DÉBAT AVEC LA SALLE
M. Nikos GRAIKOS - J'habite en France depuis longtemps et j'enseigne le grec moderne. Par mon métier, je me considère médiateur culturel. Cette crise doit être comprise en des termes citoyens et non ethniques ou religieux. Je suis en faveur d'une double appartenance culturelle. On ne saurait parler « des Grecs » ou des « Français », car il y a de tout dans chaque population. J'en donnerai une lecture de classe en citant un slogan populaire en Grèce : « vous parlez de pertes de profits, nous parlons de vies humaines ».
L'économie, qui fait partie du champ des sciences sociales, est devenue une science de technocrates, alors qu'elle devrait être au service de la société. Au cours de ces tables rondes, il a ainsi été question du tourisme en Grèce et non d'une société grecque qui souffre depuis longtemps de l'orientation tertiaire imposée à son économie. En 1952, lors de l'assassinat de Nikos Belloyannis, a également été exécuté un professeur d'université qui avait rédigé un livre sur la création d'une industrie en Grèce.
Très souvent, le gouvernement, les partis politiques, les mouvements populaires et le peuple ont été confondus. Le facteur populaire sera celui qui redonnera de l'élan à la Grèce, car il coupera la route à l'extrême droite et la conduira vers un renouveau démocratique.
Enfin, les mémorandums et la troïka ne sont pas les seuls à s'attaquer au code du travail : la France le fait très bien à travers le projet de loi présenté par Mme El Khomri. C'est une question de conception de la société : le citoyen partage la vie de la Cité. Je refuse la politique par délégation, comme celle d'une société-entreprise gérée avec brutalité.
M. Constantin LYKAS - Vous établissez une comparaison avec le Portugal, mais ce pays, comme l'Irlande, l'Espagne, et Chypre, est sorti du mémorandum il y a deux mois. Les Grecs ont leur fierté et des forces sans limites dans lesquelles ils peuvent puiser pour en sortir également sans invoquer la faute des Allemands ou des Français. La vente des aéroports Grecs a également été évoquée : on pourrait en dire autant des aéroports français (Toulouse, Nice...).
Mme Ana NAVARRO PEDRO - Il est vrai que le Portugal est sorti du mémorandum, de même que l'Irlande. Celle-ci s'est réveillée un jour avec une dette d'un montant considérable pour sauver une banque en faillite. M. Jean-Claude Trichet, alors président de la Banque centrale européenne, aurait menacé de retirer les facilités accordées à l'Irlande pour ses liquidités si elle n'assumait pas cette dette. Ce pays s'est ainsi retrouvé avec une dette souveraine de 80 milliards d'euros et a dû accepter une aide de l'Union européenne. Les fondements de son économie étaient sains et sa situation s'est normalisée rapidement, mais au prix de l'appauvrissement de sa population. Les études économiques le montrent. En Italie, la dette reste majoritairement détenue par la population et la situation est différente. L'Espagne semble également s'en sortir, mais il n'est pas exclu que cette image de croissance soit factice. La situation de ces pays met en exergue un véritable problème démocratique. Pendant toutes ces années, les mémorandums leur ont été imposés sans leur laisser le choix et on exige d'eux la poursuite de la même politique. Or la démocratie consiste à exercer son droit de choisir ou d'influencer les politiques mises en oeuvre par les représentants élus par les citoyens.
Mme Seta THEODORIDIS - L'emploi des termes « pigs » pour les pays du Sud et « normaux » pour les pays du Nord est détestable. Est-ce l'Europe dont nous avions rêvé ? Aujourd'hui, les pays du Sud exportent leur matière grise. L'éducation en Grèce est publique, mais payante et les familles sont contraintes de financer des cours privés à leurs enfants pour qu'ils obtiennent l'équivalent du baccalauréat. Lorsque ces derniers poursuivent à l'université, ils ont les plus grandes difficultés à entrer sur le marché du travail après l'obtention de leur diplôme et sont contraints d'émigrer. Alors que l'opprobre est jeté sur notre système éducatif et universitaire, les Grecs et les ressortissants des pays du sud de l'Europe sont accueillis à bras ouverts. Signalons que de nombreux médecins grecs peuplent les déserts médicaux français. Je suis fière de souligner leurs efforts pour s'en sortir.... Tous nos échanges m'agacent et m'émeuvent à la fois. Le sort que subit actuellement la Grèce est inadmissible.
