SECTION 2 - L'ANALYSE DU JOURNALISME CONSTRUIT PAR LES SOURCES : L'OBJECTIF

Outre les risques de manipulation et de réduction des différences entre le journalisme traditionnel et le journaliste institutionnel, la situation informative présentée plus haut dans ce texte a transféré vers les sources la décision de sélectionner ce qui est et ce qui n'est pas une nouvelle et montre que le travail journalistique est chaque fois plus dépendant de l'activité en amont (les sources) et suffoqué par un aval chaque fois plus pénétrant (les contraintes de la mise en scène médiatique s'appuyant sur la logique de marché 142 ( * ) ). Ce contexte nous oblige, comme le soulignent RINGOOT et RUELLAN, à penser le journalisme d'une manière nouvelle, avec une posture exempte de tout essentialisme.

Les objets de savoir du journalisme sont aussi construits par les sources, comme l'a démontré Philippe Schlesinger (1992). La recherche consacrée à la construction des problèmes publics pointe le rôle des associations et des organismes influençant l'actualité journalistique, expliquant notamment la montée en puissance des questions liées à l'environnement, l'écologie, les risques en général. La sociologie des mobilisations insiste sur l'interaction entre médias et sources. Cette co-construction de l'information a pour corollaire une co-construction discursive particulièrement visible dans les processus de catégorisation des acteurs et de désignation des événements 143 ( * ) .

Notre hypothèse, qui sera examinée dans ce travail, est qu'au Brésil, les stratégies des sources dépassent déjà les techniques traditionnelles de sensibilisation du mainstream media auquel il a été fait référence antérieurement, et qu'elles se mettent à agir sur des bases plus agressives de diffusion directe à l'opinion publique. Pour les producteurs de ces contenus informatifs, cette technique a deux avantages immédiats. Elle garantit la transmission des informations à l'espace public, indépendamment des filtrages des gatekeepers de la presse traditionnelle, et en même temps, elle sert d'élément de pression sur l'agenda de cette même presse. Un thème divulgué avec insistance par les médias de source tend à ne pas être ignoré par les mass media, principalement lorsqu'il s'agit de sujets socialement sensibles.

Le stade auquel se trouve l'action informative des sources au Brésil agit aussi, à notre avis, sur la transformation du territoire professionnel d'intervention des journalistes ainsi que sur le standard de journalisme pratiqué. Elle donne naissance à un nouveau format, que nous pourrions nommer journalisme de source. Cette dénomination se différentie de ce qu'on appelle, en Espagne, le periodismo de fuente ou periodismo de fuente interessada et qui se rapporte à la présence excessive, dans la presse traditionnelle, de contenus pré-produits par les sources ou programmés par ces dernières (événements, interviews, conférence de presse, manifestations, etc.) 144 ( * ) . Dans le cas en question, nous proposons une vision élargie, impliquant - à l'instar du concept espagnol - la production par les sources de contenus et leur utilisation par la presse traditionnelle, mais fondamentalement la diffusion d'informations par des moyens de communication de masse qui leur sont propres : les médias de source.

Un des objectifs de ce travail est donc de contribuer à l'analyse du journalisme construit par les sources en démontrant l'existence d'un changement de l'espace médiatique national, où les sources assument face à la presse un rôle plus actif, concurrentiel et même, dans certains domaines thématiques, hégémonique. Nous chercherons à démontrer qu'un tel phénomène est le fruit d'un processus socioculturel qui donne de nouveaux contours au paysage médiatique national. Ce nouveau paysage, en transformation permanente, se reflète dans les profils de l'information diffusée, du journalisme pratiqué en tant qu'activité sociale et politique et du journalisme en tant qu'activité économique, en particulier en ce qui concerne le marché du travail. Bien qu'ils présentent des dimensions significatives sur la scène nationale, les médias de source n'ont pas encore fait l'objet d'études plus approfondies et l'activité des professionnels impliqués demeure une inconnue.

Selon notre hypothèse de transformation du journalisme brésilien, le nouveau territoire journalistique, construit à partir de l'existence des média de source, contribue à la démocratisation de la circulation de l'information en augmentant la quantité d'émetteurs et la pluralité des thèmes divulgués. Ce nouveau paysage médiatique découle, à notre avis, d'un contexte économique, politique et social spécifique, dans lequel l'activité communicationnelle a atteint un niveau d'importance unique dans la lutte pour le droit d'être visible dans l'espace public, tout ça dans le processus de redémocratisation du pays.

