M. Tamás KORHECZ, professeur de droit auprès de l'Université d'Europe centrale
Mesdames et Messieurs,
Mes collègues constitutionnalistes ont déjà beaucoup évoqué la Loi fondamentale de la Hongrie et les différentes questions qu'elle soulève. Aussi, ne reviendrai-je que sur un aspect particulier de cette Constitution : les liens qu'entretient la Hongrie avec les Hongrois résidant hors de ses frontières.
La nouvelle Loi fondamentale et les législations intervenues depuis la réforme du droit constitutionnel ont entrainé un changement qualitatif dans la gestion de cette question. Les nombreuses critiques que ce changement a soulevées émanent essentiellement des pays limitrophes de la Hongrie.
Or si les réformes constitutionnelles menées depuis 2010 quant à la responsabilité constitutionnelle de la Hongrie vis-à-vis des Hongrois résidant hors de ses frontières ont considérablement enrichi la législation sur la question, elles ne représentent pas pour autant une rupture s'agissant des principes juridiques appliqués.
Je reviendrai en quelques mots sur le contexte historique qui explique cette législation. Les minorités hongroises hors de Hongrie intéressent les législateurs et les constituants depuis près d'un siècle. Suite au Traité de Versailles, mettant un terme à la Première Guerre mondiale, et au Traité de Trianon, la Hongrie a été amputée de 60 % de son territoire. Un tiers de la population hongroise s'est alors retrouvé hors des frontières historiques de la Hongrie sans avoir quitté le territoire. Cette situation a généré un véritable traumatisme en Hongrie que rien n'a su apaiser depuis.
Jusqu'à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, lors de la période dite « révisionniste », le droit public et le gouvernement hongrois ne se sont pas préoccupés du sort des Hongrois résidant dans les pays limitrophes. De même, la problématique a été occultée, ignorée du droit public sous le régime communiste. Ce n'est qu'à partir de 1990 que les Hongrois résidant hors du territoire national ont de nouveau fait l'objet de considérations politiques. À partir de 1989, la Constitution mentionne ainsi la responsabilité de la Hongrie vis-à-vis des Hongrois vivant hors de ses frontières.
Ceux-ci représentent des minorités dans leurs pays d'accueil. La Hongrie s'est toujours pliée aux principes internationaux relatifs à la protection des minorités. Elle reconnaît par ailleurs entièrement l'inviolabilité des frontières. Néanmoins, elle estime que la protection des minorités nationales doit être intégrée dans le cadre des conventions internationales mais aussi dans la politique interne des États, afin d'assurer la protection mutuelle des minorités de chaque État. La réciprocité est centrale dans cette approche. La Hongrie alloue chaque année 200 millions de forints pour permettre aux minorités hongroises hors des frontières de la Hongrie de créer leurs propres institutions.
Sans s'éloigner des principes qui régissaient jusqu'ici les relations avec les minorités et sans remettre en cause l'inviolabilité des frontières, la réforme constitutionnelle porte deux nouveautés majeures.
La Loi fondamentale propose une définition culturelle et linguistique de la nation et souligne l'importance de maintenir un lien de droit public avec les communautés hongroises vivant dans les pays limitrophes. Ces liens sont évoqués dans la profession de foi nationale et dans l'article D de la Constitution.
La Constitution prévoit, par ailleurs, des conditions favorables pour l'obtention de la nationalité hongroise, sans obligation de domiciliation en Hongrie ou de renoncement à la nationalité d'origine, si un lien linguistique et culturel est démontré ou si une ascendance hongroise peut être prouvée. La controverse porte sur la possibilité d'un élargissement du droit de vote aux Hongrois de l'étranger, ainsi que sur la double nationalité qu'elle confère aux citoyens d'autres pays.
Tous les États hébergeant en leur sein des minorités hongroises importantes n'ont pas réagi de manière identique. La Serbie, d'où je viens, n'a pas formulé de critique sur cette nouvelle législation. La Slovaquie, également membre de l'Union européenne, a en revanche légiféré pour déchoir de sa nationalité slovaque toute personne se voyant octroyer la nationalité hongroise. Ainsi, l'acceptabilité de la réforme dépend avant tout des relations de confiance qu'entretiennent les États concernés.
Pour conclure, j'indiquerai que la Hongrie mène une politique cohérente depuis vingt-trois ans sur la question des minorités, conforme aux principes internationaux relatifs à leur protection. S'il est difficile de cerner les multiples retombées de la nouvelle législation hongroise sur les minorités, celle-ci ne va nullement dans le sens d'une déstabilisation des frontières.
M. Pierre DELVOLVÉ
Merci pour votre intervention, qui prolonge de manière admirable les débats de cette table ronde. Votre témoignage est d'autant plus important qu'en tant que Hongrois de Serbie, vous vivez ces questions avec une acuité particulière. En vous écoutant, je me demandais si nous n'aurions pas un jour en France, des problèmes du même ordre, avec l'importance de l'immigration et l'éventuelle volonté pour les populations s'installant en France de vouloir conserver des liens avec leur pays d'origine.
