V - LES FORMES TIBÉTAINES DE CONTESTATION DES POLITIQUES CHINOISES : 1980-2014

par Mme Katia BUFFETRILLE,
anthropologue et tibétologue,
chercheure à l'École Pratique des Hautes Études (EPHE/CRCAO)

On peut distinguer plusieurs périodes dans le mouvement de protestation.

A. ANNÉES 1980 : UNE POLITIQUE DE LIBÉRALISATION ET DE RENOUVEAU CULTUREL ET RELIGIEUX

Au début des années 1980, la Chine connaît une politique de « libéralisation » qui apporte un bol d'air salvateur à une population tibétaine exsangue à la suite de deux décennies (1959-79) de répression, de destructions et d'extrême pauvreté. Des monastères sont alors reconstruits et se repeuplent de moines. Cela est rendu possible par une vague de soutien populaire et de dévotion qui, après des années d'interdiction de l'activité religieuse, a pris les autorités, mais aussi le monde extérieur, par surprise. La « tibétanisation » du système éducatif d'État est clairement la priorité des intellectuels tibétains et l'enseignement de la langue recommence. On assiste parallèlement à une renaissance de l'activité culturelle avec l'émergence d'une littérature tibétaine moderne, un essor des publications littéraires classiques et modernes.

Autre signe de cette libéralisation : des envoyés du dalaï-lama sont invités par les autorités chinoises à venir au Tibet. De même que des exilés se rendent au Tibet, des Tibétains se rendent en Inde. Pour la première fois, le pays est ouvert au tourisme. Le but est certes d'apporter une nouvelle manne financière aux autorités centrales mais, pour les Tibétains, cette ouverture leur permet d'être confrontés à des individus qui admirent et respectent la culture tibétaine et qui, en plus, apportent avec eux de nouvelles idées (40 000 Occidentaux visitent le Tibet central en 1987 19 ( * ) ).

Tout cela entraîne un renouveau du nationalisme tibétain qui conduit les autorités, inquiètes devant cette renaissance culturelle et religieuse, à prendre des mesures de contrôle .

En matière économique, le « développement scientifique » prôné par les autorités centrales est totalement dépendant de l'injection massive de subventions et d'investissements. Il prend peu en compte la réalité socio-culturelle spécifique du haut plateau tibétain et s'il donne lieu à une certaine croissance, c'est au prix de l'exclusion de la majorité de la population rurale tibétaine 20 ( * ) .

B. FIN 1980-FIN 1990 : LA RÉPRESSION DES MANIFESTATIONS

1. Les premières manifestations après la « libéralisation »

Le 23 septembre 1987, le XIV ème dalaï-lama présente, devant le Congrès américain, un Plan de paix en cinq points . Cette initiative entraîne une campagne de propagande chinoise immédiate qui, non seulement cherche à discréditer les efforts du hiérarque pour trouver un terrain d'entente, mais aussi le dénigre en termes insultants. Le jour suivant, le 24 septembre, deux Tibétains que la plupart des Tibétains considéraient comme des prisonniers politiques sont exécutés publiquement.

Ces raisons conduisent, trois jours plus tard, une vingtaine de moines du monastère de Drepung (8 kilomètres à l'ouest de Lhassa) à manifester pacifiquement avec quelques laïcs. Il s'agit de la première manifestation pro-indépendantiste depuis le soulèvement de Lhassa quelque trente ans plus tôt (10 mars 1959). Les manifestants font la circumambulation autour du Jokhang, le temple le plus sacré du Tibet, tout en criant des slogans. Ils sont arrêtés peu de temps après . Le Parti communiste chinois accuse aussitôt la « clique du dalaï-lama » d'être à l'origine de cette manifestation qui n'aurait, selon lui, aucun soutien du côté tibétain. Cette affirmation est rapidement démentie par de nouvelles manifestations qui éclatent à partir du 1 er octobre de cette année 1987 . Elles sont également initiées par des moines, puis soutenues par une foule grandissante de laïcs. Alors que seule la première protestation a connu des actes de violence du côté tibétain en réponse à la brutalité des forces de sécurité (il y a plusieurs morts), toutes seront brutalement réprimées .

2. Une montée en puissance des protestations

Les années 1988 et 1989 sont rythmées par de nouvelles manifestations, généralement pacifiques , toujours conduites par des moines mais aussi des nonnes, participantes à part entière de ces défilés. Celles du 5 mars 1988, puis du 5 mars 1989, dégénèrent lorsque les forces de sécurité frappent les manifestants. Hu Jintao , qui deviendra célèbre comme président de la République populaire de Chine et secrétaire général du Parti communiste de 2002 à 2012, est alors le secrétaire du Parti de la Région autonome du Tibet. Il déclare la loi martiale et la maintient jusqu'en mai 1990.

Toutefois, de petits groupes de nonnes bravent le danger en lançant des slogans indépendantistes lorsqu'elles apprennent la remise du prix Nobel au dalaï-lama en 1989, tandis que les Tibétains célèbrent l'événement en brûlant du genévrier et en lançant de la farine d'orge grillée ( tsampa ) en l'air... 21 ( * ) jusqu'à ce que les autorités comprennent la portée politique de ces gestes et interviennent pour les faire cesser.

Des manifestations pacifiques pro-indépendantistes, d'envergure plus limitée , généralement initiées par des moines ou des nonnes, continuent à éclater à intervalles réguliers entre 1990 et 1995. Notons que les moines du monastère de Kirti, en Amdo, dont nous reparlerons, sont déjà aux avant-gardes.

On voit aussi émerger des protestations portant sur les droits de la langue tibétaine , ou contre les frais de scolarité, ainsi que des protestations dans les prisons dont la presse occidentales s'est fait l'écho grâce, entre autres, aux nonnes de la prison de Drabchi 22 ( * ) .

Entre 1989 et 1997, on relève plus de deux cents manifestations 23 ( * ) . Rien que pour les années 1987 à 1991, pas moins de 600 Tibétains auraient été tués ou blessés, selon les sources chinoises 24 ( * ) .

À partir de 1997, les incidents se font rares dans un environnement politique de plus en plus surveillé, et la plupart des mouvements de protestation sont organisés par les Tibétains exilés et les groupes de soutien au Tibet.


* 19 Barnett 1999 : 183.

* 20 Fischer 2008 : 243-278 ; 2014 .

* 21 L'offrande odoriférante aux dieux qui résulte de la combustion du genévrier ainsi que l'offrande de nourriture qui leur est faite en lançant de la farine d'orge grillée en l'air sont des rites populaires très courants dans le monde tibétain. Ils ont pris une portée politique au Tibet car très représentatifs de la religion, donc de l'identité tibétaine.

* 22 Cf. le livre de Gyaltsen Drölkar 2011 .

* 23 Barnett 1999 : 186 .

* 24 TIN News Update, May 17, 1991.

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