Notre travail se propose ainsi d'identifier les origines anthropologiques des médias de source et d'identifier les principaux acteurs - ou segments sociaux organisés - qui utilisent une telle technique informative et les méthodes communicatives qu'ils emploient. Comme les modes productifs de tels médias sont encore inconnus, nous prétendons, à partir d'une étude de cas - la structure médiatique du Senado Federal brésilien composera notre corpus - délimiter le comportement éditorial utilisé, l'identité des journalistes qui travaillent pour ces médias, leurs représentations socioprofessionnelles et les routines employées dans la production des nouvelles. Il est important de savoir en quoi ils se distinguent des techniques habituelles - si de telles différences existent - tout comme d'évaluer l'impact d'une telle structure sur la presse traditionnelle.

Nous considérons que ce processus de transformation affecte directement le champ d'action des journalistes et du journalisme pratiqué au Brésil. Le territoire de travail pour l'exercice professionnel présente de nouvelles frontières, consolidées au cours d'une trajectoire historique. Un autre volet de ce travail est ainsi d'analyser le rôle des journalistes de source, de déterminer si le journalisme de source entraîne l'apparition d'un nouveau modèle informatif et en quoi il se différencie de la pratique journalistique conventionnelle, et si ce nouveau modèle peut être qualifié de journalisme d'Influence, entendu comme un journalisme qui recherche la conviction sociale.

L'analyse de l'action des journalistes de source vise à savoir si nous nous trouvons face à un nouveau segment professionnel avec ses propres routines et ses propres paradigmes, s'il importe les valeurs de la publicité et des relations publiques, ou si ce nouveau schéma implique un engagement éditorial et professionnel vis-à-vis du thème et/ou de la source, de façon similaire à celui décrit par ARAÚJO dans sa thèse sur le journalisme d'information syndical 145 ( * ) . Il est nécessaire de comprendre comment s'est fait ce processus de rupture de frontières professionnelles - permettant aux journalistes de migrer vers un territoire occupé auparavant par les professionnels des relations publiques et les publicitaires -, en quoi consiste ce nouveau territoire d'intervention et quels paradigmes il a importé ou créé.

Kuhn définit un paradigme comme un ensemble de croyances, de valeurs-guides et de techniques qui sont communes aux membres d'un groupe donné 146 ( * ) , et RINGOOT croit que dans la presse les paradigmes informatifs comprennent des éléments comme les titres, angles, rubriques, signatures (ou non) des textes, genres rédactionnels, etc 147 ( * ) . À son tour, DE BONVILLE considère qu'un paradigme journalistique constitue un ensemble de conventions, généralement implicites, qui gèrent le référentiel journalistique, le type d'information pertinente, sa relation avec les sources et la manière de collecter les informations et de rédiger les textes, etc. Les conventions de pratiques comportementales, telles que l'utilisation du off, du secret de la source, la technique de sélection des images, l'utilisation de préceptes éthiques communs, entre autres, constituent le capital, une notion qui désigne les ressources symboliques, économiques, etc. Ce capital formé par des valeurs et des conventions peut également être vu comme un ensemble d'éléments faisant partie intégrante des paradigmes journalistiques.

Quels sont les paradigmes des journalistes de source? L'importance de répondre à cette question s'explique par le fait que ces paradigmes délimitent et encadrent l'activité informative dans - ou hors - du champ journalistique et qu'ils fournissent les moyens de son exécution 148 ( * ) . Normalement, l'intégration du journaliste à ces conventions s'effectue à travers les processus de socialisation professionnelle sous la forme de modèles de style, de transmission d'une génération à l'autre et, dans le cas brésilien - où la formation universitaire en journalisme est obligatoire pour exercer la profession -, par les Facultés de journalisme, qui jouent également un rôle prépondérant.

Dans le journalisme de source, le professionnel maintient-il l'habitus 149 ( * ) et l'ethos journalistiques 150 ( * ) , les conventions qui gèrent le référentiel de la profession dans son espace traditionnel, ou se transforme-t-il en un acteur à part entière des mobilisations sociales parrainées par les sources-employeurs ? De quelle façon le journaliste agit-il face aux exigences éditoriales des sources et de quelle façon ces dernières se différencient-elles du comportement éditorial des médias brésiliens?

