B. LA REPRÉSENTATION DU RÔLE DU JOURNALISTE

S'il existe des regards différents sur le journalisme, il ne peut pas en être différemment en ce qui concerne ceux qui l'exécutent. Ainsi, que ce soit dans le milieu académique ou dans le milieu professionnel, les conceptions de la fonction du journaliste présentées au débat sont diverses. Certaines sont poétiques, comme celle d'Albert Camus, pour qui le journaliste est l'historien de l'instant 1202 ( * ) . Une définition poétique, mais qui n'éclaire pas beaucoup le problème en question. DINES a une vision peu éloignée de celle de Camus, mais il souligne que les journalistes doivent posséder intimement un esprit non résigné et inquiet. Le journaliste - remarque l'auteur - est le professionnel de l'enquête, du questionnement. Peu à peu, les journalistes perçoivent qu'il leur incombe de maintenir vivante l'histoire et la mémoire d'un pays, au travers de fragments appelés nouvelles 1203 ( * ) .

WOLTON le considère comme l'individu qui tente de comprendre ce qui se passe dans le monde, et ensuite de le raconter à des millions d'autres hommes et femmes 1204 ( * ) . C'est une vision similaire à celle de l'Italien GROSSI, qui classe le journaliste comme un acteur social qualifié pour produire des images de la réalité collective pour la construction d'une réalité sociale 1205 ( * ) .

Bien que le rôle du journaliste consiste essentiellement à recueillir des données et à fournir des informations, cette activité n'est pas définie de façon homogène par les auteurs. RIBEIRO observe que Gramsci alertait sur le fait que le journaliste puisse utiliser la culture comme atours pour se transformer en agents de l'hégémonie. Celui-ci - Ribeiro - est convaincu que la presse participe au processus de domination, en tentant d'affaiblir les forces divergentes 1206 ( * ) . Une vision peu éloignée de celle de BOURDIEU 1207 ( * ) , qui considérait le journaliste comme l'agent et la victime d'un processus de modelage de l'opinion publique. Le chercheur français MATHIEN voit pour sa part le professionnel de la façon suivante :

Le journaliste est l'homme dont le premier devoir est d'informer et dont le métier est d'être en relation avec des sources diverses disposant de données en tout genre, qu'elles soient permanentes ou occasionnelles, et auxquelles il peut accéder plus ou moins rapidement. Observateur du remarquable (Moles), il est celui qui dans le vaste monde ou dans un environnement beaucoup plus proche, repère les variations ou les écarts entre données anciennes et nouvelles, entre ce qui est banal et ce qui est original 1208 ( * ) . »

Il existe donc de multiples facettes pour définir le professionnel. Il peut être vu comme un instrument de pouvoir, un éducateur, un historien, à qui il revient de maintenir vivante l'histoire du pays, une espèce d'avaliste de la vérité et en même temps un psychanalyste de l'opinion publique 1209 ( * ) . Dans les années 1990, Weaver et Wilhoit 1210 ( * ) ont proposé quatre profils pour identifier et définir les journalistes nord-américains selon leurs comportements de travail :

a) disséminateur d'information,

b) interprète,

c) adversaire, et

d) mobilisateur populiste.

Depuis lors, divers chercheurs, comme McMANE, HERSCOVITZ et Negreiros, ont utilisé la même méthodologie pour analyser les professionnels de la presse dans des pays européens et sud-américains. Dans la recherche développée pour cette thèse, nous utilisons les mêmes mécanismes pour tâcher de mieux connaître le professionnel à partir d'une règle déjà testée et utilisée pour identifier les professionnels de la presse traditionnelle.

Ainsi, il leur a initialement été demandé quelle posture idéale leurs productions journalistiques devaient théoriquement avoir face au pouvoir. Puis la même question a été reposée non plus en termes théoriques, mais en ayant en vue la pratique quotidienne, en tant que journaliste de source. Les mêmes questions ont été posées au groupe contrôle. Les réponses, présentées dans les tableaux 3.15 et 3.16, doivent être interprétées de deux façons : en premier lieu, une comparaison entre les concepts de ces professionnels et ceux de la presse traditionnelle et, en second lieu, entre ce qu'ils jugent être théoriquement correct et ce qui se passe réellement au quotidien.

Selon le critère de la vision théorique, les journalistes du Sénat estiment que face au pouvoir, ils doivent préférentiellement être neutres, objectifs et impartiaux, et que leurs textes doivent refléter un tel comportement. C'est une vision très différente de celle observée chez les journalistes de la presse traditionnelle, pour lesquels, en termes théoriques, le comportement le plus correct face au pouvoir doit être celui d'un contrôleur du pouvoir.

TABLEAU 3.15

COMPORTEMENT IDEAL THEORIQUE DE L'ACTIVITÉ JOURNALISTIQUE FACE AU POUVOIR

Fonctions idéales

Journalistes du Sénat

Correspondants parlementaires

Être un instrument neutre, objectif et impartial

68,62 % (1°)

38,0 % (2°)

Interpréter la vision officielle pour la société

43,13 % (2°)

36,0 % (3°)

Orienter l'opinion publique

25,49 % (3°)

28,0 % (4°)

Être un contrôleur du pouvoir

21,60 % (4°)

44,0 % (1°)

Supporter la vision officielle des faits

0,0 %

0,0 %

Être un instrument de contestation de la vision officielle pour la société

0,0 %

6,0 %

Obs. : Les interrogés pouvaient indiquer jusqu'à deux valeurs.

