridique existant en Europe, les États-Unis ne disposent pas d'une seule loi couvrant l'ensemble des données personnelles, mais d'un « patchwork » de lois fédérales qui s'appliquent à certains secteurs ou à certaines données16(*). L'objectif, le périmètre, les moyens de mise en oeuvre et les sanctions prévues diffèrent considérablement d'une loi à l'autre. Les lois fédérales jouant un rôle en matière de protection des données sont présentées de façon succincte ci-après, en commençant par celles dont le champ d'application est le plus étroit17(*) :
- la loi Gramm-Leach-Bliley (Gramm-Leach-Bliley Act, GBLA) réglemente l'utilisation par les institutions financières des données personnelles non publiques (nonpublic personal information, NPI). Ces règles concernent essentiellement le partage des NPI avec des tiers, l'obligation de fournir des avis de communication de NPI au consommateur et la sécurisation des NPI contre les accès non autorisés ;
- la loi sur la portabilité et la responsabilité de l'assurance maladie (Health Insurance Portability and Accountability Act, HIPAA) encadre la collecte et la divulgation d'une catégorie de données de santé appelées « informations de santé protégées » (protected health information). Ces règles s'appliquent aux prestataires de soins et aux centres de soins de santé et aux entreprises associées ;
- la loi sur l'information équitable relative au crédit (Fair Credit Reporting Act, FCRA) couvre la collecte et l'utilisation des informations de crédit des consommateurs et l'accès à leurs rapports de crédit ;
- la loi sur les communications (Communications Act), adoptée en 1934, prévoit des dispositions en matière de protection des données applicables aux entreprises de téléphonie et aux opérateurs du câble et du satellite ;
- la loi sur la protection de la confidentialité en matière de vidéos (Video Privacy Protection Act) assure la confidentialité des données liées à la location de vidéos et au streaming ;
- la loi sur les droits de la famille relatifs à l'éducation et la protection de la vie privée (Family Educational Rights and Privacy Act, FERPA) prévoit des règles concernant la protection et la divulgation des informations contenues dans les dossiers scolaires des élèves ;
- les lois fédérales sur les valeurs mobilières (Federal Securities Laws) exigent des contrôles en matière de sécurité des données et instaurent des obligations de signalement en cas de violation de la confidentialité des données ;
- la loi sur la protection de la vie privée en ligne des enfants (Children's Online Privacy Protection Act, COPPA) encadre la collecte en ligne et l'utilisation des informations personnelles des enfants. Cette loi s'applique à tout opérateur d'un site internet ou d'un service en ligne s'adressant aux enfants ou à tout opérateur qui a connaissance du fait qu'il collecte des données personnelles appartenant à des enfants. Elle interdit la collecte en ligne de données concernant des enfants de moins de 13 ans sans accord parental préalable. La Commission fédérale du commerce (Federal Trade Commission) est responsable de la mise en oeuvre de ces dispositions ;
- la loi sur la protection des communications électroniques (Electronic Communications Privacy Act, ECPA) interdit l'accès ou l'interception non autorisés de données électroniques stockées ou en transit. « L'ECPA est peut-être la loi fédérale la plus complète sur la protection des données personnelles électroniques, car elle n'est pas spécifique à un secteur et bon nombre de ses dispositions s'appliquent à un large éventail d'acteurs privés et publics. Néanmoins, son impact sur les pratiques de confidentialité en ligne a été limité. Comme certains commentateurs l'ont observé, l'ECPA » a été conçue pour réglementer les écoutes téléphoniques et l'espionnage électronique plutôt que la collecte de données commerciales « , et les justiciables qui tentent d'appliquer l'ECPA à la collecte de données en ligne ont généralement échoué »18(*) ;
- la loi sur la fraude et les abus en matière informatique (Computer Fraud and Abuse Act) interdit l'accès non autorisé (en particulier le hacking) à tout « ordinateur protégé » défini au sens large comme tout ordinateur connecté à Internet ;
- la loi sur la protection financière des consommateurs (Consumer Financial Protection Act, CFPA) réglemente les pratiques ou les actes trompeurs ou abusifs en rapport avec le consommateur de produits ou de services financiers. Le Bureau de protection financière des consommateurs (Consumer Financial Protection Bureau, CFPB) veille au respect de ses dispositions ;
- et, enfin, la loi sur la Commission fédérale du commerce (Federal Trade Commission (FTC) Act) interdit les actes ou les pratiques déloyaux ou trompeurs (unfair or deceptive acts or practices, UDAPs). Il s'agit d'une loi particulièrement importante en matière de protection des données car la FTC a utilisé son autorité en vertu de cette loi pour devenir l'agence de référence en matière de protection de la vie privée, comblant ainsi en partie les lacunes laissées par les lois fédérales susmentionnées19(*).