Pour répondre à ces questions, nous avons cherché dans ce travail à analyser la réalité brésilienne des médias de source à partir de deux paramètres:

1. En utilisant le concept de territoire professionnel, nous prétendons évaluer comment une telle activité, classée à première vue comme de la communication institutionnelle, s'est transformée au Brésil en une activité journalistique sous l'aspect légal et socioculturel ;

2. À travers le concept d'intervention dans l'agenda médiatique, notre intention est d'évaluer comment la quête de visibilité, qui vise à intervenir dans les agendas public et journalistique, peut agir sur les mécanismes de diffusion publique de l'information.

A. LES MÉDIAS DE SOURCE, UN NOUVEAU TERRITOIRE JOURNALISTIQUE ?

Tout espace de pouvoir a pour conséquence une dispute pour son contrôle ou son accès. Cette bataille pour la visibilité, pour un espace dans la sphère médiatique, est en réalité une lutte pour le droit à l'existence sociale et publique 151 ( * ) . Selon la notion d'activité du système médiatique, formulée par MATHIEN, les moyens de communication participent à la cohésion sociale de la collectivité dans laquelle ils sont insérés. D'autres auteurs, déjà cités antérieurement, pensent au contraire que c'est à travers les moyens de communication que s'exerce le pouvoir symbolique. Le système médiatique devrait prendre en compte le grand nombre de questions et de réponses dans l'univers de préoccupations de la collectivité de laquelle émanent ses messages. Pour l'auteur français, les moyens de communication de masse, occupés par la dynamique des informations générales, ne répondent déjà plus directement à cet objectif. Ils s'éloignent et créent même la suspicion chez un nombre toujours plus grand d'individus et de groupes.

Les moyens de communication de masse cessent d'être ces vecteurs de cohésion et de reliance sociale qu'ils affirment pourtant toujours vouloir être. En se discréditant, par leurs propres pratiques, ils laissent la voie du changement, ou d'évolution de la société, à des processus de régulation sociale qui ne relèvent plus de la mission désintéressée de l'information du citoyen 152 ( * ) .

OFFERLÉ enseigne que, selon les conjonctures et le type d'intérêts et d'organisations impliquées, des technologies distinctes, plus ou moins inventives, plus ou moins automatisées, peuvent être utilisées dans l'activité de communiquer. Historiquement, des groupes sociaux, non satisfaits du modèle informatif - ou dans l'incapacité d'agir en tant qu'élément de cohésion sociale - optent pour répondre eux-mêmes, par d'autres méthodes, à leurs besoins d'obtenir des informations et d'informer. Dans ce champ, les radios pirates/libres des années 1970 en France, et celles des années 1980/1990 au Brésil, ont trouvé des terrains fertiles, tout comme l'apparition de télévisions communautaires/associatives brésiliennes - en particulier à travers la diffusion par câble à partir de l'obligation de l'existence de chaînes d'accès libre 153 ( * ) - et par le renforcement des publications dirigées envoyées par distribution directe ou par distribution dirigée, le colportage.

Dans la quête d'existence publique, de nouvelles alternatives médiatiques continuent d'être expérimentées comme moyen d'échapper au filtre utilisé par la presse. Des alternatives qui incluent l'implantation de médias autonomes, associatifs ou de source. Avec les facilités apportées par les nouvelles technologies de l'information et la communication - TIC, cette action se montre bien plus factuelle. Elles viabilisent, en termes techniques et économiques, l'opération d'un système de diffusion de l'information qui peut être classé comme : de la source à l'opinion publique sans intermédiaires. Qui plus est, les nouvelles TIC proposent la recontextualisation d'un grand ensemble de sphères d'expérience collective, de leurs actions et savoir-faire. Le journalisme est l'une de ces sphères, constituée en tant que compétence spécialisée dans le champ des narrations sociales - souligne REIS 154 ( * ) .

Un processus prévisible, puisque les nouveaux moyens de communication et les nouvelles technologies de l'information sont particulièrement utiles pour le maintien des contacts avec la société, indépendamment de la médiation par des tiers155 ( * ). Chaque fois qu'une nouvelle technologie apparaît, un nouveau milieu est créé pour que l'être humain réorganise les technologies antérieures, les adapte et les reconditionne à ses besoins 156 ( * ) .

