I. LA VOLONTÉ DE TRANSFORMATION RADICALE DE LA SOCIÉTÉ S'EST TRADUITE PAR UNE MAIMISE DU POUVOIR ISLAMIQUE SUR LA SOCIÉTÉ SOUDANAISE
Le coup d'Etat de 1989 peut apparaître comme une révolution, moins à cause de la rhétorique, assez peu originale, de ses leaders pour légitimer leur prise de pouvoir, qu'à cause de la volonté du régime de conduire d'une main de fer, dans tout le pays, tout un ensemble de transformations. Mais il ne faut pas oublier que ce coup est d'abord l'aboutissement d'une logique militaire, et non d'un mouvement social.
A. LES OBJECTIFS DE LA RÉVOLUTION DE SALUT NATIONAL
1. Un système qui se veut fédéral
Dans le
prolongement de la tentative assez poussée de dévolution de
pouvoirs aux provinces entreprise par le régime du maréchal
Nimeiri à partir de 1980, l'expérience de
fédéralisme entreprise par le régime issu du coup d'Etat
de 1989 est présentée comme visant à mieux répartir
le pouvoir et les richesses, à permettre l'expression de la
diversité culturelle du pays, à impulser le développement
et à résoudre la question des rapports entre la religion et
l'Etat.
La mise en place du projet fédéral devait, selon la
"
Compréhensive National Strategy 1992-2002
", se
dérouler en deux étapes. Dans une première étape
(1993-1994), était prévue la mise en place des différents
rouages du système :
Au niveau fédéral, l'Assemblée nationale transitoire,
composée de 300 membres nommés et l'exécutif :
président de la République et ministères de
souveraineté (Défense, Sécurité, Politique
étrangère, ministère de la Justice, ministères
économiques et de services publics) ;
Au niveau fédéré, trois étages :
- la
wilaya
(c'est-à-dire l'ex-région devenue Etat
fédéré), avec un organe " judiciaire ", en fait
pseudo-législatif (le Conseil wilayal), et un organe exécutif
(
wali
et gouvernement wilayal) ;
- la
province
, avec un gouverneur et un Conseil provincial. Le
gouverneur exécute des missions qui lui sont confiées par le
pouvoir central, comme la mobilisation populaire, et a un rôle de
coordination qui lui est imparti par la loi sur le gouvernement local ;
- le
niveau local
représente le " point central de la
participation populaire au pouvoir " ; il doit " augmenter
l'efficacité de la société ainsi que son
indépendance à l'égard du pouvoir politique ". Il
représente aussi la base du gouvernement local avec des organes tels que
les conseils municipaux et les conseils ruraux.
La seconde étape (1995-1999) doit renforcer les structures et les
ressource matérielles et humaines :
- au niveau fédéral : déconcentration des
activités des ministères, appui aux projets d'envergure
nationale, coordination entre les
wilayas
pour éviter des
écarts trop grands et renforcer la cohésion nationale ;
- au niveau wilayal : développement de l'autonomie
financière des
wilayas
, par l'impôt,
l'investissement... ;
- au niveau local : développement des recettes par des dotations
des
wilayas
, développement des infrastructures, gestion des
marchés agricoles locaux, création d'une banque du
développement local à prêts bonifiés.
Le 4
e
décret constitutionnel du 4 février 1991 a
divisé le Soudan en 9 Etats fédérés qui reprennent
les contours des anciennes provinces
13(
*
)
qui ont eux-mêmes
été divisés en 65 provinces.
Puis, en 1994, le 10
e
décret constitutionnel a
accentué le mouvement de redécoupage du pays, en créant 26
Etats (voir carte). Il s'agissait officiellement d'approfondir le processus de
décentralisation et de parvenir à une
" revitalisation " radicale de la société, grâce
à la " choura
14(
*
)
" qui nécessite un contact
direct avec le peuple.
