L'ASEAN : UN GRAND MARCHÉ TOURNÉ VERS L'INNOVATION
Débat animé par M. Arnaud FLEURY, journaliste économique
Ont participé à ce débat :
M. Joffrey CELESTIN-URBAIN, Sous-Directeur Affaires bilatérales, Direction générale du Trésor
M. Arnaud LERETOUR, Directeur Business France ASEAN & Pacifique
M. Arnaud FLEURY - Nous allons à présent entrer dans le vif du sujet et recueillir le sentiment de nos participants sur cette zone en pleine croissance que constitue l'ASEAN, avec ses consommateurs, ses besoins en infrastructures, ses opportunités, ses forces et ses faiblesses.
M. Joffrey CELESTIN-URBAIN - Pourquoi s'intéresser à l'ASEAN ? Les principaux chiffres ont déjà été évoqués : 9 % de la population mondiale, un ensemble extrêmement jeune - 28 ans de moyenne d'âge -, un marché de 625 millions de consommateurs, majoritairement urbains, plus de 100 villes de plus d'un million d'habitants, 90 millions d'habitants supplémentaires dans les dix ans à venir, et un niveau d'équipement numérique, notamment en termes de pénétration de services mobiles, plus élevé que la moyenne mondiale.
Le PIB s'élève par ailleurs à environ 2 500 milliards de dollars. Il évolue chaque jour. L'ASEAN représente environ 7 à 8 % du commerce mondial. La croissance du PIB est extrêmement soutenue : on attend en moyenne 5,2 % en 2018 et 2019.
M. Arnaud FLEURY - C'est variable selon les pays. Certains sont bien au-dessus, comme le Cambodge, le Laos, etc. Les perspectives pour 2019 restent bonnes pour les prochaines années.
M. Joffrey CELESTIN-URBAIN - En effet. Cela fait partie des zones dont la croissance est la plus soutenue dans le monde. M. l'Ambassadeur l'a rappelé : au cours des dix à vingt prochaines années, on anticipe une croissance potentielle autour de 5 % à 7 %. Le taux de croissance le plus bas de la région est aujourd'hui de 2,9 %. Cela résume le dynamisme de cette région au plan économique.
Autre élément : une insertion très forte dans les échanges de valeurs internationales et les perspectives ouvertes par les accords de libre-échange largement évoqués avec Singapour, dont la signature devrait avoir lieu mi-octobre, et le Vietnam, dont la conclusion remonte à décembre 2015.
Les pays de la région ont réussi à maintenir une dynamique d'ouverture, notamment après le retrait américain du TPP. Une nouvelle version du texte a été signée par onze pays en mars. Cette liste comporte Singapour, la Malaisie, le Vietnam et Brunei. La région reste profondément attachée au libre-échange, malgré un contexte international très difficile de ce point de vue.
Selon la Banque mondiale en matière de « doing business », certains États - mis à part Singapour, qui est un cas d'école parfait, second au rang mondial - comme la Thaïlande, Brunei, le Vietnam et l'Indonésie ont accompli des sauts substantiels entre 2017 et 2018. Globalement, l'environnement des affaires de la région est favorable et la tendance s'améliore.
Enfin, les besoins en infrastructure de base sont considérables et s'élèvent à 3 150 milliards de dollars en termes de besoins d'investissement entre 2016 et 2030, selon un rapport de la Banque asiatique de développement, soit environ 200 milliards de dollars par an, ce qui représente 5 % du PIB. Les besoins de financement des infrastructures des pays de l'ASEAN représentent environ 2 % du PIB. Il faudrait passer à 5 % du PIB pour les combler.
M. Arnaud FLEURY - A-t-on une idée de la clé de répartition ?
M. Joffrey CELESTIN-URBAIN - Les deux tiers de la croissance du PIB dans les prochaines années, soit 1 200 milliards de dollars, sont regroupés aux Philippines, en Indonésie et en Malaisie.
Le Vietnam a besoin d'infrastructures en matière de transport, d'énergie, la région devant diversifier son mix énergétique, encore largement fondé sur les énergies fossiles, afin de s'adapter au réchauffement climatique.
Quatre des pays les plus vulnérables au réchauffement climatique sont situés dans la région de l'ASEAN : la Birmanie, les Philippines, la Thaïlande et le Vietnam, en particulier s'agissant de l'élévation du niveau des mers.
On compte 17 000 îles en Indonésie, plus de 7 000 dans les Philippines, et plus de 50 villes côtières de plus de 500 00 habitants dans toute la région. C'est donc là un vrai sujet d'inquiétude un défi d'adaptation, qui va impliquer un surcroît d'investissement assez substantiel.
Ce panorama n'est objectivement pas complètement dénué de risques. Le premier, c'est la résurgence du protectionnisme dans une région très insérée dans les chaînes de valeur internationales, notamment vis-à-vis de la Chine et de l'Inde, en particulier dans les domaines de l'électronique et de l'informatique.