En utilisant les nouvelles possibilités de communication, les sources ont donc monté des procédés de communication directe avec le lecteur/spectateur, en cherchant y compris à supplanter les petites audiences - ce qu'on appelle les alternative ghetto157 ( * ) - traditionnelles des journaux alternatifs du passé. C'est par ces manifestations que les organisations entrent en action, justifient leurs raisons d'être et actionnent les secteurs de la société en se manifestant et en prenant position. De cette façon, il est possible de lancer et de travailler un point de vue, de contrecarrer une idée hégémonique ou officielle, de communiquer ou de rappeler l'existence d'un mouvement social, d'un groupe d'intérêt; de gérer les objectifs d'une corporation qui sont quotidiennement mis en examen 158 ( * ) .

Tout entrepreneur en représentation cherche pourtant l'élargissement de sa cause en affirmant - et en tentant faire reconnaître - la force du nombre, l'importance centrale de l'intérêt, l'universalité et la justesse d'une idée éthiquement irréprochable: cause de l'entreprise pourvoyeuse de richesse, défense des plus démunis, voix de sans-voix, protecteur du service public, garant de la Santé, de la liberté ou de la sécurité des citoyens, des droits du Justiciable 159 ( * ) .

Et cette réalité contribue à la construction d'une nouvelle scène informative nationale qui permet de dépasser les présupposés de base d'un moyen d'information institutionnel. Les stratégies des groupes - souligne ORFFELÉ - de plus en plus mise en forme, surveillées et apprêtées par de professionnels de la communication, consistent donc à pouvoir gérer les ressources mobilisables du groupe en tentant de se maintenir ou d'accéder aux arènes de débat et de décision qui apparaissent les plus adéquats pour l'obtention des avantages recherchés 160 ( * ) .

Ces stratégies plus sophistiquées ont entraîné l'apparition, au Brésil, d'une presse opérée directement par les sources, les médias de source, comme réponse plus radicale de secteurs de la société mécontents du volume et de la qualité de l'information les concernant diffusée dans la société. Ils sont pour la plupart maintenus par des entités de la société civile . Ils viennent de façon croissante assumer le rôle de divulguer des faits d'intérêt public et lutter pour qu'ils acquièrent de l'espace dans les moyens de communication de masse - note SILVA 161 ( * ) .

* 142 RUELLAN, Denis, 2004.

* 143 RINGOOT, Roselyne et RUELLAN, Denis, 2006.

* 144 Pour plus de détails sur la vision espagnole du periodismo de fuente , voir PABLOS COELLO, José Manuel et MATEOS MARTÍN, Concha, 2004.

* 145 ARAÚJO, Vladimir, 2003 et 2004, p. 2.

* 146 KUHN, Thomas, 1972 apud MATHIEN, Michel, 2001, p. 107.

* 147 RINGOOT, Roselyne, 2001.

* 148 DE BONVILLE, Jean de, 2001, p. 13.

* 149 BOURDIEU, Pierre, 1980, p.91.

* 150 Pour plus de détails sur l'Ethos Journalistique voir JOHNSTONE, John, W. C., SLAWISKI, Edward J. et BOWMAN, William W., 1976 et/ou TRAQUINA, Nelson. 2005, p. 159.

* 151 VOIROL, Olivier, 2005, p. 108.

* 152 MATHIEN, Michel, 1992, p. 311.

* 153 La Loi 8.977 du 6 janvier 1995, qui réglemente la cablodiffusion au Brésil, oblige les opérateurs privés du câble à assurer la diffusion de chaînes dites d'accès public, parmi lesquelles se trouvent des chaînes associatives proposées par des segments de la société civile.

* 154 propõem a recontextualização de um grande conjunto de esferas de experiência coletiva, dos seus saberes e fazeres. O jornalismo é uma destas esferas, constituída como uma competência especializada dentro do campo das narrativas sociais. REIS, Ruth, 2002, p. 1.

* 155 RUCHT, Dieter, 1999, p. 216.

* 156 MCLUHAN, Marshal, apud DINES, Alberto, 1974, p. 32.

* 157 ATTON, Chris, 1999, p. 63.

* 158 OFFERLÉ, op. cit. 71.

* 159 Idem, p. 72.

* 160 Idem, p. 112.

* 161 Elas vêm crescentemente tomando a si o papel de divulgar fatos de interesse público e lutar para que eles ganhem espaço nos meios de comunicação de massa. SILVA, Luiz Martins da, 2004, p. 7.

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