IÈRE PARTIE - LE FÉDÉRALISME ETHNIQUE EN ÉTHIOPIE : ENTRE THÉORIE ET PRATIQUE
I. L'IDÉE FÉDÉRALE S'INSCRIT DANS L'HISTOIRE ÉTHIOPIENNE
Comprendre le choix du fédéralisme ethnique -ou plutôt ethnolinguistique- fait par les responsables et le peuple éthiopiens dans la Constitution de 1994, entrée en vigueur en 1995, supposerait de replacer cette construction institutionnelle dans le temps long de l'histoire de ce grand pays.
Sans prétendre à l'exhaustivité, plusieurs caractéristiques historiques permettent d'éclairer ce choix :
En premier lieu, l'Éthiopie est le seul État d'Afrique à ne pas avoir été colonisé par une puissance occidentale. Si l'Italie fasciste a mis progressivement la main sur l'Érythrée à partir de 1882, l'Empereur Ménélik II lui a infligé une cuisante défaite à Adoua, le 1 er mars 1896, arrêtant net son entreprise de colonisation. Cette victoire, comme celle du Japon impérial à Tsushima en 1905, a été ressentie par les opinions publiques occidentales comme un des signes précurseurs de la fin de la domination européenne qu'accentuera la catastrophe de la guerre de 1914-1918. L'occupation de l'Éthiopie de 1936 à 1941 par l'Italie n'est qu'une parenthèse dans un statut d'indépendance constant, même si l'on ne peut négliger pour autant l'influence de l'Empire britannique à travers ses colonies du Soudan et de l'Égypte. Héritière d'une histoire millénaire, l'Éthiopie (ou l'Abyssinie) a toujours eu une tradition étatique.
La structure territoriale du pays change considérablement avec les conquêtes de Ménélik dans les vingt dernières années du XIX e siècle. Elles incorporent au noyau initial chrétien, celui des Amhara des hauts plateaux, les peuples et royaumes du Sud et de l'Est avec leur diversité culturelle, religieuse et linguistique. L'Éthiopie moderne est le fruit de cette construction par les armes au détriment de l'unité et de la cohérence initiale.
Pour autant, l'Éthiopie, même rapportée aux royaumes des hauts plateaux, a toujours été diverse. Le titre même de « roi des rois » montre à lui seul qu'il était le « primus inter pares » au sein d'une sorte de fédération de royaumes. Ce n'est qu'à partir de Ménélik II que l'on assiste à une tentative de créer par la force un État centralisé. La prétention à l'empire montre clairement ce changement d'optique. La volonté de modernisation de Ménélik et de son successeur Haïlé Sélassié a pris la forme d'un centralisme imposé et de la prédominance de la culture et de la langue amhariques. Cependant cette politique unitaire n'a jamais occulté la diversité de l'espace et des peuples éthiopiens.
Cette politique de centralisation autoritaire autour du noyau amhara s'est heurtée à de fortes résistances dont témoignent les troubles, rébellions et tentatives de coup d'État perpétrés sur une base ethnique, revendiquant reconnaissance, participation politique, large autonomie ou même indépendance, qui n'ont cessé d'émailler l'histoire éthiopienne. Il convient néanmoins de remarquer que la concentration, voire la confiscation du pouvoir par l'élite d'une nation régionale est une constante de l'histoire éthiopienne depuis l'origine.
En 1974, un comité militaire, le DERG 4 ( * ) , prend le pouvoir et règne sans partage par la terreur du Négus rouge, le colonel Mengistu Haïlé Mariam. Les nouveaux dirigeants marxistes ne modifient en rien la politique suivie sous la férule d'Haïlé Sélassié, continuant la même logique de centralisation autoritaire et promouvant un ultranationalisme. La reconnaissance de l'égale dignité des peuples et des cultures, introduite en particulier dans la Constitution de 1987, ne s'est pas pour autant traduite par une autonomie accrue dans le cadre d'une décentralisation. La question ethnique n'a du reste pas été un des ressorts de la révolution de 1974, principalement motivée par la réforme agraire et l'abolition des structures féodales. Cette mainmise du pouvoir central et la poursuite de l'amharisation ont exacerbé les tensions entre les groupes ethniques qui ont revendiqué par les armes leur autonomie ou leur reconnaissance en prônant un marxisme radical de type albanais. C'est ainsi que sont nés les mouvements de libération érythréen, tigréen, oromo ou somali qui ont renversé, en 1991, le régime de Mengistu.
Le Front Révolutionnaire et Démocratique des Peuples d'Éthiopie (FRDPE), coalition au pouvoir depuis 1991, se compose de quatre groupes politiques : le Front de Libération du Peuple du Tigré, le Mouvement Démocratique National Amhara, l'Organisation Démocratique du Peuple Oromo et le Front Démocratique des Peuples, Nations et Nationalités du Sud de l'Éthiopie. Au sein de cette coalition, ce sont les Tigréens qui contrôlent pratiquement tous les rouages du pouvoir en particulier l'armée, la police, les services de renseignement et l'administration. Les Tigréens ne constituent pas, et de loin, le groupe ethnique le plus important numériquement, mais il fut l'âme de la rébellion, qui a payé le prix du sang et qui, à ce titre, considère que cela justifie l'exercice de facto de la réalité du pouvoir à son bénéfice.
Après une période de transition, la Constitution de 1994, adoptée par une assemblée constituante le 8 décembre, entend répondre aux revendications ethniques portées par les mouvements rebelles et institue, à compter d'août 1995, la République fédérale démocratique d'Éthiopie.
Pour comprendre la réalité du fédéralisme éthiopien, il convient de présenter son fondement constitutionnel et politique, puis d'en examiner la mise en pratique.
* 4 Comité du gouvernement militaire provisoire de l'Éthiopie socialiste.