IV. NOTIZIABILITÀ ET MÉCONTENTEMENT ENVERS L'AGENDA MÉDIATIQUE
La réalité médiatique vit une contradiction conceptuelle à propos du rôle que le journalisme doit jouer au sein de la société brésilienne. D'un côté, il est conçu comme un service public - et ceci est affirmé dans le code d'éthique professionnelle et même dans la Constitution Fédérale - et, de l'autre, il est exploité dans une logique d'entreprise fidèle au marché. Cette contradiction - selon MOTTA - engendre des tensions parce que le journalisme ne répond pas aux demandes d'information et ne représente pas non plus de façon équilibrée la pluralité des intérêts de la société brésilienne 662 ( * ) . Les tensions tendent à augmenter à mesure que se renforcent l'oligopole, y compris au niveau international, et la convergence technologique des moyens de communication 663 ( * ) .
En jouant le rôle de constructeur de ce que VOIROL appelle un espace d'apparences médiatisées 664 ( * ) , les médias assument une position de pouvoir, mais pas totalement de manière autonome, puisqu'ils sont soumis aux stratégies d'influence de ceux qui cherchent à conquérir une hégémonie symbolique, et également en raison des mécanismes de valorisation économique et politique de la diffusion des informations. Des rapports inégaux quant à la visibilité publique et aux formes de domination sont présents. Le pouvoir médiatique, souligne HABERMAS, constitue une catégorie d'influence 665 ( * ) et la domination a lieu tantôt à travers l'exclusion systématique de certains thèmes ou personnages, tantôt en en favorisant d'autres dans l'agenda médiatique et donc dans l'agenda social.
L'espace public - explique TéTU - n'est pas un espace réel, mais un espace symbolique, fait de savoir et de représentations 666 ( * ) , ce qui amène certains auteurs, comme MIÈGE 667 ( * ) et WOLTON 668 ( * ) à considérer l'ensemble des moyens de communication, en lui-même, comme un espace public. Non plus cette place publique délimitée physiquement, mais un espace symbolique où ont lieu les échanges sociaux. En acceptant la perception de la communication, en particulier la communication politique, comme un régulateur du fonctionnement de l'espace public 669 ( * ) , on en déduit que la taille de ce dernier dépendra de l'amplitude de la première. Les médias sont, par excellence, des lieux dédiés aux discussions contradictoires, des lieux de médiation politique et sociale, mais ils se caractérisent aussi comme des espaces de rencontres et de détours 670 ( * ) . Ils n'assurent pas une égalité de participation et, dans le cas national étudié, les liens commerciaux et politico-institutionnels des médias reflètent le centralisme, la concentration de la société brésilienne et l'exclusion systématique des segments sociaux défavorisés 671 ( * ) .
Les supports et les professionnels de la presse mettent en oeuvre des pratiques et des routines qui peuvent être considérées comme une forme de censure. Ils ont le pouvoir de condamner à l'invisibilité les actions et les paroles des acteurs sociaux qu'ils considèrent comme insignifiants672 ( * ) et de glorifier celles qu'ils jugent importantes. Les médias sont un producteur historique de diffusion mercantile des produits symboliques dont les processus de production et de consommation sont marqués par la division structurelle de la société 673 ( * ) . Dans un système médiatique oligopolisé, la tendance est à un rétrécissement encore plus marqué de l'agenda diffusé dans l'opinion publique, avec moins d'espace pour les contradictions et une exclusion plus accentuée des thèmes et des événements de la vie quotidienne.
Sous les effets d'une presse mercantile, otage des principes du marketing et des engagements politiques, la culture journalistique tend à se modifier 674 ( * ) . Principaux résultats : l'introduction de nouveaux modèles d'exercice du journalisme, de nouveaux critères de notiziabilità et l'existence d'un profil d'agendamento médiatique qui ne plaît pas toujours à toutes les mosaïques de l'espace public. Le mécontentement envers le critère de sélection - ou d'exclusion - pratiqué, en particulier avec l'abordage accordé (ou non) aux thèmes qui les intéresse - tant sous l'aspect quantitatif que qualitatif, attise le désir de modifier une telle situation. Un nouveau modèle de construction de l'agenda des moyens de communication peut être le fruit de l'adoption de tactiques d'interférence dans la construction de l'information; ou, de façon plus radicale, en s'adressant directement à l'opinion publique. On contourne ainsi la presse et ses filtres pour construire un espace médiatique propre.