Chaque Etat est doté d'un budget et d'une personnalité juridique
propre. Les nouveaux Etats ont à peu près le même statut et
les mêmes attributions que celles accordées aux régions par
le
Regional Development Act
de 1980, c'est-à-dire
compétence en matière de planification et de
développement, de fiscalité, de commerce, de petite industrie,
d'agriculture, d'habitat, de tourisme, d'adduction d'eau, de santé,
d'éducation, de gouvernement local, de communications et de transports,
de protection de l'environnement.
Outre les recettes fiscales provenant d'un certain nombre de taxes locales
(taxes sur les animaux, dîme sur les récoltes, taxes
foncières, taxes des terres riveraines du Nil, taxes sur les
palmiers...), des subventions fédérales, l'impôt sur les
bénéfices des sociétés, les emprunts, les taxes et
les amendes locales, et l'autosuffisance, les Etats
fédérés bénéficient en principe de la
redistribution de 20 % des ressources fédérales.
Les
organes dirigeants
(gouverneur ou
wali
, gouverneur-adjoint et
ministres) sont tous
nommés par le pouvoir central et non
élus
par le peuple. Ainsi, les responsables des 65 provinces sont
pratiquement systématiquement des islamistes. Les ministres de la
wilaya
et le gouverneur sont responsables devant le Président de
la République et devant l'Assemblée fédérée
de la
wilaya
.
Cette absence d'autonomie des instances régionales est un
sérieux obstacle à l'édification d'un authentique
fédéralisme.
L'Assemblée fédérée de chaque
wilaya
est
chargée de la
choura
(conseiller l'exécutif) et des
fonctions législatives. Les députés sont en nombre
égal, élus au niveau de l'Etat, ou promus des échelons
inférieurs, provinciaux ou locaux, où se tiennent des
conférences censées représenter les " masses ",
tandis qu'un reliquat est nommé directement par le chef de l'Etat. Ils
s'engagent à travailler sans aucune attache partisane. La durée
des législatures est de deux ans et peut être étendue de la
même durée par un simple décret républicain, pris
par le chef de l'Etat.
2. Un Islam prétendument moderniste et fédérateur
Le
discours du pouvoir met l'accent sur une nouvelle identité soudanaise,
visant à une intégration nationale informée par l'islam.
Ce projet dessine les contours d'une réforme radicale de l'individu par
une pratique religieuse rénovée.
Pour Hassan al-Tourabi, l'islam au Soudan n'est pas un mouvement uniquement
culturel, c'est aussi un mouvement intellectuel, qui tend à renouveler
l'expression des valeurs islamiques pour traiter les problèmes
contemporains. Il s'agit d'un islam qui s'affirme moderniste, ouvert à
l'économie de marché et cherchant à unifier le pays au
delà des différences ethniques, tribales et culturelles. Il se
bat contre la corruption politique et pour une certaine moralité mais
sans objectif expansionniste. Hassan al-Tourabi se dit partisan d'une
"
évolution vers l'islam plutôt que d'une
révolution pour l'islam
", car selon lui "
imposer
l'islam par la force, ce n'est pas gagner les coeurs. Il lui faut une
évolution sincère et graduelle, basée sur la conviction de
la société
". Ce qui n'empêche pas les Musulmans
d'utiliser la force pour se défendre.
3. La démocratie populaire participative, mythe ou réalité ?
Il y a
dans le régime islamiste soudanais une volonté radicale de
transformation qui ne s'applique pas seulement à l'individu mais
également à la société politique. Un des acquis de
la Révolution de salut national de 1989 est ainsi le système des
" congrès populaires " qui sont censés favoriser
l'émergence de la véritable démocratie : une
démocratie qui ne serait pas biaisée par l'intermédiation
de représentants nationaux animés par leur seule ambition et
leurs seuls intérêts. L'idée de l'autonomie des masses par
rapport à l'Etat cherche à traduire une conception islamique du
fonctionnement social, où l'Etat ne serait qu'un " mal
nécessaire ", la communauté des croyants devant trouver en
elle-même le consensus qui lui permettra d'avancer dans la
" quête du bien et le pourchas du mal "
15(
*
)
.