La FTC a intenté des centaines d'actions en justice sur la base du motif selon lequel les pratiques des entreprises relatives aux données des consommateurs violaient l'interdiction d'actes ou de pratiques trompeurs ou déloyaux. Selon la FTC, les entreprises agissent de manière trompeuse lorsqu'elles traitent des informations personnelles d'une manière qui contredit leurs politiques de confidentialité ou d'autres déclarations publiées ou lorsqu'elles ne protègent pas de manière adéquate les informations personnelles contre tout accès non autorisé, malgré les promesses faites en ce sens. En plus des promesses non tenues, la FTC a soutenu que certaines pratiques de protection des données sont injustes, comme lorsque les entreprises ont des paramètres de confidentialité par défaut difficiles à modifier ou lorsque les entreprises appliquent rétroactivement des politiques de confidentialité révisées. Même si l'action de la FTC comble certaines lacunes de la loi fédérale, son autorité a des limites. Contrairement à de nombreuses lois sectorielles sur la protection des données, la loi sur la FTC n'oblige pas les entreprises à respecter des politiques ou des pratiques spécifiques en matière de protection des données et a toujours été interprétée comme n'affectant pas les entités n'ayant pas fait de promesses explicites concernant la protection des données. En août 2022, la FTC a ainsi publié une proposition de réglementation et une consultation publique sur l'opportunité de mettre en place des règles plus complètes en matière de protection des données20(*).
De plus, plusieurs projets de loi fédéraux proposant une approche globale en matière de protection des données personnelles ont été déposés devant le Congrès des États-Unis au cours des dernières années21(*).
b) Le projet de loi fédérale sur la confidentialité et la protection des données (ADPPA)
Le projet de loi fédérale sur la confidentialité et la protection des données (American Data Privacy and Protection Act, ADPPA) est un texte bipartisan, présenté en 2022 par les députés Frank Pallone Jr. et Cathy McMorris Rogers22(*), proposant un cadre juridique global en matière de protection des données au niveau fédéral. Des textes similaires ont été présentés par le passé mais il s'agit du seul ayant franchi l'étape d'un vote positif en commission23(*) en juillet 2022, en vue d'un examen en plénière par la Chambre des représentants.
Ce projet de loi fixe des exigences sur la manière dont les entreprises et les organisations à but non lucratif, quelle que soit leur taille, traitent les données personnelles, qui comprennent des informations identifiant ou raisonnablement liées à un individu. Plus précisément, le projet de loi oblige la plupart des entreprises à limiter la collecte, le traitement et le transfert de données personnelles à ce qui est raisonnablement nécessaire pour fournir un produit ou un service demandé et à d'autres circonstances spécifiées. De manière générale, elle interdit également aux entreprises de transférer les données personnelles des individus sans leur consentement exprès et affirmatif. Le texte prévoit des droits pour les consommateurs, y compris le droit d'accéder, de corriger et de supprimer leurs données personnelles et oblige les entreprises à fournir aux particuliers un moyen de se retirer de la publicité ciblée. Le projet de loi prévoit également des protections supplémentaires pour les données personnelles des mineurs de moins de 17 ans, dont l'interdiction de la publicité ciblée. Ces protections supplémentaires ne s'appliqueraient que lorsque l'entité couverte sait que l'individu en question a moins de 17 ans, sauf pour les réseaux sociaux et les grands détenteurs de données qui sont réputés connaître l'âge d'un individu. Le projet de loi interdit en outre aux entreprises d'utiliser les données personnelles pour discriminer sur la base de caractéristiques protégées spécifiées. Les entreprises devraient mettre en oeuvre des pratiques de sécurité pour protéger et sécuriser les données personnelles contre tout accès non autorisé, et la FTC pourrait émettre des règlements en la matière24(*). La FTC et les procureurs généraux des États seraient responsables de la mise en application de l'ADPPA.