Tout grain de sable supplémentaire dans les échanges peut affecter de façon disproportionnée une région très ouverte. Il existe bien sûr des barrières sur lesquelles l'ASEAN doit travailler. C'est aussi l'un des enjeux de l'accord de libre-échange entre l'Union européenne et l'ASEAN.
Le Président Trump a plus spécifiquement visé certains pays de l'ASEAN, les États-Unis connaissant un déficit commercial important avec eux, comme la Thaïlande.
M. Arnaud FLEURY - Quelles sont les autres vulnérabilités ?
M. Joffrey CELESTIN-URBAIN - Le ralentissement de la croissance de la Chine, qui fait partie des principaux partenaires commerciaux de la région. Celui-ci inquiète en particulier la Birmanie et le Laos, pour qui ce pays représente entre 35 % et 40 % des exportations totales.
Le troisième risque concerne les matières premières. Six pays de l'ASEAN sont exportateurs nets de matières premières, le Vietnam, l'Indonésie, la Birmanie, le Brunei, le Laos et la Malaisie. Le pays le plus dépendant des matières premières reste le Brunei. Ce n'est pas celui qui a le poids macroéconomique le plus important dans la région, mais cela représente cependant 50 % de sa balance commerciale.
Le quatrième risque concerne la remontée des taux américains. Du fait de la volatilité des monnaies de la région, celle-ci peut avoir des effets considérables, la monnaie indonésienne s'étant par exemple beaucoup dépréciée.
M. Arnaud FLEURY - Qu'en est-il de la France dans tout cela ? J'ai l'impression qu'on peut faire beaucoup mieux. Notre part de marché n'est pas à la hauteur de ce qu'on pourrait faire !
M. Joffrey CELESTIN-URBAIN - Il faut nuancer. Aucun pays au monde n'est à son potentiel maximum. Nos exportations vers l'ASEAN représentent 15 milliards d'euros, ce qui équivaut à peu près aux exportations de la France vers la Russie. C'est la seconde destination de nos expéditions vers l'Asie, après la Chine au sens large, et la troisième pour nos investissements après la Chine et le Japon, avec un stock de 16 milliards d'euros en 2017.
L'effet du hub singapourien est naturellement très fort - 44 %. Cela s'explique par le rôle de Singapour comme plateforme de réexportation pour un certain nombre d'entreprises françaises.
Nos parts de marché s'élèvent à 1,6 %. Ce chiffre est stable depuis dix ans. On peut considérer les choses positivement. À Singapour, selon les années, elles représentant entre 2,6 % et 2,7 %. Elles sont plus basses dans les autres pays de la région, mais une partie des exportations françaises qui vont vers Singapour partent ensuite vers d'autres pays de la région. Ce petit biais statistique gonfle donc les exportations françaises vers Singapour, sous-estimant celles vers les autres pays de la région.
M. Arnaud FLEURY - Le stock est important et le flux constitue un signe de l'intérêt des entreprises françaises pour investir dans la zone.
M. Joffrey CELESTIN-URBAIN - Stratégiquement, le positionnement de l'offre française est très favorable concernant les produits à haute valeur ajoutée. Ils s'adressent à une classe moyenne qui représente 190 millions de personnes dans la région. Cette part aura tendance à croître. Les exportations correspondent assez largement à la gamme de produits français - avions de tourisme, cosmétiques, pharmacie, produits agroalimentaires. Ceux-ci couvrent tout le spectre des besoins de pays qui sont en train de se développer rapidement.
M. Arnaud FLEURY - Sans oublier les énergies renouvelables, l'ingénierie, les nouvelles technologies...
M. Joffrey CELESTIN-URBAIN - Nous avons cependant un déficit commercial avec huit pays sur dix. Pour le moment, l'ASEAN ne constitue pas un marché de masse. La région est lointaine, comporte de nombreuses cultures différentes, qui nécessitent une approche par pays. Il convient donc d'élargir la base des exportateurs.
En outre, les Chinois détiennent des parts de marché très importantes dans la région, et ont une influence considérable sur le commerce et le financement des infrastructures.
M. Arnaud FLEURY - Un colloque sur la route de la soie doit avoir lieu la semaine prochaine. Il faut en effet se positionner.
M. Joffrey CELESTIN-URBAIN - Je ne pourrais mieux conclure !
M. Arnaud FLEURY - Arnaud Leretour, comment jugez-vous les choses ?
M. Arnaud LERETOUR - Ainsi que cela a déjà été dit, l'ASEAN constitue une zone extrêmement dynamique, mais les entreprises françaises peuvent incontestablement beaucoup mieux faire.
Il existe des raisons historiques à cette situation : traditionnellement, on commerçait plutôt avec le Vietnam. Les relations sont plus compliquées avec le sud-est de l'Asie, en particulier la Malaisie ou l'Indonésie, les routes françaises ne conduisant pas jusqu'alors dans cette partie du monde.