Source : Élaboration personnelle à partir des données recueillies dans l'enquête de terrain - Brésil 2005

Pour les journalistes de source étudiés, l'action de contrôler ou surveiller le pouvoir constitue la quatrième priorité professionnelle. Avant de transformer leurs reportages en arme de surveillance, ils considèrent comme plus importantes, dans l'ordre, les fonctions d'interpréter la vision officielle pour la société et d'orienter l'opinion publique. En résumé, ce journaliste de source considère qu'en termes idéaux, ses textes doivent traduire les faits officiels pour qu'ils soient mieux compris par l'opinion publique. Les productions doivent aussi éviter de présenter des jugements de valeurs. La grande différence de conception par rapport à leurs collègues du groupe contrôle est effectivement le caractère de contrôle, puisque les professionnels du Sénat indiquent les capacités de neutralité et d'interprétation de la vision officielle pour la société comme étant des comportements primordiaux du journaliste face au Pouvoir.

Il existe toutefois une différence entre la théorie et la réalité pratique. Selon la conception des professionnels du Sénat, leurs travaux dans le quotidien de la couverture du Parlement servent, en premier lieu, à orienter l'opinion publique et en second lieu, à interpréter la vision officielle pour la société. Neutralité, objectivité et impartialité sont des comportements qui apparaissent au troisième plan.

Si, en termes institutionnels, les MSSF ne sont pas vus comme des agents d'un journalisme d'investigation, en termes personnels aussi, en tant que mission individuelle du professionnel, les fonctions de contrôleur du pouvoir et de contestateur des visions officielles ne sont pas, dans leur représentation, vues comme des comportements systématiques de ces professionnels. D'un autre côté, ils ne se voient pas non plus comme des relationnistes ou publicistes, comme des éléments de support de la vision officielle, comme des porte-parole du pouvoir (voir tableau 3.16).

TABLEAU 3.16

LE COMPORTEMENT REEL DE L'ACTIVITÉ JOURNALISTIQUE FACE AU POUVOIR

Comportements réels

Journalistes du Sénat

Correspondants parlementaires

Orienter l'opinion publique

43,17 % (1°)

42,0 % (2°)

Interpréter la vision officielle pour la société

39,22 % (2°)

38,0 % (3°)

Être un instrument neutre, objectif et impartial

25,49 % (3°)

24,0 % (4°)

Supporter la vision officielle des faits

17,64 % (4°)

2,0 % (6°)

Être un contrôleur du pouvoir

11,76 % (5°)

44,0 % (1°)

Être un instrument de contestation de la vision officielle pour la société

3,92 % (6°)

4,0 % (5°)

Obs. : Les interrogés pouvaient indiquer jusqu'à deux valeurs.

Source : Élaboration personnelle à partir des données recueillies dans l'enquête de terrain - Brésil 2005

La représentation que ces professionnels ont d'eux-mêmes les classe, parmi les profils définis par les deux auteurs nord-américains, comme une espèce d'alliage de disséminateur d'informations et d'interprète. Bien que Weaver et Wilhoit n'aient pas travaillé sur la possibilité de combinaisons de profils, des situations comme celle-ci ont déjà été détectées au Portugal, par NEGREIROS 1211 ( * ) , et au Brésil, par HERSCKOVITZ.

Dans ces deux pays, les chercheurs ont rencontré un type professionnel qui combine les deux profils, mais de leur point de vue, la condition d'interprète signifie faire l'analyse des faits. Dans le cas des journalistes de source examinés, il a déjà été constaté qu'une production journalistique chargée d'analyse ou de commentaires de caractère personnel ne fait pas partie de la routine. Dans notre étude, le profil d'interprète prend une caractéristique de traducteur, de décodeur des informations et des événements complexes du Parlement, de façon à les rendre plus simples et compréhensibles par le citoyen ordinaire. D'où la prévalence, dans la perception du quotidien de ces professionnels, de l'idée que leurs textes ont pour fonction prioritaire d'orienter l'opinion publique et d'interpréter les faits officiels.

* 1202 CAMUS, Albert, apud Le Bohec, Jacques, 2000, p. 22.

* 1203 DINES, Alberto, 1974, p. 116-118.

* 1204 WOLTON, Dominique, 1995, apud D'AIGUILLON, Benoît, 2001, p. 75.

* 1205 GROSSI, Giorgio, 1985, p. 376.

* 1206 RIBEIRO, Jorge Cláudio, 1994, p.188.

* 1207 BOURDIEU, Pierre, 1997.

* 1208 MATHIEN, Michel, 1992, p. 11.

* 1209 DINES, Alberto, 1974, p. 116 -118

* 1210 WEAVER, David H., et WILHOIT, G. Cleveland, 1996.

* 1211 NEGREIROS, op. cit. p.66.

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