La lutte pour le pouvoir doit ainsi être remplacée par la
mobilisation de tous contre le sous-développement. Cela doit se faire
par un système remontant de la base : le peuple est censé
s'exprimer dans les conférences populaires, qui ont un rôle
politique, prenant des décisions et donnant l'orientation
générale de l'Etat. Ces conférences sont ouvertes à
tous, au niveau du quartier, du village, du campement ; le débat y
est libre, sur tous les problèmes, y compris la politique
générale de l'Etat, et sur les affaires politico-administratives
locales.
Parallèlement, le pouvoir législatif et exécutif est
détenu par des conseils (ou comités) populaires, qui constituent
le gouvernement au niveau local, et qui exécutent les décisions
prises par les conférences populaires de base. Les Assemblées des
Etats fédérés sont elles aussi l'émanation, en
deuxième instance, de ces conférences populaires de base.
Quant au Parlement, il est élu par une Conférence nationale
formée de délégués promus d'une conférence
populaire au niveau des 26 Etats, de représentants des quatre secteurs
importants de la société et de quatre autres (la défense
et la sécurité, l'administration, la diplomatie et la justice),
10 % étant nommés par le chef de l'Etat.
B. LA MAINMISE DU POUVOIR SUR LA SOCIÉTÉ SOUDANAISE
1. La prise du pouvoir par le Front Islamique National (FNI)
Bien
qu'Hassan al-Tourabi rappelle systématiquement à ses
interlocuteurs qu'il est retiré de la vie politique et que son ancien
parti, le Front Islamique National
16(
*
)
(FNI) a été, comme tous
les autres partis, dissous en 1989, l'emprise du Front National islamique sur
le gouvernement et sur la société soudanaise est
avérée.
En effet, si, à l'été 1989, la mise en place d'un Conseil
de commandement révolutionnaire (CCR) a laissé croire à un
coup d'Etat militaire, la réalité semble plus complexe
17(
*
)
: il apparaît qu'en
dépit de l'implication de certains secteurs de l'armée dans le
nouveau régime, plusieurs responsables du FNI, dirigé à
l'époque par Hassan al-Tourabi, aient joué, dès le
début, un rôle essentiel, quoique discret, dans le gouvernement.
Discrédité comme tous les partis politiques du fait de sa
participation au gouvernement du maréchal Nimeiri (1979-1985), puis
à celui de Sadeq el-Mahdi (mai 1988) le FNI ne souhaitait en effet pas
prendre le risque d'agir à visage découvert et s'est servi d'une
armée plus populaire dont il s'était rapproché les
dernières années. Toutefois, en octobre 1993, le
démantèlement du CCR a révélé la mainmise du
pouvoir islamiste sur l'Etat après que le FNI eut purgé
l'armée et ses forces de sécurité et pris le
contrôle de l'appareil d'Etat. Dès le coup d'Etat, le FNI avait
d'ailleurs créé un Conseil des " quarante " dont Hassan
al-Tourabi avait pris la tête et qui détenait la
réalité du pouvoir.
Visionnaire, Gérard Prunier écrivait en 1989 : "
Si
l'on voit le recrutement bourgeois, petit-bourgeois et sous-prolétaire
du parti (sociologiquement très semblable à celui des partis
fascistes dans l'Europe de l'entre-deux-guerres), il faut s'attendre à
un régime autoritaire politiquement, totalitaire idéologiquement
et libéral économiquement. Un tel assemblage est-il viable dans
un Soudan post bellum ? Nul ne le sait. Mais il semble souvent qu'Hassan
al-Tourabi et ses amis désirent avant tout l'exercice du pouvoir et
qu'en fait son contenu importe peut-être moins qu'une forme permettant de
le symboliser, et peut-être de le pérenniser
. "
18(
*
)
2. Le contrôle progressif de la société
Selon
Marc Lavergne
19(
*
)
, la
décentralisation instituée par le gouvernement du
général el-Bechir a en fait permis, sous couvert de
fédéralisme, de "
contrôler la population au plus
près, tout en multipliant les postes et les prébendes, en donnant
satisfaction à des chefs locaux traditionnels, et en favorisant
l'émergence de petits centres ruraux, au détriment des capitales
régionales remuantes et hostiles à l'ordre nouveau
".