A. L'INFORMATION, LA NOUVELLE ET LA VISIBILITÉ.
L'information - affirme BELTRãO - est la perception du réel, captée par les sens et enregistrée par l'esprit, soit par l'observation directe, soit par la réception de messages émis par d'autres 675 ( * ) . Les journalistes captent les faits, selon BOURDIEU, avec l'aide de lunettes spéciales, avec lesquelles ils voient certaines choses et en excluent d'autres. Et ce qui retient leur attention tend à être vu d'une manière propre au milieu 676 ( * ) . Lors d'un processus de reportage, la perception du réel ne suit pas, selon RUELLAN, des normes rigides, des codes, des techniques, des structures prédéfinies ou des lois préétablies. C'est le regard d'un être humain investi du statut de journaliste. Un regard aux contours indéfinis, imprécis, il est fait de flou, définit l'auteur. Et la richesse du regard journalistique sur la société repose justement sur son imprécision, son imprévisibilité, ses éventuelles inconsistances et sa capacité d'adaptation 677 ( * ) .
En termes théoriques, tout contribue à ce que soit apportée à la société une vaste diversité de regards, de thèmes, de sources et, même sur des thèmes identiques, de perceptions distinctes. Alors qu'au contraire, le processus de filtrage, principalement dans les mainstream media, apporte à l'opinion publique un contenu informatif plus ou moins égal, plus ou moins homogénéisé. Certains auteurs attribuent cette similitude thématique à la dictadura del fax 678 ( * ) , en d'autres termes, à l'offre massive de contenus gratuits et à la pression exercée par certaines sources pour leur utilisation. La sélection des faits qui vont acquérir une visibilité médiatique découle de l'action des gatekeepers. Ce sont eux qui filtrent et sélectionnent les informations qui seront diffusées 679 ( * ) . Ils peuvent être conçus comme les portiers de l'information car, en raison de leurs positions stratégiques au sein des entreprises, ils ouvrent ou ferment la porte permettant d'accéder au monde de la visibilité. Et il n'y a dans ce cas que peu d'imprévisibilité, car c'est à eux qu'incombe l'application - et, dans certains cas, la définition - des règles de filtrage et des valeurs qui les guident. Ces critères de notiziabilità, qui conditionnent ce que nous pourrions appeler le comportement éditorial 680 ( * ) , sont consolidés en des règles claires et précises, mais qui, de manière paradoxale, ne sont pas toujours écrites de façon formelle. Dans de nombreux cas, elles constituent déjà une culture interne, invisible mais implacable.
Le portier de l'information peut être aussi bien une personne physique au sein d'un support - ce serait le cas d'un rédacteur en chef - ou un support - une agence de presse internationale, un moyen de communication avec un pouvoir d'influence, un elite media, pour reprendre les termes de CHOMSKY 681 ( * ) . Dans les deux cas, il occupe la position stratégique de pouvoir définir si un fait donné sera porté à la connaissance du public, ainsi que le degré de liberté du flux informatif 682 ( * ) . Il a également la capacité de délibérer sur la forme et l'intensité qui seront données aux sujets avant qu'ils parviennent au public. Les portiers sont ainsi des instruments clés dans le processus de construction de l'agenda journalistique et donc de l'espace public.
L'autonomie de choix ne serait pas pleine. Aux yeux de HALL, la presse est subordonnée à l'action de sources puissantes, qu'il nomme les primary definers. Outre la capacité à définir les thèmes - à intervenir en tant qu'agenda-setters -, ils établissent les critères de traitement, les angles, et ils ont toujours le privilège de donner le dernier mot dans les reportages. Ces derniers seraient essentiellement les sources déjà accréditées, que ce soit par leur représentation institutionnelle, ou par leur savoir scientifique 683 ( * ) . Selon cette vision, il existerait dans les rapports entre la presse et certaines sources - et la presse est dans ce cas personnifiée par l'image du gatekeeper - une position de subordination structurelle aux primary definers.
En principe, l'accès aux médias et la sélection des informations divulguées devraient être guidés par des valeurs sociales 684 ( * ) , mais au sein de la presse, les messages sont appréciés en fonction de leur origine, de leur source, et de la situation de dépendance pouvant en résulter pour les services rédactionnels 685 ( * ) . L'ingérence dans le processus de newsmaking a lieu le plus clairement en ce qui concerne les aspects de propriété, de notiziabilità , et d' inclinaison, l'angle de traitement de l'information 686 ( * ) .