L'ADPPA diffère des précédents projets de loi fédéraux en matière de protection des données sur trois questions, qui pourraient permettre de lever les obstacles auxquels se sont heurtés les textes précédents25(*) :
- il prévoit l'introduction, dans les quatre ans suivant l'entrée en vigueur du projet de loi, d'un droit d'action en justice devant le juge civil pour les particuliers qui considéreraient que des dispositions du texte n'ont pas été respectées ;
- en règle générale, le projet de loi primerait sur toutes les lois des États. Cependant, il préserverait seize catégories de lois des États, y compris les lois sur la protection des consommateurs et les lois sur la notification des violations de la confidentialité des données. Le texte ne prévaudrait pas non plus sur certaines lois spécifiques des États fédérés, telles que la loi sur la confidentialité des informations biométriques et la loi sur la confidentialité des informations génétiques de l'Illinois et le droit d'action privée de la Californie pour les victimes de violations de données ;
- enfin, l'ADPPA ne prévoit pas de restriction générale sur l'engagement dans des pratiques « préjudiciables » (harmful) en matière de données vis-à-vis des utilisateurs finaux, contrairement au « devoir de loyauté » proposé dans des projets de loi au Sénat.
L'avenir de l'ADPPA demeure incertain à la suite du changement de majorité à la Chambre des représentants, contrôlée par le parti républicain depuis novembre 2022, et en raison des réticences de certains élus californiens, certains craignant que l'ADPPA garantisse une moindre protection par rapport à la loi californienne (cf. infra). Dans son discours sur l'état de l'Union de février 2023, le président des États-Unis, Joe Biden, a néanmoins rappelé qu'« il [était] temps d'adopter une législation bipartite pour empêcher les Big Tech de collecter des données personnelles sur les enfants et les adolescents en ligne, d'interdire la publicité ciblée aux enfants et d'imposer des limites plus strictes aux données personnelles que ces entreprises collectent sur nous tous »26(*).
c) Les législations des États fédérés
Outre la mosaïque complexe de lois fédérales, de nombreux États ont développé leurs propres cadres législatifs en matière de protection des données. En particulier, tous les États ont adopté une forme de réponse législative en matière de fuite de données personnelles et de nombreux États ont des lois de protection des consommateurs qui couvrent en partie la protection des données personnelles27(*).
De plus, au 9 juin 2023, neuf États américains28(*) - contre seulement quatre en janvier de la même année29(*) - avaient adopté un projet de loi instaurant un régime juridique complet en matière de protection des données personnelles30(*) :
- en 2018, la Californie a été le premier État américain à adopter un cadre juridique global en matière de protection des données personnelles, proche du règlement général sur la protection des données (RGPD) européen, à travers le California Consumer Privacy Act (CCPA). Entré en vigueur en 2020, le CCPA a été par la suite amendé par le California Privacy Rights Acts (CPRA)31(*).