Chaque ministre d'Etat fédéré reçoit ainsi une ou
deux voitures de fonction, dont une tout terrain japonaise à 30 000
dollars, une maison de fonction...
La redivision de 1994 a en réalité repris, en les accentuant,
certaines des initiatives de Nimeiri (kokora) avec la même intention de
" diviser pour régner
20(
*
)
".
Pour Marc Lavergne, l'expérience tant du fédéralisme que
du gouvernement local " apparaît comme une vaste tentative de
camouflage de deux préoccupations contradictoires :
- d'une part, un quadrillage autoritaire du pays, grâce à un
maillage fin de relais du haut vers le bas (la mobilisation des masses, mise en
oeuvre par un ministère de la planification sociale, longtemps tenu par
Ali Osman Taha, le n° 2 du FNI), l'impulsion du haut vers le bas et
le doublement de l'administration par la structure clandestine du Front
national islamique (...) ;
- d'autre part, la logique ultralibérale du régime, partisan du
désengagement de l'Etat de l'économie, même s'il met en
avant la justification religieuse de l'autonomie des masses au sein de la
Communauté des croyants pour expliquer cette défiance profonde du
courant tourabiste à l'égard de l'Etat. On peut parler à
cet égard d'un véritable " reaganisme islamique ", qui
laisse le champ libre aux affairistes liés au régime, mais a des
conséquences dramatiques pour la majorité de la population. "
L'instauration de l'état d'urgence a permis la suspension du
régime parlementaire avec toutes les mesures liberticides qui
l'accompagnent : suspension de la Constitution, des partis politiques, des
syndicats et des libertés fondamentales (presse, droit de réunion
et d'association).
Puis, l'armée a été restructurée au lendemain d'une
tentative de putsch en 1990. Une cinquantaine de généraux ont
été mis à la retraite, la moitié des officiers a
été éliminée et ceux considérés comme
non fiables ont été envoyés dans le Sud.
Enfin, une milice armée, les Forces de défense populaires, a
été institutionnalisée par la loi sur la défense
populaire d'octobre 1989. Sur le modèle iranien, elle est
composée de 100 000 membres environ mais ne dispose par d'une
réelle capacité de combat, à l'exception de quelques
unités d'élite. Selon des experts soudanais, l'armée de
Khartoum est composée à 80 % de milices fidèles aux
islamistes, ce qui limite sensiblement le risque d'un coup d'Etat militaire.
Lorsqu'on critique le caractère fort peu démocratique du
régime qu'il inspire, Hassan al-Tourabi, volontiers cynique rappelle que
l'islam est une des religions les plus démocratiques qui soit
puisqu'à la différence de la religion catholique, où la
relation entre Dieu et les hommes est intermédiée, l'Islam n'a
pas de clergé, ce qui favorise le dialogue direct de la
communauté des croyants avec Dieu et évite la confiscation du
pouvoir par les écclésiastes...
3. Un secteur économique islamiste
L'émergence d'un secteur économique islamiste est
liée à la rencontre d'une offre et d'une demande
21(
*
)
. En effet, le boom pétrolier de
1973-1974 fut à l'origine d'une grande disponibilité de
pétrodollars à une époque où le Soudan se convertit
au libéralisme, après l'échec de l'expérience
d'économie dirigée sous le régime de Nimeiri (1971-1976).
Un deuxième plan (1977-1983) chercha ainsi à attirer les
investisseurs étrangers, et surtout les banques islamistes et les
sociétés d'investissement (SII). Les pays producteurs de
pétrole voulurent faire du Soudan le " grenier du monde
arabe " avec le concours des capitaux arabes et de la technologie
occidentale.
A la suite de la politique de Réconciliation nationale menée par
Nimeiri en 1977, un grand nombre de Soudanais qui avaient émigré
dans les pays du Golfe au cours des années 60 et qui occupaient des
postes de cadres dans de nombreuses entreprises ou administrations proche et
moyen-orientales, fournirent une base de sympathisants prêts à
contribuer financièrement ou à servir d'intermédiaire avec
des hommes d'affaires islamistes.