Mme Catherine RICHARD - Grecque de naissance, je vis en France depuis 35 ans après avoir épousé un Français. J'arrivais de Grande-Bretagne, où j'ai été éduquée, et mes enfants et mes petits-enfants vivent en Angleterre. Il était question du « Grexit » qui pourrait être une catastrophe pour l'Europe, justifié par les abus que les Grecs auraient commis sur tous les plans. Il ne s'est pas produit pour des raisons convenant à une Europe en laquelle les Grecs n'ont plus aucune confiance. Mes compatriotes ont été trahis et le savent. Certains parlent de sauver la Grèce, mais personne ne l'aime : les Européens cherchent à faciliter leur propre vie à travers elle. Si le « Grexit » n'a pas eu lieu, le « Brexit », en revanche, n'est pas exclu, mais contrairement à la Grèce, le Royaume-Uni pose ses conditions. De quelle Europe et de quelle aide à la Grèce parle-t-on ? L'Allemagne et la France l'ont exploitée autant que possible ces trente dernières années. La Société Générale, le Crédit Agricole et le groupe BNP Paribas sont autant de banques françaises présentes en Grèce et les entreprises allemandes et françaises ont gagné des milliards d'euros dans notre pays. Géopolitiquement, la Grèce occupe une place bénéfique à toute l'Europe. À présent, elle accueille les immigrés auxquels l'Europe ferme la porte et tandis qu'elle reçoit quatre sous, le dirigeant turc exige des milliards d'euros. Il faut changer l'Europe.
M. Jean PAPADOPOULOS - Rappelons que depuis 1830, la Grèce a fait de nombreuses fois faillite et qu'en 1960, la moitié des enfants grecs n'avaient pas de chaussures. L'extrême droite ne gagnera pas. Avant d'être des « pigs », nous étions des « gipsy » [bohémiens]. Depuis la première guerre d'Irak, la Grèce a accueilli plus d'un million de migrants. Nous en avons l'habitude et nous sommes optimistes. C'est au niveau européen que le problème se pose : la crise de la dette menace de faire disparaître l'esprit défendu par Robert Schuman qui a présidé à la création de la communauté économique européenne. L'Europe a-t-elle encore un avenir si elle poursuit dans cette voie ?
M. José-Manuel LAMARQUE - Monsieur le Secrétaire d'État aux affaires européennes, toute la salle s'accorde, à l'issue de ce débat, sur le fait qu'il faut faire quelque chose pour l'Europe. La France a un rôle à jouer dans l'Union européenne et porte les espoirs européens, notamment en raison du maintien du système social hérité du Conseil national de la Résistance et auquel les Français sont attachés. Si notre pays conserve cette philosophie et ce savoir-faire, l'Europe a encore un avenir.
La France a aussi un rôle à jouer en Grèce. Les Français sont le premier peuple d'Europe helléniste et philhellène. Ils aiment la Grèce et la majorité d'entre eux y vont pour la découvrir plutôt que pour se dorer au soleil. Le tourisme en Grèce existe, mais peut-être faudrait-il privilégier les infrastructures locales et l'artisanat sur les formules « tout inclus » des chaînes d'hôtels. J'espère que les Grecs n'ont pas oublié l'amour que la France leur porte.
Mme Maria KOUTSOVOULOU - En tant que Grecque, je vous remercie. J'aimerais cependant insister sur le fait qu'il ne s'agit pas d'opposer la Grèce et l'Europe, mais de souligner leur interdépendance. Le mémorandum est inapplicable. La situation implique des responsabilités partagées et une dynamique. Le premier acte de M. Alexis Tsipras, après son élection, a été de déposer une rose rouge près du mur de Kaisariani où les nazis ont fusillé des Grecs, pour dénoncer l'occupation allemande. Du point de vue des négociations, un tel acte ne facilite pas les échanges avec les partenaires créanciers. Il est difficile de se faire entendre en adoptant des postures caricaturales. Je regrette ce dialogue de sourds.
S.E. M. Maria THEOFILIS , Ambassadrice de Grèce en France - Permettez-moi de remercier le Sénat et M. Luc Carvounas pour cette initiative. La Grèce est en réalité le miroir de l'Europe.
La France joue un rôle primordial dans la défense des principes fondamentaux de l'Europe. Pendant la crise, elle a été présente aux côtés du gouvernement et du peuple grec. Nous vous en sommes reconnaissants.
Sur le sujet de la dette et de la démocratie, nombreux sont les analystes à souligner, d'une part, la menace que ferait peser la crise de la dette sur la souveraineté de notre pays, d'autre part, le danger d'une crise démocratique et d'une montée de l'extrême droite. Or la crise de la dette n'a pas compromis la démocratie. Le dialogue politique s'est au contraire approfondi et à aucun moment le peuple grec n'a été écarté du débat. Même dans les moments les plus sombres, l'extrême droite n'a pas réellement réclamé le pouvoir et les résultats des élections montrent qu'elle atteint ses limites. La démocratie n'a jamais été en péril pendant la crise en Grèce.
Si la Grèce est le miroir de l'Europe, j'en retire l'espoir que la démocratie sortira renforcée de la crise grâce à notre persévérance et au renforcement des institutions démocratiques.