Bien sûr, la singularité fondamentale des populations hongroises à l'extérieur de la Hongrie tient au fait que leur situation découle non pas d'une volonté d'émigrer, mais de la modification des frontières par le Traité de Trianon.
Les problèmes que vous avez évoqués ont trouvé leur prolongement dans la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne au sujet d'une visite que le Président de la Hongrie voulait accorder aux Hongrois de Slovaquie.
Je me demande enfin si la citoyenneté européenne, commune à tous les citoyens des États membres de l'Union européenne, ne pourrait pas être de nature à dépasser le problème des citoyennetés nationales.
Comme vous l'avez souligné, les frontières sont intangibles. Néanmoins, la reconnaissance de droits spécifiques à des citoyens nationaux résidant à l'étranger et d'une responsabilité de la part de l'État d'origine est de nature à provoquer des tensions.
M. Georges KÁROLYI
Ma question s'adresse au Professeur Matthieu. Deux termes que vous avez employés ont attiré mon attention : le consensus et la légitimité.
La recherche du consensus est certes honorable, mais revêt selon moi un caractère illusoire. Quel que soit le niveau de la loi, qu'il s'agisse d'une loi ordinaire ou d'une loi constitutionnelle, elle se heurtera forcément à une minorité qui, pour défendre ses intérêts, marquera son opposition.
Par ailleurs, dans une démocratie majoritaire, est admis le postulat selon lequel une décision prise à la majorité est légitime. Vous avez évoqué la légitimité d'autres organes, qui n'émanent plus des majorités parlementaires, tels que la Cour de justice ou la Commission de Venise. Sur quels fondements repose cette légitimité ?
M. Bertrand MATTHIEU
Les questions que vous posez sont fondamentales, si bien qu'il est difficile d'y répondre en quelques minutes.
Sur le consensus, pour des raisons difficiles à caractériser juridiquement, j'émets l'hypothèse d'une différence entre une majorité parlementaire et une majorité populaire. Ainsi, une adoption directe d'une Constitution par le peuple rendrait idéologiquement plus difficile le fait d'y opposer un consensus. La notion de consensus, comme tout ce qui relève de la démocratie participative, se prête aisément aux manipulations. Ainsi, lorsque la CEDH stipule qu'un principe peut s'imposer à l'encontre d'une identité nationale dès lors qu'il existe un consensus européen, c'est elle qui détermine ce qui définit le consensus. Le consensus est juridiquement malléable et constitue avant tout un instrument idéologique.
La légitimité des organes est également idéologique. La démocratie à l'état pur a trouvé ses limites : nous revenons à un système théocratique fondé sur les droits fondamentaux. Encore une fois, je ne porte pas de jugement de valeur sur ce constat.
M. Pierre DELVOLVÉ
J'ajoute que le consensus est acquis dès lors que, même s'il existe une opposition, celle-ci ne se manifeste pas dans la rue. Dès lors que l'opposition se manifeste par un mouvement populaire, nous pouvons parler de majorité, mais non de consensus.
Son Exc. Mme Ursula PLASSNIK, Ambassadeur d'Autriche en France
Je souhaite adresser mes compliments aux participants de cette table ronde, qui nous ont offert un éclairage passionnant sur ce débat, relevant des questions fondamentales pour l'Union européenne dont je suis une avocate acharnée.
Je ne suis pas constitutionnaliste, mais je suis frappée par l'idée de la nécessité d'une réflexion juridique nouvelle et d'une hiérarchisation des ordres juridiques. À mon sens, une hiérarchie existe déjà. L'Union européenne ne dispose pas de Constitution, en raison du rejet du traité constitutionnel par deux référendums, dont l'un en France. L'Europe juridique n'a donc pas à ce jour de légitimité populaire.
Néanmoins, le Traité de Lisbonne intègre, sous une autre forme, des considérations constitutionnelles s'agissant du fonctionnement des institutions, mais aussi de l'ordre juridique. Ainsi, les droits de l'Homme et le respect des libertés fondamentales sont inscrits dans la Convention européenne des droits de l'Homme. Pour autant, l'Union européenne ne dispose pas d'une cour constitutionnelle qui jugerait de la constitutionnalité des lois. Ceci étant, l'article 7 du Traité sur l'Union européenne propose une procédure à actionner en cas de désaccord sur le respect par un État membre, des principes fondateurs de l'Union européenne.
Je ne me compte pas parmi les défenseurs de l'application de l'article 7 dans le cas de la Hongrie. J'estime qu'il appartient aux institutions européennes d'en décider. Je suis néanmoins frappée de la crainte que j'observe d'actionner ce levier, qui souligne la difficulté, en Europe, d'ouvrir une discussion sur ces questions et, au-delà des critiques formulées, de mettre en oeuvre les procédures prévues pour approfondir l'analyse des aspects sensibles.
Enfin, si comme le sait S. Exc M. László Trócsányi, je désapprouve certaines dispositions de la Constitution hongroise, je partage votre scepticisme vis-à-vis de la Commission de Venise. Cet organe consultatif ne saurait supplanter la Cour constitutionnelle européenne qui fait défaut actuellement.
