2. La rotation de la main d'oeuvre comme élément d'expulsion du territoire traditionnel
Au côté d'un marché plus restreint et d'une large offre de nouveaux professionnels, le Brésil s'est mis à connaître une rotation élevée de la main d'oeuvre journalistique et la vie professionnelle dans les rédactions est devenue très courte. On parle beaucoup du pouvoir du journaliste, mais il est pratiquement inexistant et la fragilité des relations de travail est évidente. Comme l'atteste le directeur surintendant de l'agence de presse Dinheiro Vivo , Luis Nassif, le journaliste est capable d'influencer les destins du pays. Mais si un seul lecteur privilégié - son chef ou le propriétaire du journal - n'aime pas son style, le jour suivant, il devient juste une page de plus dans l'histoire de la presse... et peu nombreux sont ceux qui pleureront sa fin 424 ( * ) .
La substitution des professionnels vétérans par d'autres plus jeunes est une pratique constante. L'économie de salaire et la moindre résistance aux normes politiques éditoriales internes en sont quelques-uns des motifs. Ce procédé est régulièrement mis en oeuvre. Le turnover des professionnels dans la presse brésilienne s'oppose à la pratique usuelle dans d'autres champs de l'économie.
Un médecin, un avocat, un ingénieur, acquiert d'autant plus de respectabilité et de reconnaissance qu'il devient plus ancien et avec plus d'expérience dans la profession [...] Dans le journalisme, c'est le contraire. Pour le journaliste, vieillir est une double tragédie. Même les vétérans qui restent en activité sont, d'une certaine manière, mis à l'écart, même si c'est de manière élégante [...] il ne participe plus à rien - affirme RIBEIRO 425 ( * ) .
Dans le téléjournalisme, la question esthétique a un poids significatif, ce qui rend impossible la présence à l'écran des journalistes âgés, des femmes enceintes, des chauves, des gros, etc. Il est plus important de ne pas être laid, selon l'esthétique du marché, que d'être compétent. Les minorités ethniques sont pratiquement absentes des écrans des grandes chaînes. Sans compter le problème que le professionnel acquiert de la maturité, ce qui n'est pas toujours bien vu par les entreprises. La réforme éditoriale du journal Folha de São Paulo, mise en oeuvre à partir de la seconde moitié des années 1980, a entraîné une rénovation des équipes journalistiques supérieure à 60 %. Les entreprises pensent qu'un journaliste jeune, plus naïf, montre davantage de flexibilité vis-à-vis des exigences éditoriales internes. Celui qui a moins de métier va être le plus manipulé - souligne CARTA 426 ( * ) . Il est probablement vrai que les personnes de tranches d'âge plus basses ont moins de difficultés à s'adapter aux situations nouvelles, par le simple fait de que le répertoire culturel est plus limité et leur dépendance envers les schémas établis est moindre - reconnaît LINS E SILVA 427 ( * ) .
L'offre excessive, par les facultés, de nouveaux professionnels, rend la rotation de la main d'oeuvre financièrement intéressante (voir les données sur l'achèvement des cursus de journalisme dans la Première Partie, item I-I-C-2 - Diplôme : de l'obligation à l'explosion de l'offre d'étudiants ). Les professionnels vétérans, avec plus d'expérience et une personnalité affirmée - et donc plus chers et moins disposés à se plier aux exigences patronales déraisonnables -, sont remplacés par des jeunes tout juste sortis des facultés, dans certains cas des stagiaires qui fréquentent encore les bancs de l'université.
Une étude sur le profil socio-économique du professionnel de la presse de Brasília, réalisée par le Syndicat des Journalistes Professionnels du District Fédéral (SJPDF) en avril 2000, indique que dans les rédactions des radios, des journaux et des TV, environ 45 % des journalistes embauchés avaient moins de 35 ans 428 ( * ) . C'est un profil considéré comme jeune et qui révèle la faible existence d'opportunité d'emploi pour les professionnels présents depuis plus longtemps sur le marché. Le professionnel, à mesure qu'il prend de l'âge, principalement après 40 ans, se voit obligé de rechercher de nouvelles opportunités de travail 429 ( * ) . C'est dans cette situation que le marché extra rédaction se présente comme une forte option professionnelle.
a) Nouvelles frontières professionnelles, meilleures conditions de travail
Outre le chômage dans les rédactions, ceux qui avaient la chance de ne pas perdre leur emploi ne travaillaient pas dans des conditions tranquilles. Les réclamations au sujet des salaires et des conditions de travail dans les rédactions ont contribué à l'exode des rédactions. L'étude du SJPDF indique que six professionnels sur dix en activité dans la presse traditionnelle faisaient des journées plus longues que la limite légale, qui dépassaient même, dans certains cas, les 12 heures 430 ( * ) . Ce temps de travail excessif compensait le volume plus faible de journalistes dans les rédactions et contribuait à un épuisement physique et psychologique.