Le CCPA couvre toute les entreprises qui collectent des données personnelles auprès de consommateurs californiens, au-delà de certains seuils de chiffre d'affaires annuel (25 millions de dollars, soit environ 23 millions d'euros) ou de nombres de consommateurs (100 000 ou plus) ou de revenus issus de la vente ou du partage des données (50 % ou plus). Les entreprises qui ne disposent pas d'adresse en Californie mais dont les sites internet sont accessibles depuis l'État sont également couvertes. Le CCPA accorde aux consommateurs trois principaux « droits » : premièrement, les consommateurs ont le droit de connaître les informations que les entreprises ont collectées ou vendues à leur sujet, ce qui oblige les entreprises à informer les consommateurs des données personnelles collectées (« right to know ») ; deuxièmement, le CCPA offre aux consommateurs le droit de refuser la vente de leurs informations personnelles (« right to opt out ») et, troisièmement, cette loi californienne donne aux consommateurs le droit, dans certains cas, de demander à une entreprise de supprimer toute information recueillie le concernant (« right to delete »). Les entreprises doivent également respecter les préférences des consommateurs en matière de cookies, définies par le biais des paramètres du navigateur (Global Privacy Controls), en donnant la priorité à ces paramètres par rapport à toute préférence conflictuelle déclarée par l'utilisateur. Depuis les amendements entrés en vigueur le 1er janvier 2023, le CCP distingue la catégorie des informations personnelles « sensibles » - comme les numéros de sécurité sociale, les coordonnées bancaires, les données précises de géolocalisation ou encore les données génétiques et biométriques - pour lesquelles les consommateurs disposent d'un droit de limiter l'utilisation et la divulgation (par exemple, le consommateur peut demander à une entreprise de limiter l'usage de certaines données personnelles sensibles uniquement à des fins de fourniture du service demandé)32(*).
Le CCPA est appliqué par le biais des actions intentées par le procureur général de Californie, qui peut prononcer des amendes dont le montant peut aller jusqu'à 7 500 dollars (6 800 euros) par violation individuelle. En août 2022, le procureur général de Californie a ainsi constaté que l'entreprise Sephora n'avait pas respecté plusieurs dispositions du CCPA, notamment en procédant à la vente des informations personnelles de ses consommateurs sans leur autorisation. Ce litige s'est conclu par la négociation d'un accord prévoyant le versement d'une amende de 1,2 million de dollars (environ 1 million d'euros) par l'entreprise française de vente de cosmétiques. Par ailleurs, les particuliers disposent d'une voie de recours directe mais uniquement dans les cas où des informations personnelles non cryptées ou non expurgées des informations confidentielles ont fait l'objet d'un accès non autorisé, d'une exfiltration, d'un vol ou d'une divulgation33(*).
Depuis 2020, la Californie dispose d'une agence pour la protection de la vie privée (California Privacy Protection Agency), composée de cinq experts et chargée de sensibiliser le public à leurs droits et les entreprises à leurs obligations, d'adopter des règlements de mise en oeuvre du CCPA et, depuis le 1er juillet 2023, de faire appliquer la loi. Elle peut enquêter sur d'éventuelles violations, donner aux entreprises la possibilité de remédier à la situation et prendre des mesures d'exécution34(*) ;
- d'autres États, comme la Virginie, l'Utah, le Colorado et le Connecticut, ont retenu une approche consistant à s'inspirer de projets de loi fédéraux en cours d'examen, dont l'ADPPA, pour leur propre législation. Contrairement à la Californie, ces quatre États ne prévoient ni obligation de notifier le consommateur au stade de la collecte, ni de droit de restreindre l'utilisation des données sensibles à certaines fins35(*).
La plupart des législations récemment adoptées par les États autres que la Californie entreront en vigueur en 2023 ou dans les années à venir. De nombreux projets de loi concernant la protection des données sont en cours d'examen dans les États ne disposant pas encore de cadre juridique global.
