B. LE PANCHEN-LAMA FACE AUX AUTORITÉS CHINOISES

1. Un comportement ambigu

Si son mécontentement à l'égard de la politique chinoise au Tibet était évident, son attitude dans les années 1980 n'a pas été sans ambiguïté. On peut trouver de nombreuses déclarations du hiérarque critiquant les protestataires tibétains de la fin des années 1980 .

Ainsi, à la suite des manifestations qui se sont déroulées à Lhassa en 1987, il aurait affirmé, selon le Quotidien du Peuple ( 1988), que les manifestants tibétains qui participaient à des activités visant à l'indépendance devaient être arrêtés et ne méritaient aucune clémence, qu'ils aient été engagés ou non dans des actions violentes. Il ajoutait que les moines qui y prenaient part agissaient contre les enseignements et les principes bouddhiques. Déjà, avant ces événements, il avait déclaré que la Chine ne comptait aucun prisonnier politique tibétain, ce qui était inexact. Ses déclarations politiques ont été faites dans un laps de temps très court, puisqu'il est mort en 1989 et que les manifestations ont commencé en 1987.

Il était présent lors de la remise des diplômes aux premiers lamas qui avaient effectué leur cycle de formation en 1988 dans la nouvelle Académie d'études bouddhiques supérieures qu'il avait fondée en 1987. Leur formation comprend des cours sur la religion, la politique ainsi que des connaissances culturelles et scientifiques. Lors de la cérémonie, le hiérarque a exprimé ses espoirs que les religieux deviennent des lamas patriotes qui respectent la loi.

Cependant, sur d'autres sujets, l'image du panchen-lama correspond davantage à celle que les exilés ont du patriote tibétain . En 1987, il affirmait que la pétition qu'il avait écrite en 1964 avait beaucoup sous-estimé le pourcentage de Tibétains emprisonnés après 1959. Le chiffre, avait-il ajouté, aurait dû se situer entre 10 % et 15 % de la population tibétaine. Il fut particulièrement clair au sujet de la condition de la langue tibétaine : en décembre 1988, peu de temps avant sa mort, il affirma que le développement de la langue tibétaine ainsi que le bouddhisme tibétain étaient dans une situation critique.

Enfin, quelques jours avant sa mort, en janvier 1989, il prononça un discours dans lequel il abordait la question des destructions qu'avait connu le Tibet depuis l'occupation chinoise, et il rappelait les liens historiques entre le dalaï-lama et le panchen-lama, tels la relation de maître à disciple. Dans ce même discours, il décrivait la Révolution culturelle comme une période de destruction non pas dirigée uniquement contre le Tibet et les Tibétains, mais comme un phénomène qui s'est répandu à l'échelle nationale. Il condamna ceux qui voulaient utiliser les évènements survenus à cette époque dans le but de créer la discorde entre les Tibétains et les autres nationalités présentes en Chine et précisa qu'il apportait son soutien aux politiques du Parti communiste chinois en faveur des religions et des nationalités.

On le voit, le X ème panchen-lama était un personnage complexe avec un destin tragique.

2. Une fin brutale

Les critiques, manifestes ou implicites, que contenaient ses dernières déclarations ont servi à alimenter des rumeurs selon lesquelles il n'était pas mort d'une crise cardiaque mais qu'il avait été assassiné par les autorités en raison de son patriotisme. Cette thèse permet de fournir une explication simple à la mort de quelqu'un de relativement jeune. Plus récemment, un des défenseurs de la thèse de l'assassinat a même accusé l'ancien président chinois Hu Jintao, qui était alors secrétaire du Parti communiste de la Région autonome du Tibet. Une telle spéculation ne peut être avancée si elle n'est pas fondée sur des faits. La mort par une cause naturelle est tout à fait plausible et même probable. Le panchen-lama avait beaucoup grossi et il avait des problèmes de santé. Par ailleurs, les autorités chinoises pouvaient facilement l'empêcher de voyager et de parler. Il suffit de regarder le destin, après 1989, de Zhao Ziyang, secrétaire général du Parti communiste qui eut une attitude bienveillante à l'égard des manifestants de la place Tiananmen et qui termina sa vie aux arrêts dans sa propre maison.

Une partie de ces accusations résulte du besoin qu'ont certains de vouloir réduire la complexité de la personnalité du panchen-lama, en ne voyant en lui qu'un simple patriote ou bien un opposant à la politique chinoise. Cela est beaucoup trop simpliste.

