M. Michel PRIGENT, historien, professeur à l'Institut des langues orientales
Mesdames et Messieurs,
Avant toute chose, permettez-moi d'avoir une pensée particulière pour Péter Kende, qui devait intervenir aujourd'hui.
On ne peut comprendre les problèmes que la Hongrie connaît depuis 1990 sans se placer dans une perspective de temps long. La Hongrie a connu de nombreuses tragédies au cours du XX ème siècle, la première étant de se trouver, à l'issue de la Première Guerre mondiale, dans le camp des vaincus, tandis que l'entrée en guerre était en grande partie due à l'initiative de François Joseph. Elle se trouve à nouveau dans le camp des vaincus à l'issue de la Deuxième Guerre mondiale, après avoir déclaré la guerre à l'Union soviétique. L'année 1956 marque une autre tragédie.
Je ne peux évoquer la révolution hongroise de 1956 sans mentionner l'ouvrage prophétique de Miklós Molnár, « Victoire d'une défaite ». Il faudra attendre 1989-1990 pour que la victoire de 1956 survienne.
À l'issue des deux guerres mondiales, la Hongrie a connu deux régimes politiques singuliers. Le régime Horthy, suite à la Première Guerre mondiale, se caractérise par son ciment révisionniste, refusant les frontières établies par le Traité de Trianon. Il est également marqué par un nationalisme nostalgique d'une Hongrie millénaire, unitaire et chrétienne, fondée sur la permanence de l'hégémonie politique, sociale et culturelle de la noblesse. Ses priorités révisionnistes ont conduit les gouvernements successifs de l'entre-deux-guerres à s'aligner sur les régimes fasciste et nazi. Gyula Gömbös fut ainsi le premier chef de gouvernement à rendre visite au chancelier Hitler. La Deuxième Guerre mondiale a quant à elle débouché sur un gouvernement de coalition, au sein duquel les communistes occupaient des sièges clé. La « politique du salami » et la décision concertée, dans tous les pays de la région, d'une mainmise totale sur le pouvoir par les communistes ont conduit à briser cette coalition, sinon démocratique, du moins pluraliste.
Le lourd bilan de la politique antisémite développée sous le régime Horthy, l'extermination des juifs de Hongrie, ont été en partie occultés par le régime communiste qui n'a pas pris en compte tous les relais qui ont existé dans la nation hongroise. Ainsi, dès lors que le régime Horthy a été diabolisé par le régime communiste, de la chute du régime communiste après 1989, il en est résulté une dédiabolisation du régime précédent. La Hongrie n'est pas allée au bout de l'analyse de ses passés successifs. J'ai à l'esprit la formule que l'historien français Henry Rousso appliquait au régime de Vichy, « ce passé qui ne passe pas ». La Hongrie ne peut faire l'économie d'un examen posé, rigoureux, douloureux de tous les aspects de son passé, sous peine de s'exposer à un « retour du refoulé » et à une banalisation des mots et des maux. Peut-être revient-il à la communauté des historiens de réfléchir à ces questions ?
Sans être spécialiste des changements constitutionnels, j'ai été choqué par la suppression de l'appellation « République de Hongrie », alors que la disparition de la République populaire de Hongrie au profit de cette République de Hongrie avait généré un tel bonheur en octobre 1989. Cette nouvelle dénomination renouait les liens avec la Révolution hongroise, découpant un rond dans le drapeau de la République populaire comme l'avaient fait les insurgés de 1956.
M. Georges KÁROLYI
Le thème de la diabolisation mutuelle est en effet récurrent en Hongrie. Il est évident que la Hongrie fait face à un passé douloureux, qu'il est nécessaire de dépasser aujourd'hui. En empruntant le registre de l'humour, je dirai que ce qui différencie l'Angleterre de la Hongrie est que la première n'a perdu aucune guerre et que la seconde n'en a gagné aucune.
Les deux guerres mondiales ont eu des conséquences tragiques en Hongrie, plus qu'ailleurs. Alors que les troupes ont quitté la France en quelques mois, lui permettant d'entamer sa gestion de l'après-guerre, ce processus en Hongrie a duré quarante-cinq ans.