M. René ROUDAUT, ancien Ambassadeur de France en Hongrie

Messieurs les Présidents,

Mesdames et Messieurs,

Malgré tout mon amour pour la langue hongroise, permettez-moi de m'exprimer en français.

Je suis heureux que le Sénat et l'Ambassade de Hongrie nous donnent l'occasion de débattre d'un sujet qui nous tient à coeur : la place de la Hongrie dans l'Europe actuelle et l'importance des valeurs communautaires. Un premier constat a été posé : la Hongrie est « sous observation » de la communauté internationale, de l'Union européenne, du Conseil de l'Europe, d'autres États membres, mais plus particulièrement des médias et de l'opinion publique. Tout se passe comme s'il existait une spécificité hongroise dans le concert européen. Peut-on parler d'un problème spécifiquement hongrois ? Il est vrai que depuis les élections de 2010 qui ont porté le parti Fidesz 1 ( * ) au pouvoir avec la majorité des deux tiers au Parlement, plusieurs éléments ont attiré l'attention de la communauté internationale.

En premier lieu, les changements incessants intervenus aux plans constitutionnel, législatif, administratif et fiscal, ont donné le sentiment d'une règle du jeu en perpétuel bouleversement, déstabilisant les observateurs, mais également les acteurs de la vie politique hongroise. Les élections de 2010 ont par ailleurs vu apparaître une extrême droite très forte, rassemblant 17 % des voix, dans un contexte déjà marqué par des problèmes particuliers avec la minorité Rom et par un antisémitisme dont la catharsis n'a pas été réalisée. Ainsi, le paysage hongrois donnait le sentiment d'un pays sur le point de basculer.

La politique économique menée, non orthodoxe, renforçait les préoccupations internationales. Je citerai les surtaxes qui ont frappé certaines entreprises, ou encore l'affaire Suez Environnement à Pecs, avec la décision unilatérale, justifiée par la Cour constitutionnelle, de municipaliser le service de l'eau. Je suis d'ailleurs heureux de savoir qu'une solution a été trouvée pour régler cette difficulté particulière.

J'ajouterai un problème de style : une rhétorique générale forcée, très nationale, mettant l'accent sur ce qui fait le fondement de la Hongrie. Le 15 mars 2011, au moment où la Hongrie assumait la présidence de l'Union européenne, le discours du Premier ministre avait choqué la communauté internationale, en dressant un parallèle entre l'époque Habsbourg, où le pouvoir était confisqué par Vienne, la période soviétique où le pouvoir était confisqué par Moscou et la période européenne.

Cette avalanche d'éléments a généré un climat d'inquiétude à l'égard de la Hongrie.

D'autres États européens connaissent une progression de l'extrême droite, ainsi que des problèmes liés aux minorités, à l'état des prisons, à la gouvernance, à l'évasion fiscale et à la justice sociale. Le Président François Hollande en France a pu tenir, lui aussi, des propos durs à l'égard de l'Europe. Néanmoins, ces considérations ne doivent pas conduire à relativiser la situation en Hongrie. Il existe bien une spécificité hongroise.

Celle-ci est liée au poids de l'histoire, faite d'invasions, de confiscations du pouvoir et d'un sentiment doloriste d'isolement et d'incompréhension. L'épisode du traité de Trianon ne constitue qu'une illustration de ce sentiment général, bien antérieur à 1920. Le traumatisme causé par ce Traité subsiste encore aujourd'hui. Parmi les quatorze points de Wilson, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes fut appliqué dans l'ensemble des pays d'Europe centrale, sauf en Hongrie.