Pour HALL, la présence stratégique des agents sociaux puissants dans le processus de construction de la nouvelle se fait sentir aussi bien au niveau temporel qu'idéologique. L'information, - souligne RIEFFEL - avant d'être livrée au grand public, passe par différents stades de filtrage, de rétention, qui en modifient la teneur et la portée. En outre, les journalistes eux-mêmes sont soumis à de multiples influences qui restreignent leur capacité d'initiative 687 ( * ) . De tels agents bénéficieraient d'un accès privilégié aux moyens de communication et l'interférence sur la mise en oeuvre des filtres journalistiques - la sélection de ce qui sera transmis au public - se déroulerait, selon CHOMSKY, d'une manière si naturelle et si subtile, que les médias eux-mêmes s'avèrent convaincus qu'ils choisissent les meilleurs thèmes, de façon objective et en suivant les valeurs professionnelles 688 ( * ) .
Dans cette logique, parmi ce qu'on appelle les agenda-setters traditionnels, se trouvent les institutions publiques, les partis politiques, les grandes entreprises, ceux qui disposent de grandes enveloppes publicitaires et les groupes d'intérêts les plus puissants. Outre la capacité à sélectionner les faits dignes de devenir des nouvelles, ils ont le privilège de définir la quantité, le timing et la direction de l'information, de façon à répondre aux intérêts corporatifs 689 ( * ) . L'interférence peut se faire y compris dans le sens de la censure, de la non divulgation de thèmes les concernant ou touchant d'autres acteurs. Informer et obtenir de la visibilité sont des processus interdépendants, lourds d'interférences, et pour cette raison, il est toujours recommandable - selon MATHIEN - de savoir dans quel circuit s'insère le support.
La connaissance des circuits d'influences, dans lesquels l'entreprise médiatique se meut (ses dirigeants, ses journalistes), est également un facteur intervenant dans les mécanismes de sélection du système. Ces circuits, établis entre composantes de l'environnement et personnes influentes au sein de l'entreprise (direction, actionnaire principal, rédacteur en chef, chef de service, etc.), ne se révèlent qu'avec un minimum d'expérience. [...] Car ils mettent essentiellement en rapport des hommes, et non pas des structures: leaders d'opinion, notables, responsables de groupes de pression, membres de club ou de cénacles divers, vis-à-vis desquels les journalistes, qu'ils soient ou non en position de décideurs au sein de leur entreprise, ne peuvent rester indifférents 690 ( * ) .
Les médias et leurs produits, en reflétant la division structurelle de la société 691 ( * ) , ne garantissent pas le même niveau d'accès ni le même pouvoir d'interaction à tous les segments sociaux. Ils ne parviennent pas à embrasser l'ensemble de l'intérêt public, entendu comme tout ce qui concerne la vie sociale dans sa diversité et sa richesse 692 ( * ) . Cette incompétence éditoriale favorise des querelles sociales complexes autour du processus de construction de la nouvelle 693 ( * ) .
Pour les mouvements sociaux et pour les acteurs qui exercent des actions à caractère collectif, être accepté par les gatekeepers, être inclus dans l'agenda des médias et posséder une visibilité publique sont des conditions indispensables pour leur propre survie. La lutte pour être vu ou entendu, autrement dit pour sortir de l'ombre, ne peut être considérée comme un facteur périphérique. Au contraire, c'est un facteur déterminant dans les manifestations politiques et sociales 694 ( * ) . Pour exister, une action collective a dû construire sa visibilité, à la fois pour les acteurs qui y participent directement et pour les publics plus larges qui assistent à sa manifestation - souligne BLEIL 695 ( * ) . Un thème non médiatisé n'entre pas dans l'espace public et, par conséquent, ne s'insère pas dans la construction de l'opinion publique 696 ( * ) .
Pour subvertir le schéma de relations, être sûr de voir un thème de son intérêt sélectionné et obtenir l'apparence médiatique, certaines acteurs sociaux élaborent des stratégies fort complexes. Ils sont contraints d'intervenir dans les routines d'accès aux canaux d'information. Ces acteurs doivent recourir à des procédés de mise en visibilité supposant des formes de création d'événement en perturbant les arrangements publics en vigueur - affirme l'auteur 697 ( * ) . Dans certaines circonstances, il est nécessaire de spectaculariser le fait. Conscient de cette réalité, certaines ONG internationales qui s'occupent des questions d'environnement ont déjà coutume d'appliquer la pratique de provide impressive pictures 698 ( * ) . Cette méthodologie de communication inclut également le régime des images chocs, des images qui tentent d'attirer l'attention de la presse et du public par leur haut degré d'agressivité, mais qui font déjà l'objet d'interrogations du fait qu'elles reposent sur des pratiques publicitaires. Elles tendent à se focaliser sur une situation symbolique construite artificiellement et n'impliqueraient pas un portrait effectif de la réalité.