M. Pierre DELVOLVÉ
Madame l'Ambassadeur, vous avez admirablement mis en évidence les problèmes d'articulation entre les ordres juridiques.
Je préciserai qu'à mon sens, la Cour européenne de justice et la CEDH affirment la supériorité de l'Europe juridique sur les Constitutions, comme en témoigne l'arrêt sur la Turquie rendu dans les années 90. Un État ne peut se prévaloir de ses dispositions constitutionnelles à l'égard de la Convention.
Les Cours constitutionnelles ont bien mis en évidence leurs articulations avec l'ordre juridique intégré de l'Union européenne. La Convention européenne des droits de l'Homme reste en revanche une convention internationale, dont la portée dans l'ordre juridique interne est fondée sur la référence des dispositions constitutionnelles aux conventions internationales. La Cour de justice de l'Union européenne peut revêtir, par certains mécanismes, des caractères constitutionnels, appréciant la conformité des règlements et des directives aux traités, alors même qu'il n'existe pas de système constitutionnel européen.
M. Patrice GÉLARD
Je souhaiterais apporter trois compléments à mon intervention :
- la Constitution hongroise souligne l'intégration de la Hongrie à l'Union européenne et l'application en droit interne des dispositions européennes ;
- elle accorde le droit de vote à tous les étrangers, y compris les étrangers non ressortissant de l'Union européenne, en fonction de la loi en vigueur ;
- et enfin, elle ne mentionne pas le droit électoral, qui est renvoyé à la loi. Le statut des parlementaires ainsi que la question du cumul des mandats font l'objet de lois ordinaires.
M. László TRÓCSÁNYI
Je souhaite à mon tour apporter un complément quant à la question complexe de l'articulation entre le droit national et le droit européen.
Comme l'indiquait S. Exc. Mme Ursula Plassnik, l'Europe ne dispose pas de Constitution ni de cour constitutionnelle, si bien qu'aujourd'hui, en théorie, un conflit peut émerger entre un État membre et l'Union européenne.
En effet, les Cours constitutionnelles de la plupart des pays de l'Union européenne soulignent leur identité constitutionnelle, avec la possibilité de refuser la transposition en droit interne d'une directive européenne si celle-ci est contraire à leur Constitution. La Cour européenne de justice cherche quant à elle à affirmer la supériorité du droit européen sur le droit interne.
À ce jour, aucun conflit n'a émergé : la condamnation d'un État par la Cour de justice constituerait un précédent dangereux ; et il n'est pas arrivé qu'un État ne souhaite pas transposer une directive. Néanmoins, en théorie, un conflit peut survenir sans qu'il n'existe de mécanisme pour le régler.
M. Richárd HÖRCSIK
Je reviens de Bruxelles, où j'ai participé à un débat sur la Constitution hongroise. Je suis saisi par la différence de qualité que j'observe entre un débat de politiciens et un débat de juristes tels que celui que vous nous avez offert.
À Bruxelles, le député européen Rui Tavarès a évoqué la Loi fondamentale hongroise en des termes qu'un constitutionnaliste ne pourrait accepter. Aujourd'hui, vous avez mis en lumière l'essence même de la Loi fondamentale, en nous proposant des analogies éclairées tirées de la Constitution française.
Sans que je puisse me l'expliquer, le peuple hongrois a toujours été traité de manière partiale. Ainsi, parce qu'il concernait la Hongrie, le droit des minorités dans les années 90 était considéré en Europe comme une outrance. Aujourd'hui, il en est parfois de même pour la majorité des deux tiers.
Sur la question des minorités et de l'identité hongroise, j'estime que l'intégration dans l'Union européenne nous permettra de dépasser le traumatisme de Trianon. Il est important que la Hongrie continue de défendre le droit des minorités, car la politique de l'Union européenne sur la question montre ses défaillances.
Je terminerai par un bon mot sur l'origine du problème des minorités hongroises.
« À sa mort, à 95 ans, un Hongrois rencontre Saint-Pierre. Celui-ci lui demande :
- où es-tu né ?
- en Autriche-Hongrie, lui répond le Hongrois.
- où as-tu été à l'école ?
- en Tchécoslovaquie.
- où as-tu travaillé ?
- dans le Royaume de Hongrie.
- où as-tu pris ta retraite ?
- en Union Soviétique.
- où es-tu décédé ?
- en Slovaquie.
- mon fils, lui dit Saint-Pierre, tu as de la chance, tu as voyagé dans le monde entier.
- mais non, Saint-Pierre ! lui répond le Hongrois, je n'ai jamais quitté ma ville ! »
Cette histoire illustre bien la spécificité de la Hongrie au regard des minorités.
M. Pierre DELVOLVÉ
À l'heure de clore cette table ronde, je tiens à saluer l'exceptionnelle qualité de la séance que j'ai présidée et à mon tour, je félicite la qualité du travail des interprètes.