Nous avons incontestablement un potentiel énorme dans toute cette région, et tout notre travail consiste, au-delà de l'organisation mentionnée par Frédéric Rossi, à essayer de répondre à toutes les questions que les entreprises, dans l'ensemble des secteurs concernés, peuvent avoir sur cette belle région.
Business France y compte 75 personnes au service des entreprises françaises. Nos équipes jouissent de compétences techniques fortes destinées à mieux expliquer aux entreprises les marchés sur lesquels nous travaillons et les langages très spécifiques qu'on y emploie.
M. Arnaud FLEURY - Un certain nombre de sociétés françaises sont passées par votre intermédiaire et ont ainsi concrètement pu réaliser des transactions.
M. Arnaud LERETOUR - Nous nous occupons également des volontaires internationaux en entreprise (VIE). Cinq cents d'entre eux sont présents dans la zone ASEAN, et une centaine dans la zone Pacifique, dont nous traitons également. Ce n'est pas suffisant, et je vous encourage à regarder de très près ces relais de croissance qui sont hébergés dans des entreprises locales. Ils vous permettront d'accélérer votre développement dans de bonnes conditions.
Cette zone compte 620 millions d'habitants, contre 510 millions pour l'Union européenne, et les niveaux de croissance sont gigantesques. Les Philippines par exemple, à l'horizon 2030, hébergeront le double de la population actuelle, soit 200 millions d'habitants.
M. Arnaud FLEURY - D'où des infrastructures indispensables !
M. Arnaud LERETOUR - En effet, des efforts doivent être accomplis dans ce domaine. Les plus grandes entreprises françaises sont implantées à Singapour et rayonnent très facilement grâce à des installations aéroportuaires extraordinaires qui permettent de se déplacer dans toute la zone. Certaines start-up permettent de développer des technologies nouvelles et de faire gagner du temps à tous les pays de la zone.
La population est très jeune, avec 27 ans d'âge moyen, bien que la population vieillisse paradoxalement très vite. C'est un grand sujet à Singapour, et un point qu'il faut avoir en tête.
La classe moyenne explose, amenant des besoins énormes. Il faut que nous soyons en mesure d'y répondre. Tous les secteurs de l'équipement lourd sont concernés. La France détient des champions dans ce domaine, mais les nouvelles technologies peuvent aussi permettre à nos entreprises de se développer sur place.
Les besoins touchent non seulement les infrastructures, l'alimentation, mais aussi la santé. On estime qu'entre 50 et 55 gros hôpitaux vont se construire dans la zone. Il existe cinq projets dans le sud de la Malaisie. Ce sont là des besoins gigantesques, et nos entreprises ont la solution pour répondre aux problèmes.
Dans la zone ASEAN, on estime à 40 millions le nombre de personnes qui disposent de moyens et qui constituent donc une clientèle potentielle. Cela ouvre des perspectives.
M. Arnaud FLEURY - Les chiffres varient, mais ils seront 300 000 d'ici vingt ans.
M. Arnaud LERETOUR - Cette zone est très ouverte aux échanges internationaux. La croissance intérieure est très forte. Les réformes économiques sont engagées dans un certain nombre de pays de manière très sérieuse. L'Indonésie fait en particulier de gros efforts d'assainissement économique, et l'environnement des affaires est bien plus favorable qu'il y a quelques années. Le coût de main-d'oeuvre est assez faible, exception faite de Singapour, où le niveau de vie est très élevé.
La région comporte toutefois des faiblesses, bien que celles-ci soient sur le point de disparaître. La bureaucratie est assez importante et plombe le développement des affaires. Les problèmes d'infrastructures pénalisent également lourdement le développement économique. Jakarta est la ville la plus compliquée du monde en matière de transports. Toutefois, la première ligne de métro va être inaugurée prochainement. Les choses sont véritablement en train de bouger.
Par ailleurs, dans le domaine de l'éducation, Singapour s'est hissé dans le Top 10 du classement de Shanghai, où elle compte trois universités. La main-d'oeuvre y est très qualifiée et permet de jouer le rôle de relais de croissance. Ailleurs, les choses sont plus compliquées.
M. Arnaud FLEURY - La France peut leur proposer des solutions d'e-éducation.
M. Arnaud LERETOUR - En effet. Les ressources naturelles existent dans toute la zone et offrent, en matière de minerais ou d'énergie renouvelable, des perspectives très intéressantes.
Il existe cependant quelques menaces, comme une certaine forme d'instabilité politique, qui peut malgré tout constituer un sujet important. C'est le cas en Thaïlande, où le processus est toutefois en train de se normaliser, ou en Birmanie, pays à propos duquel vous avez tous en tête les événements récents.
Un autre sujet endémique est celui de la corruption, sauf à Singapour. Tous les pays de la zone font de vrais efforts pour régler ce problème, qu'il ne faut pas négliger.