La spécificité hongroise s'explique également par ce que j'appelle « l'effet de rattrapage ». En 1990, la Hongrie semblait être sur le point de basculer dans la démocratie pluraliste et l'économie de marché. Or l'économie de marché ne peut se créer d'elle-même et la démocratie ne peut naître sans transition après plus de quarante ans d'un régime autoritaire. Cette avance que semblait avoir prise la Hongrie dans les années 90 par rapport aux autres pays du bloc soviétique s'est retournée contre elle. La Hongrie a en effet fait l'économie de réformes profondes que d'autres pays d'Europe centrale, la Slovaquie par exemple, ont mises en oeuvre. La prise de conscience de ce retard en Hongrie, en 2008, lorsque la Slovaquie voisine a rejoint la zone euro, a généré le sentiment d'une « révolution confisquée » : l'enthousiasme de 1990 ne s'était traduit ni dans la vie politique, ni dans la vie économique. C'est probablement avec cet état d'esprit que le gouvernement élu en 2010, vingt ans après le changement de régime, a souhaité ancrer une nouvelle règle du jeu.

Les lignes rouges ont-elles été franchies ? À mon sens, elles l'ont été. Mais plutôt que de parler de « lignes rouges », j'évoquerais une « zone grise » et une politique du « fil du rasoir ». Les décisions ne sont jamais clairement contraires aux valeurs de l'Europe, mais visent à rendre l'alternance politique plus difficile. Si je préfère laisser aux instances compétentes le soin de traiter le sujet, j'estime que sur certains aspects, l'extrême droite en particulier, le gouvernement hongrois doit clairement prendre ses distances, ce qui n'est pas le cas actuellement en raison des porosités importantes entre le Fidesz et l'extrême droite dans les municipalités de province. Les expressions inacceptables d'antisémitisme et de xénophobie n'ont pas été suffisamment condamnées par le gouvernement. Ceci génère un malaise à l'échelle internationale.

Enfin, j'évoquerai une communication déplorable du gouvernement, qui ancre et alimente le sentiment d'esseulement et d'incompréhension qui existe dans l'opinion hongroise.

Dans le débat sur la Hongrie, il n'est pas question de tolérer les dérapages, mais il n'est pas question non plus de formuler des procès d'intention.

La Hongrie a évidemment sa place dans l'Europe. Les superbes panneaux d'Aba-Novák Vilmos à la bibliothèque de Székesfehérvár, représentant l'histoire de la Hongrie depuis sa fondation, nous rappellent l'ancrage profondément européen du pays. Qu'il s'agisse du printemps des peuples en 1848, de l'insurrection de Budapest en 1956 marquant la prise de conscience en Europe du totalitarisme soviétique, ou encore de l'ouverture du rideau de fer par Gyula Horn et Alois Mock à la frontière austro-hongroise en 1989, la Hongrie a été déterminante dans l'histoire de l'Europe.

Les valeurs communautaires reposent sur les socles immuables de la démocratie pluraliste, de la séparation des pouvoirs et des droits de l'Homme. Mais elles sont également l'objet de diverses interprétations, en particulier sur les sujets sociétaux. Il me semble qu'un mauvais procès a été fait à l'encontre de la Hongrie, lorsqu'au moment du changement de Constitution, l'opinion internationale a mis en cause la mention des racines chrétiennes et de la famille. Cessons humblement de nous autoproclamer gardiens des valeurs communautaires. Laissons à chaque pays sa manière, aussi maladroite soit-elle, d'exprimer son adhésion à l'Europe.

Comme dans un procès pénal, l'accusé n'est pas défini par son délit. Ayons suffisamment d'empathie et de bienveillance pour considérer l'évolution de la Hongrie dans sa profondeur historique plutôt que de poser des jugements abrupts qui diabolisent et qui excluent.

M. Georges KÁROLYI

Merci Monsieur l'Ambassadeur. Je retiendrai de votre allocution qu'il est difficile de comprendre les mesures prises par le gouvernement hongrois sans en considérer l'arrière-plan historique et psychologique, en particulier les circonstances de la transition démocratique de 1990.


* 1 Le Fidesz-Union civique hongroise est le parti du Président Victor Orbán.

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