2. La modération des réseaux sociaux et la lutte contre la désinformation
Aux États-Unis, la modération des contenus sur les réseaux sociaux et la lutte contre la désinformation reposent essentiellement sur l'autorégulation des acteurs privés. Le droit américain accorde en effet une place prééminente à la liberté d'expression, y compris sur Internet. Les deux principales dispositions relatives à la liberté d'expression en ligne sont :
- le Premier amendement de la Constitution des États-Unis, en vertu duquel « Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l'établissement ou interdise le libre exercice d'une religion, ni qui restreigne la liberté de parole ou de la presse »36(*). La Cour suprême applique depuis longtemps cette disposition au-delà du pouvoir législatif pour empêcher les actions des autres organes de l'État fédéral ainsi que celles des États fédérés. Ainsi, le Premier amendement limite la capacité du gouvernement à restreindre les discours mais il ne limite pas les actions des parties privées37(*), tels que les fournisseurs de réseaux sociaux qui peuvent, en principe, adopter leurs propres politiques de contenu et codes de conduite ;
- l'article 230, titre 47, du Code des États-Unis38(*), tel que modifié par la loi de 1996 sur la décence des communications (Communications Decency Act). En particulier, l'article 230, paragraphe (c), alinéa 1 exonère les fournisseurs et les utilisateurs de réseaux sociaux de toute responsabilité concernant la publication d'informations fournies par des utilisateurs tiers : « aucun fournisseur ou utilisateur d'un service informatique interactif ne doit être considéré comme l'éditeur ou le locuteur d'une information fournie par un autre fournisseur de contenu d'information »39(*). L'alinéa 2 de ce même article prévoit qu'« aucun fournisseur ou utilisateur d'un service informatique interactif ne peut être tenu pour responsable du fait de (a) toute mesure prise volontairement et de bonne foi pour restreindre l'accès ou la disponibilité de matériel que le fournisseur ou l'utilisateur considère comme obscène, lubrique, lascif, répugnant, excessivement violent, harcelant ou autrement répréhensible, que ce matériel soit ou non protégé par la Constitution ou (b) toute mesure prise pour permettre aux fournisseurs de contenu d'information ou à d'autres de disposer des moyens techniques nécessaires pour restreindre l'accès au matériel décrit »40(*) au paragraphe précédent.
Un grand nombre d'actions en justice ont été introduites à l'encontre des fournisseurs de réseaux sociaux, au sujet de leur politique de modération des contenus, la plupart leur reprochant une censure infondée et d'autres l'absence de retraits de contenus dangereux. Ainsi, de nombreux requérants ont soutenu que la politique de modération des contenus des plateformes privées contrevenait à leur liberté d'expression, au regard du Premier amendement. Dans l'immense majorité des cas, les juridictions de première instance ont rejeté ces recours en invoquant soit l'article 230 précité, qui prévoit une protection spécifique pour les fournisseurs de contenu en ligne, soit le Premier amendement, en précisant que ce dernier ne s'applique pas aux réseaux sociaux en tant qu'acteurs privés opérant indépendamment de l'État41(*). À titre d'illustration, le 6 mai 2022, le juge de la cour de district fédéral de Californie a rejeté le recours de l'ancien président des États-Unis, Donald Trump, à l'encontre de Twitter qui avançait le motif selon lequel le réseau social aurait enfreint ses droits au titre du Premier amendement en l'excluant de Twitter42(*).
En mai 2023, la Cour suprême s'est également prononcée dans deux affaires, Twitter v. Taamneh43(*) et Gonzalez v. Google44(*), dans lesquelles les plaignants, des familles de victimes de l'organisation terroriste État islamique, ont fait valoir que les algorithmes qui recommandent des contenus sur Twitter, Facebook et YouTube avaient aidé et encouragé le groupe terroriste en promouvant activement son contenu auprès des utilisateurs. Dans les deux cas, la Cour suprême a refusé de tenir pour responsables les réseaux sociaux des contenus postés par leurs utilisateurs. Dans l'affaire Twitter v. Taamneh, la Cour suprême a rejeté le recours des plaignants au titre de l'article 2333 (d) (2) du Code des États-Unis45(*) en concluant que « les plaignants n'ont pas réussi à prouver que les défendeurs ont intentionnellement fourni une aide substantielle à l'attentat du Reina [à Istanbul] ou ont participé consciemment à l'attentat du Reina, et encore moins que les défendeurs ont aidé l'État islamique d'une manière si généralisée et systémique qu'elle les rende responsables de chaque attentat de l'État islamique »46(*).