Certes, le panchen-lama a affirmé son soutien à l'arrêt des manifestations tibétaines et par ailleurs, il n'était certainement pas partisan d'une autodétermination du Tibet, ni de son indépendance ou des droits civils. Mais il a aussi utilisé son influence pour obtenir la libération d'un grand nombre de personnes arrêtées lors des premières manifestations de 1987 et il a cherché à modérer et à améliorer les politiques qui, selon lui, menaçaient la culture et l'identité tibétaines.

On peut aussi s'interroger sur ce que d'aucuns ont appelé soit le réalisme, soit la naïveté de sa vision. Selon le panchen-lama, la politique du Parti communiste chinois envers le Tibet a persisté parce que les responsables ne connaissaient pas réellement la situation. Cette attitude a longtemps été symptomatique de la situation des États dominés par un parti communiste. Le romancier Vassili Grossman a bien décrit cette mentalité dans son ouvrage Vie et destin .

Le génie du Parti communiste est de limiter les capacités de critiquer. Or, certaines idées du panchen-lama, telles les mesures visant à renforcer la langue tibétaine, sont maintenant reprises et prônées par ceux qui défendent l'éducation en langue tibétaine. Parce que villes et villages connaissent une augmentation de la population chinoise, entre autres dans les secteurs du commerce, du droit et du gouvernement, la langue tibétaine tend à être de moins en moins utilisée. C'est précisément dans ces milieux que le panchen-lama a cherché à la protéger. Les efforts qu'il a menés conduisent à se demander s'il est possible d'oeuvrer pour des réformes dans un système politique dont le pouvoir central refuse l'existence de la société civile.

Certes, le panchen-lama était certainement naïf, mais il n'était pas le seul. La nécessité de changer le système traditionnel est une question qui a été soulevée avant l'invasion des années 1950, entre autres par des érudits tels que Gendün Chöphel (1903-1951) ; mais cela n'a jamais voulu dire qu'il fallait le remplacer par un système oppressif. L'idée que le système du parti unique ainsi que les souffrances qu'il a engendrées était une nécessité historique si l'on voulait atteindre le niveau de développement actuel se développe maintenant en Chine, tout comme cela s'est passé en URSS au lendemain de la déstalinisation. Il n'est pas possible de penser que dictature et oppression sont prédéterminées. C'est cependant cette idée qui a induit certains, comme le panchen-lama, en erreur, cela d'autant plus que ce dernier a été éduqué dès son plus jeune âge par l'État. Même si, au cours de sa vie, il a beaucoup pensé et évolué, il semble n'avoir jamais remis en question l'ensemble de la structure.

3. La recherche du XIème panchen-lama

Après sa mort, en 1989, le gouvernement chinois a permis la recherche de son incarnation . Les moines qui en ont eu la charge ont collaboré secrètement avec le dalaï-lama, ce qui a été révélé au printemps 1995 lorsque ce dernier a annoncé le nom de l'enfant trouvé au Tibet qu'il reconnaissait comme la réincarnation du X ème panchen-lama.

Furieuses, les autorités chinoises ont placé au secret l'enfant et sa famille et désigné un enfant de leur choix . Ce dernier est très contesté au sein de la population tibétaine. Il réside à Pékin, et dans les lieux où devrait figurer son image, tels les monastères et les temples, on ne trouve généralement que celle du IX ème ou du X ème mais non du XI ème . Nombre de Tibétains le désignent comme le « panchen-lama chinois ». Lors de mes voyages en Chine, j'ai vu quelques fois, mais rarement, sa photo. Lorsque j'interrogeais les Tibétains sur cette question, ils me répondaient que c'était le « panchen-lama chinois », ou m'indiquaient qu'ils ne pouvaient pas parler. Personne ne me l'a jamais désigné comme étant le panchen-lama, ce qui montre bien son manque de légitimité.

En principe, l'héritage d'un lama doit revenir à son monastère de résidence pour devenir la propriété de la nouvelle incarnation ; et dans le cas du panchen-lama, au monastère de Tashilhünpo, près de Shigatsé. Or, le panchen-lama ayant été marié et étant le père d'une jeune femme, la situation était beaucoup plus compliquée, d'autant plus que sa femme et sa fille ont réclamé une partie de l'héritage. Le conflit a duré longtemps mais a été finalement résolu.

C'est un autre exemple de la vie complexe et tragique du X ème panchen-lama.

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