* 662 Essa contradição gera tensões porque o jornalismo não responde às demandas de informação nem representa de forma equilibrada a pluralidade de interesses da sociedade brasileira. MOTTA, Luiz Gonzaga, dans un entretien par e-mail avec l'auteur le 22/02/2007.
* 663 VOIROL, Olivier, 2005, p. 105.
* 664 Idem, p. 107.
* 665 HABERMAS, Jürgen, 1993, p. XVI.
* 666 TÉTU, Jean-François, 1995, p. 287.
* 667 MIÈGE, Bernard, 1996 et 1997.
* 668 WOLTON, Dominique, 1991-A, p. 95.
* 669 Idem, 1991, p. 29.
* 670 MOTTA, Luiz Gonzaga, 2006.
* 671 os vínculos comerciais e político-institucionais da mídia refletem o centralismo, a concentração da sociedade brasileira e a exclusão sistemática dos segmentos sociais desfavorecidos. MOTTA, idem.
* 672 VOIROL, op. cit. p. 102.
* 673 A mídia é um produtor histórico de difusão mercantil dos produtos simbólicos cujos processos de produção e consumo estão marcados pela divisão estrutural da sociedade. MOTTA, Luiz Gonzaga, 2006.
* 674 SPANO, William, 2004, p. 30.
* 675 BELTRO, Luiz, 1980, p.14.
* 676 BOURDIEU, Pierre, 1997, p. 61 et 65.
* 677 RUELLAN, Denis, 1993, p. 29.
* 678 PABLOS COELLO, José Manuel et MATEOS MARTÍN, Concha, 2004, p. 6.
* 679 Le gatekeeper est un individu qui bloque ou laisse passer une information donnée (WOLF, 1999, p. 180).
* 680 SANT'ANNA, Francisco, 2001.
* 681 CHOMSKY, Noam, 1997.
* 682 Sur la scène internationale des grandes agences ou des canaux internationaux de télévision émettant dans le monde entier, il est normal de sélectionner des faits qui seront connus au niveau régional - par exemple, le Journal d'Afrique de TV 5 Monde n'est pas transmis dans la version latino-américaine de la chaîne émettrice; ou à l'inverse, la programmation de CNN-Latin America ne parvient pas au public européen ou africain. En contrepartie, presque toutes les informations européennes et nord-américaines sont mises à la disposition de tous les pays. Le libre flux de ces informations dans le monde est soumis aux critères de ces puissants gatekeeper s.
* 683 HALL, Stuart et alli, 1978.
* 684 FERRY, Jean-Marc, 1991, p. 25.
* 685 MATHIEN, Michel, 1992, p. 180-181.
* 686 RIEFFEL, 1984, p. 130
* 687 Idem.
* 688 CHOMSKY, Noam, 1988.
* 689 SCHLESINGER, Philip et TUMBER, Howard, 1995, p. 23.
* 690 MATHIEN, op. cit.
* 691 MOTTA, Luiz Gonzaga, 2006.
* 692 REIS, Ruth, 1997, p. 12.
* 693 SCHLESINGER, Philip et TUMBER, Howard, 1995, p. 23.
* 694 VOIROL, Olivier, 2005, p. 108.
* 695 BLEIL, Susana, 2005, p. 125.
* 696 FERRY, Jean-Marc, 1991, p. 22.
* 697 VOIROL, Olivier, 2005, p. 103.
* 698 LAHUSEN (1999:193) cite le travail développé en 1995 par Greenpeace pour insérer dans la presse européenne la dénonciation contre la British Shell Petroleum Company, qui avait l'intention de faire couler une grande plateforme pétrolière dans les eaux de l'Atlantique. La stratégie utilisée a inclus des invitations envoyées à des journalistes de divers pays à relater l'action de trente militants verts, les wet suits, lors d'une prise d'assaut de la plateforme qui naviguait déjà en Mer du Nord. Elle a été minutieusement organisée to provide impressive pictures of a sea battle. À la même occasion, sur la terre ferme, l'ONG réalisait une campagne de boycott des stations-service Shell. Cette mesure, en plus de contribuer à sensibiliser les médias et l'opinion publique, a entraîné une diminution des ventes de combustibles de l'ordre de 20 à 30 %. Une autre manifestation de rue, avec y compris l'utilisation d'une maquette de la plateforme de neuf mètres de haut, a été menée. De cette façon, Greenpeace a non seulement obtenu la répercussion médiatique désirée, mais elle a aussi introduit, ce qui était son objectif final, le thème dans l' agenda officiel de la Conférence pour la Protection de la Mer du Nord. Onze jours après l'action de prise cinématographique da plateforme, Shell a annoncé qu'elle renonçait à son intention de couler la plateforme et qu'elle allait être démontée.