L'affaire Gonzalez v. Google concernait quant à elle le champ d'application de l'article 230 et plus précisément la question de savoir si cet article protège ou non les réseaux sociaux comme YouTube des poursuites judiciaires concernant des vidéos faisant l'apologie du terrorisme. Les juges de la Cour suprême n'ont pas tranché cette question et ont conclu : « Nous n'avons pas à nous prononcer sur la viabilité des revendications des plaignants dans leur ensemble ou sur la question de savoir si les plaignants devraient être autorisés à modifier leur requête. Nous pensons plutôt qu'il est suffisant de reconnaître que la majeure partie (sinon la totalité) de la plainte semble échouer en vertu de notre décision dans l'affaire Twitter ou des décisions non contestées de la Cour d'appel du neuvième circuit. Nous refusons donc d'aborder l'application de l'article 230 à une plainte qui semble présenter peu, voire pas du tout, de demande de réparation plausible »47(*).
La Cour suprême a précisé que « les deux affaires ont été soumises à la Cour au stade de la requête en irrecevabilité (motion-to-dismiss), sans dossier factuel. Et l'opinion de la Cour sur les faits, y compris sa caractérisation des plateformes de réseaux sociaux et des algorithmes en cause, repose à juste titre sur les allégations particulières contenues dans ces plaintes. D'autres affaires présentant des allégations et des dossiers différents pourraient conduire à des conclusions différentes »48(*). Selon la presse américaine, ces deux affaires représentent néanmoins une victoire pour les entreprises du secteur numérique et illustrent la difficulté d'amender l'article 23049(*), en dépit de la mobilisation d'un nombre croissant de membres du Congrès pour modifier la loi fédérale et renforcer la responsabilité des plateformes en ligne.
Enfin, concernant spécifiquement la lutte contre la désinformation, il convient de relever la création en avril 2022 par le président des États-Unis, Joe Biden, d'un « conseil de gouvernance relatif à la désinformation » (Disinformation Governance Board, DGB), en tant que comité consultatif auprès du ministère américain de la sécurité intérieure (Department of Homeland Security). L'objectif de cet organe était de suivre les campagnes de désinformation diffusées par des États étrangers tels que la Russie, la Chine et l'Iran et par des organisations criminelles transnationales et de trafic d'êtres humains, ainsi que la désinformation diffusée lors de catastrophes naturelles (par exemple, sur la sécurité de l'eau potable lors de l'ouragan Sandy) et de diffuser les bonnes pratiques de lutte contre ces campagnes auprès des services du DHS chargés de défendre le pays contre ces menaces50(*). Dès mai 2022, l'activité du DGB a été suspendue, puis définitivement interrompue51(*), à la suite de polémiques et d'attaques de sa responsable sur les réseaux sociaux52(*).
* 1 Le droit américain se réfère généralement au terme « informations » personnelles plutôt que « données ».
* 2 Congressional Research Service (CRS), Data protection and Privacy Law: an Introduction, 2022, IF11207, p. 1.
* 3 CRS, Data Protection Law : an Overview, 2019, R45631, p. 4.
* 4 Ibid., p. 7.
* 5 CRS, Data protection and Privacy Law: an Introduction, op. cit., p. 1.
* 6 389 U.S. 347 (1967).
* 7 « Le droit des citoyens d'être garantis dans leur personne, leur domicile, leurs papiers et leurs effets contre les perquisitions et saisies non motivées ne sera pas violé et il ne sera émis aucun mandat si ce n'est sur présomption sérieuse, corroborée par serment ou déclaration solennelle et décrivant avec précision le lieu à perquisitionner et les personnes ou choses à saisir », https://www.state.gov/wp-content/uploads/2020/02/French-translation-U.S.-Bill-of-Rights.pdf
* 8 CRS, Data Protection Law: an Overview, op. cit., p. 5.
* 9 138 St. Ct. 2206 (2018).
* 10 CRS, Data Protection Law: an Overview, op. cit., p. 5.
* 11 429 U.S. 589 (1977).
* 12 Ibid. at. 600.
* 13 CRS, Data Protection Law: an Overview, op. cit., p. 6.
* 14 Ibid., p.7.
* 15 Lugar v. Edmondson Oil Co., 457 U.S. 922 (1982), dans: Ruben de Bruin, “A Comparative Analysis of the EU and U.S. Data Privacy Regimes and the Potential for Convergence, Hastings Science and Technology Law JournalHastings Science and Technology Law Journal, Volume 13, Number 2, Spring 2022.