C'est ainsi que virent le jour la Banque islamique Fayçal
22(
*
)
(BIF) en 1978, première banque
commerciale islamique, suivie en 1983 de la création de la banque
islamique El Tadamoun. En 1988, le secteur bancaire comptait 7 banques
islamiques. Dans le domaine de l'investissement, la société
islamique de développement fut créée en 1983 avec un
capital théorique d'un milliard de dollars, dont 40 % devaient
être apportés par des Soudanais.
Aujourd'hui, le libéralisme économique est la politique
économique officielle des autorités de Khartoum, adoptée
lors de la conférence économique de janvier 1990, qui a
donné naissance au Code de promotion de l'investissement de 1990. Mais
avant même son accession au pouvoir, le FNI avait investi le champ des
activités économiques, profitant des nouvelles dispositions
bancaires de 1983 pour créer de nouvelles banques islamiques.
En investissant tous les secteurs économiques, et en particulier le
secteur financier et commercial, le FNI cherche à substituer à la
bourgeoisie traditionnelle une "
nouvelle élite
économique islamiste
". L'objectif initial est tout à
fait louable : il s'agit d'offrir une chance d'ascension sociale aux
jeunes diplômés "
ne disposant pas de l'entourage social
nécessaire pour se lancer seuls dans les affaires
". En outre,
il s'agit de prouver que l'économie islamique peut-être une
alternative aux expériences capitalistes et socialistes.
Cependant, comme l'écrit Einas Ahmed, "
la propension de ces
nouveaux acteurs économiques à intervenir par la
spéculation financière et immobilière et la recherche de
gains rapides au détriment de l'investissement à long terme dans
le secteur productif pose la question du rôle du secteur islamique
privé dans le développement de l'économie
soudanaise
".
En effet, la pratique des banques islamiques et des SSI a eu tendance à
se concentrer sur des opérations de spéculation très
rentables à très court terme, selon les principes de la
murabaha
par laquelle la banque achète des marchandises pour le
compte du client afin de lui revendre à un prix
prédéterminé. Le caractère islamique d'un tel
contrat est d'ailleurs douteux car le taux de bénéfice est
prédéterminé, ce qui peut l'assimiler à
l'intérêt qui est interdit par le droit musulman.
Ces opérations ont été réalisées grâce
aux privilèges fiscaux sans équivalent accordés par le
gouvernement soudanais. En outre, la nouvelle bourgeoisie favorisée par
l'Etat islamiste a accès aux pratiques plus traditionnelles comme
l'octroi de marchés captifs garantis par l'Etat.
En contrepartie, le secteur économique islamique subventionne le
mouvement islamiste. La bienveillance de l'Etat lui est acquise non seulement
en raison des rapports symbiotiques entre l'élite politique et le monde
des affaires, mais aussi grâce aux dons sous forme de
zakat
à certaines organisations non gouvernementales (ONG) et associations,
satellites du régime militaro-islamiste. Les unes offrent des emplois
à des jeunes désoeuvrés, susceptibles de constituer une
clientèle (Fondation pour la jeunesse...), d'autres se placent en
parallèle et en concurrence avec les administrations et les institutions
nationales (la Fondation pour la paix et l'amitié entre les peuples pour
ce qui est de la diplomatie ; la Fondation des martyrs pour
l'armée), ou servent de relais aux actions de prosélytisme et de
promotion du modèle islamique à l'intérieur comme à
l'extérieur du pays (la
Da'wa Islamiyya
, l'
Islamic Africain
Relief Agency
).
Parallèlement, une politique de discrimination à l'égard
de la bourgeoisie traditionnelle et des petits commerçants est
pratiquée (une double imposition, les impôts classiques et la
zakat
), et se traduit par le refus de délivrance des licences
d'import/export et la confiscation des biens, notamment au profit des
organisations islamiques comme l'Organisation des jeunes du parti. Les grandes
familles qui dominaient le marché l'ont quitté et de nouveaux
noms liés au FNI sont apparus.