Le niveau de revenu des journalistes dans les rédactions ne compensait pas un tel effort. À Brasília, bien qu'ils présentaient le plus haut salaire moyen du pays, équivalent au double de la moyenne nationale 431 ( * ) , 44,21 % des journalistes indiquaient la nécessité de compléter leur revenu dans les rédactions par un second emploi dans des services de presse ou des activités pigistes, très souvent dans le champ de la communication institutionnelle.
L'excès d'heures supplémentaires, un salaire insuffisant, de meilleures conditions de vie, trois raisons qui ont amené beaucoup de journalistes, vétérans ou novices, à rechercher un travail en dehors des rédactions. Entre les années 2000 et 2004, dans l'initiative privée, le segment a bondi de 32 % à 60 % du marché brésilien. En valeurs absolues, le contingent a pratiquement triplé, passant de 6 816 à 18 679 journalistes (voir 2e Partie, item I-D - Le segment hors rédaction ). Ces chiffres seraient plus importants encore si l'on y ajoutait ceux du secteur public, secteur pour lequel les données sont inconnues.
L'occupation de ce territoire professionnel se révèle être irréversible. Prenons pour base Brasília. Elle réunit le plus grand nombre de journalistes par habitant du Brésil. En 2000, la section régionale du Ministère du Travail du District Fédéral avait déjà émis plus de quatre mille registres de journalistes professionnels. Le SJPDF comptait parmi ses membres deux mille autres professionnels porteurs de registres émis par d'autres Unités de la Fédération. On peut ainsi estimer que six mille professionnels travaillaient pour la production d'informations dans la capitale. Nonobstant, les rédactions de la presse nationale, internationale et locale installées dans la ville n'abritaient pas plus que 1 500 professionnels. Le reste se trouvait dans le secteur extra rédaction. Une sit uation qui se répétait en 2007.
* 424 NASSIF, Luis, 1997, p. 68
* 425 RIBEIRO, op. cit. p.210.
* 426 CARTA, Mino, apud VIEIRA, op. cit. p.57.
* 427 LINS DA SILVA, Carlos E., 1988, apud RIBEIRO, op.cit. p.136..
* 428 A titre de comparaison, en France, en 1999, 49 % des journalistes avaient moins de 40 ans et seuls 13 % avaient moins de 30 ans (NEVEU, Erik, 2001, p 23).
* 429 Pour faire face au haut degré de rotation, au début des années 1990, l'une des revendications syndicales exprimées et satisfaites a été la garantie de la stabilité de l'emploi pour ceux qui étaient à moins de douze mois de la retraite, et pour les plus de 45 ans moins proches de la retraite, l'octroi d'une indemnisation spéciale (préavis), équivalente à quarante-cinq jours de salaire dans les cas de licenciement sans justification.
* 430 Selon la législation brésilienne, un journaliste doit travailler cinq heures par jour et l'entreprise peut exiger de lui au maximum deux heures supplémentaires, soit un total de sept heures. Ne pas respecter ce temps de travail est intéressant pour les entreprises, car la non rémunération des heures supplémentaires est courante, ou leur compensation par des congés ultérieurs. Le journaliste qui se sentirait lésé et qui irait recourir auprès du syndicat ou de la Justice du Travail fait généralement l'objet d'un licenciement.
* 431 En décembre 1999, il était de 3 571,36 R$ par mois - 1 275,48 EU$- contre une moyenne nationale de 1 988,21 R$ - 710,07 EU$. La même année, l'Unité de la Fédération à la deuxième place pour le niveau salarial était l'État de São Paulo, avec 2 563,60 R$ - 915,57 EU$. Valeurs en Réaux le 31 décembre 1999. Source: Ministère du Travail et de l'Emploi - Secrétariat de l'Emploi et Salaire - SPES.