* 16 CRS, Data Protection Law: an Overview, op. cit., p. 7.
* 17 CRS, Data Protection Law: an Overview, op. cit., pp. 8 et suivantes.
* 18 CRS, Data Protection Law: an Overview, op. cit., p. 25.
* 19 CRS, Data Protection Law : an Overview, op. cit., p. 30.
* 20 CRS, Data protection and Privacy Law: an Introduction, op. cit., p. 1.
* 21 Voir notamment : CRS, Overview of the American Data Privacy and Protection Act, H.R. 8152, LSB10776, 2022.
* 22 https://www.congress.gov/bill/117th-congress/house-bill/8152/text
* 23 Par la commission de l'énergie et du commerce. https://www.congress.gov/congressional-report/117th-congress/house-report/669/1
* 24 https://www.congress.gov/bill/117th-congress/house-bill/8152
* 25 CRS, Overview of the American Data Privacy and Protection Act, H.R. 8152, op. cit., p. 3.
* 26 https://www.whitehouse.gov/briefing-room/speeches-remarks/2023/02/07/remarks-of-president-joe-biden-state-of-the-union-address-as-prepared-for-delivery/
* 27 CRS, Data protection and Privacy Law: an Introduction, op. cit., p.1.
* 28 Californie, Colorado, Connecticut, Indiana, Iowa, Montana, Tennessee, Utah, Virginie.
* 29 https://www.ncsl.org/technology-and-communication/2023-consumer-data-privacy-legislation
* 30 https://iapp.org/resources/article/us-state-privacy-legislation-tracker/
* 31 https://leginfo.legislature.ca.gov/faces/codes_displayText.xhtml?division=3.&part=4.&lawCode=CIV&title=1.81.5
* 32 https://www.cppa.ca.gov/faq.html#faq_res_1
* 33 CRS, Data Protection Law: an Overview, op. cit., p. 30.
* 34 https://www.cppa.ca.gov/faq.html#faq_res_1
* 35 https://iapp.org/resources/article/us-state-privacy-laws-overview/
* 36 https://www.state.gov/wp-content/uploads/2020/02/French-translation-U.S.-Bill-of-Rights.pdf
* 37 CRS, Online content moderation and government coercion, LSB10742, 2022, p. 1.
* 38 U.S. Code Title 47, section 230.
* 39 U.S. Code Title 47, section 230 (c) (1).
* 40 U.S. Code Title 47, section 230 (c) (2).
* 41 CRS, Online content moderation and government coercion, op. cit., p. 3.
* 42 https://www.washingtonpost.com/technology/2022/05/06/trump-twitter-lawsuit-dismissed/
* 43 598 U. S., No. 21-1496.
* 44 598 U. S., No. 21-1333.
* 45 Selon cet article « Tout ressortissant des États-Unis blessé dans sa personne, ses biens ou son entreprise en raison d'un acte de terrorisme international, ou sa succession, ses survivants ou ses héritiers, peut intenter une action en justice devant tout tribunal de district approprié des États-Unis et recouvrer le triple des dommages qu'il a subis et des frais de justice, y compris les honoraires d'avocat ».
* 46 598 U. S., No. 21-1496, p. 38.
* 47 598 U. S., No. 21-1333, p. 3.
* 48 598 U. S., No. 21-1496, p. 38.
* 49 Voir notamment : https://www.washingtonpost.com/technology/2023/05/18/scotus-social-media-analysis/ et https://www.nytimes.com/2023/05/18/us/politics/supreme-court-google-twitter-230.html
* 50 https://www.dhs.gov/news/2022/05/02/fact-sheet-dhs-internal-working-group-protects-free-speech-other-fundamental-rights
* 51 https://www.dhs.gov/news/2022/08/24/following-hsac-recommendation-dhs-terminates-disinformation-governance-board
* 52 https://www.washingtonpost.com/technology/2022/05/18/disinformation-board-dhs-nina-jankowicz/