Dans sa pétition ouverte au Président Omar el-Beshir et au Dr
Hassan al-Tourabi du 1
er
février 1997, Abel Alier, ancien
vice-président de la République et ancien Président du
Haut-Conseil exécutif du Sud, écrit ainsi :
"
Les petits commerçants du Sud Soudan ont été
chassés du marché et ont été remplacés par
ceux du gouvernement. Ce groupe de citoyens a maintenant été
réduit à la banqueroute, à la misère et à la
pauvreté ; quelques membres d'une communauté non
négligeable qui, il y a sept ans étaient des commerçants
prospères dans le Nord du Soudan, gisent en prison, du fait des
impôts exagérés et de pratiques injustes et
discriminatoires de la part du gouvernement favorisant certains
individus
. "
C. EN DÉPIT D'UN DISCOURS TOLÉRANT, LE SORT RÉSERVÉ AUX CHRÉTIENS RESTE AMBIGU
Les
statistiques sur la population chrétienne du Soudan varient selon les
sources.
Ainsi, selon les chiffres fournis par l'ambassade du Soudan à
Paris
23(
*
)
, les Chrétiens
constitueraient 5 % de l'ensemble de la population soudanaise et 17 %
de la population du Sud-Soudan (65 % d'animistes et 18 % de
Musulmans).
Le Conseil des Eglises du Soudan évalue, quant à lui, à
13 % le pourcentage des Chrétiens dans l'ensemble du pays et
à 43,3 % dans le Sud (48,7 % d'Animistes et 8 % de
Musulmans).
Outre son soutien présumé au terrorisme et ses pratiques
liberticides à l'encontre des opposants politiques, les conversions
forcées de non-musulmans à l'islam et les mauvais traitements
réservés aux Chrétiens et aux Animistes sont à
l'origine de l'exécrable réputation internationale du Soudan. Or,
s'il convient de nuancer les accusations portées contre le régime
au pouvoir, on constate toutefois un décalage entre un discours officiel
emprunt de tolérance et la réalité de la situation des
Chrétiens sur le terrain.
1. Un discours tolérant
Il est
difficile de croire, en voyant le cheikh Hassan al-Tourabi,
soupçonné d'être le maître à penser de la
classe dirigeante soudanaise et le fomentateur du coup d'Etat de 1989, que ce
sexagénaire souriant, policé et d'allure délicate est le
responsable des répressions terribles et des violations des droits de
l'homme dont le Soudan est accusé. Docteur en droit et en lettres de
l'Université de la Sorbonne, diplôme d'Oxford, ancien ministre de
la Justice et des Affaires étrangères, ancien doyen de la
faculté de droit de Khartoum, l'actuel Président de
l'Assemblée Nationale cherche visiblement à séduire
ses interlocuteurs.
Ses propos sont modérés et argumentés. Pour justifier
l'interdiction des partis politiques, il invoque la perte d'énergie
résultant des alternances : selon lui, les régimes
démocratiques remettent en cause, à chaque alternance, le travail
de leurs prédécesseurs, et épuisent donc les
énergies des pays qui, comme le Soudan, ont pour priorité la
sortie du sous-développement.
Il observe cependant que l'Assemblée Nationale soudanaise
24(
*
)
possède des représentants
de toutes origines ethniques, tribales et confessionnelles : 78
députés sont en effet issus des Etats du Sud, dont 43
Chrétiens (soit 10 % des députés). Il fait valoir que
les femmes comptent 21 représentantes sur 400 députés
(soit 5 %) et que leur représentation est garantie par un quota de
sièges.
On compte par ailleurs un certain nombre de Chrétiens parmi les
autorités politiques du pays : ainsi, outre le
vice-président de la République et un des deux
vice-présidents du Parlement, six ministres et secrétaires
d'Etat, quarante-deux ministres fédéraux, quarante membres du
Parlement, sept ambassadeurs et quinze préfets sont chrétiens, ce
qui contrebalance l'idée couramment répandue d'une islamisation
à outrance de la société soudanaise. Le ministre d'Etat
aux relations extérieures, Mgr Gabriel Roreig, d'origine dinka, est
ainsi cardinal de l'Eglise Episcopalienne soudanaise.