M. Stavros-Michel STAVRIDIS - Il est de coutume de souligner le nombre de Grecs vivant à l'étranger et l'amour qu'ils portent à leur pays d'origine. Je suis né en France où j'ai passé la majorité de ma vie. Au début de la crise, j'ai souvent été confronté au discours comparant les Grecs à des voleurs. Quand rétablirons-nous la vérité ? Le permis de conduire grec, par exemple, indique le numéro fiscal de son détenteur : c'est inimaginable en France. Parmi les préjugés les plus courants, les Grecs seraient « feignants » : avant les Jeux olympiques d'Athènes, les ouvriers des travaux publics travaillaient samedi et dimanche compris, ce qui est impensable en France, le code du travail ne le permettant pas. Quand le pouvoir médiatique rétablira-t-il la vérité et cessera-t-il de stigmatiser les Grecs ?
M. Yorgos DELPHIS - Je suis compositeur et je vis en France et en Grèce. Lorsque j'étais sur l'île d'Andros, un bateau est arrivé avec 27 réfugiés dont 25 Somaliens, alors que l'OTAN surveille toutes les côtes... Une démocratie implique que les lois émanent d'une assemblée élue et ne soient pas imposées de l'extérieur. Or les colonels, puis les premiers ministres de Grèce ont été choisis par le gouvernement américain. De quelle démocratie parle-t-on ? Les Grecs ne sont pas des anges, mais malgré leurs travers, ils laissent une lumière dans l'histoire. Oublions l'OTAN et une Europe dédiée au commerce et à la surconsommation et vivons par nos propres moyens. La Grèce vivra quoiqu'il arrive, car elle possède un véritable esprit.
De la salle - En 1978, il n'y avait pas d'alternative pour l'Angleterre. En 1957, il n'y en avait pas pour la France. Les deux pays étaient en faillite. Pourriez-vous sortir des beaux mensonges pour évoquer la vérité, même si elle est douloureuse, et les vrais problèmes, dont les paquets Delors ciblés sur la Grèce ? Pensez-vous vraiment que de nouveaux « paquets Delors » produiront de meilleurs résultats ?
Mme Maria KOUTSOVOULOU - Nous avons besoin de créer de l'exemplarité et de la confiance au niveau de l'État grec. La France est aux côtés de la Grèce et d'autres partenaires européens font preuve d'ouverture, tandis que d'autres ne comprennent pas la situation. Sans exemplarité ni confiance dans l'État grec, il sera difficile de sortir de la crise.
M. José-Manuel LAMARQUE - Nous ne remercions pas la commission européenne, dont l'accord signé avec la Tunisie sur l'huile d'olive va nuire aux exportations grecques. L'Europe germano-scandinave-protestante n'a pas prévu la crise migratoire, qui est en train de la déstabiliser. Aux Grecs ici présents, j'aimerais dire les mots suivants : malheur à celui qui touche à la Grèce, voire malheur à celle qui y a touché.
Mme Seta THEODORIDIS - Cette assemblée compte de nombreux Grecs, dont certains sont peut-être arrivés récemment, mais dont la majorité est présente depuis vingt, trente ou quarante ans. Vous constatez la force et la véhémence avec laquelle ils défendent leur pays. Même binationaux, ils restent grecs dans l'âme. Je rends hommage à mon pays d'origine. Nous devons le défendre à tout instant.
Mme Ana NAVARRO PEDRO - Si je partage les propos sur l'exemplarité des gouvernements, je tiens à insister sur le fait qu'ils s'appliquent tout autant à l'Europe. Au Portugal, par exemple, l'un des ministres qui a mis en oeuvre la politique d'austérité et se trouve impliqué dans un scandale d'ampleur vient d'être recruté par l'entreprise allemande au centre de ce scandale. Le nouveau gouvernement du Portugal s'est engagé auprès de la population à assouplir légèrement la politique d'austérité ; Mme Merkel a aussitôt souligné qu'il mettait ainsi en danger le pays et le parlement européen a rappelé que l'Europe ne pouvait se permettre d'avoir un gouvernement hostile à l'Union européenne et à l'OTAN. En quoi le gouvernement portugais est-il anti-européen ? Dans quel indicateur économique rentre l'OTAN ? L'exemplarité doit exister des deux côtés.
M. COSTA-GAVRAS - Nous avons beaucoup parlé des immigrants. Les Grecs ne doivent pas oublier qu'ils ont eux-mêmes été des migrants. Nous devons respecter ces personnes qui sont à la recherche d'une vie meilleure, quelle que soit leur origine. Cette crise migratoire génère évidemment des problèmes, mais nous devons continuer à les traiter avec respect et à donner l'exemple.
M. Costa-Gavras,
Réalisateur
M. Harlem Désir
Secrétaire d'État aux Affaires européennes