Puisse Hassan al-Tourabi être donc sincère lorsqu'il affirme :
" Nous sommes en faveur de la renaissance de la libre-pensée,
modérée et tolérante à l'égard de toutes les
confessions. Nous prônons un modèle économique
libéral et social. "
2. Une situation contrastée
S'il est
vrai que les lois islamiques établies en septembre 1983 constituent un
des foyers de tension entre le gouvernement et la rébellion sudiste, il
faut toutefois préciser qu'elles ne sont pas la cause directe de la
reprise de la guerre civile puisque cette dernière a
éclaté en mai 1983, soit cinq mois avant l'établissement
des lois islamiques. En outre, Gérard Prunier
25(
*
)
observe que ces lois ont
été "
conçues pour couper l'herbe sous le pied des
mouvements islamiques au Soudan
", et relève le
"
caractère laïquement autoritaire (répression des
délits d'opinion, des droits syndicaux, etc.) et fort peu canonique de
textes qui seront d'ailleurs utilisés contre les Frères musulmans
eux-mêmes dans les derniers jours du régime
".
En outre, il convient de noter que la loi islamique n'est pas appliquée
au Sud où vivent également de nombreux Musulmans. En effet, si le
système fédéral adopté par le Soudan à
l'issue de la Conférence du dialogue national sur la paix qui s'est
tenue du 9 septembre au 21 octobre 1989, impose la sharia comme source de leur
législation aux états majoritairement peuplés de
Musulmans, il laisse aux états à majorité
chrétienne ou animiste le choix de leur source de législation.
Le nonce apostolique de Khartoum, Monseigneur Marco Dino Brogi, que la
délégation sénatoriale a rencontré, reconnaît
lui-même que les Chrétiens sont protégés et que
leurs droits sont garantis. Il observe par ailleurs que le discours faisant du
régime de Khartoum un Etat oppresseur est exagéré et que
si l'arrestation de l'archevêque de Khartoum au mois de mai 1998
était une erreur politique deux jours avant la conférence de paix
de Nairobi, elle s'est avérée de très courte durée
et dénuée de tout lien avec la fonction religieuse de
l'archevêque.
Enfin, les Chrétiens disposent d'écoles privées et les
enfants chrétiens qui sont dans les écoles publiques sont
dispensés des cours d'éducation islamique. Le gouvernement
s'engage à leur fournir des enseignants pour assurer leur
éducation chrétienne. Un programme religieux est assuré
chaque dimanche (jour ouvrable au Soudan) dans les médias publics pour
les Chrétiens qui sont autorisés à s'absenter pour prier.
Les fêtes religieuses chrétiennes sont des jours
fériés.
Il faut toutefois regretter un certain nombre de pratiques et d'obstructions
qui rendent difficile la pratique de la religion chrétienne et
maintiennent la communauté non-musulmane du Soudan dans une position
d'infériorité par rapport aux musulmans. Ainsi, en dépit
des dénégations des autorités soudanaises, il semble que
les lieux de culte chrétiens
26(
*
)
figurent plus facilement que les lieux
de culte musulmans sur les sites destinés à être
détruits en vertu de la planification urbaine. Par ailleurs, bien que
les autorités centrales de l'Etat accordent parfois l'autorisation de
construire des Eglises et de nouveaux lieux de culte, il semble que les
instructions ne soient pas respectées par les autorités
subalternes, à tel point que l'Eglise ne demande plus de permis de
construction.
Par ailleurs, les relations entre les Chrétiens et le régime de
Khartoum sont empreintes d'une grande méfiance. La population vit en
particulier dans la crainte des forces de sécurité qui ne
semblent pas totalement contrôlées par le gouvernement. Il semble
enfin qu'il y ait un phénomène d'insubordination chronique de la
part des autorités locales.