(Extraits de " L’abolition ")
" J’avais refusé de recourir à la procédure d’urgence. Il aurait été paradoxal de l’invoquer, s’agissant d’un débat qui durait depuis deux siècles. Mais, si le Sénat rejetait le texte ou l’amendait, il faudrait recourir à la navette et, faute d’accord entre les deux Assemblées, imposer, en dernière lecture, la volonté de la majorité des députés. Cette éventualité me déplaisait, car elle donnerait à l’abolition le caractère d’une loi votée à l’arraché.
(…) Au sein de la docte Commission des lois du Sénat, les affrontements se succédaient. (…) En bref, à la veille du débat au Sénat, tout n’était que confusion, hormis la conviction générale que le texte serait rejeté. Comment ? Sous quelle forme ? " A quelle sauce la peine de mort sera-t-elle mangée au Sénat " interrogeait Libération.
(…) Plus que dans les discours qui se succédaient à la tribune, je percevais, lors des suspensions de séance, une animation singulière dans les couloirs et les salons velours et or du Sénat. De petits groupes animés se formaient, se défaisaient, des conciliabules se tenaient dans les embrasures. La buvette, haut lieu de la tradition républicaine, bruissait de rumeurs. De singulières affinités réunissaient des adversaires politiques qui partageaient les mêmes convictions sur l’abolition. La liberté de vote étant assurée, je voyais renaître en ces heures la République
parlementaire de jadis, avec ses jeux et ses délices. (…) Pour que la passion règne au Parlement, encore faut-il que le résultat soit incertain, et l’enjeu important. Ces deux conditions étaient réunies ce jour-là lors du débat sur l’abolition au Sénat.
(…) A la reprise des débats, le mercredi matin, la partie se joua. (…) Chacun savait que si l’amendement d’Edgar Faure [maintien de la peine de mort uniquement pour les crimes les plus odieux] était rejeté, la voie était ouverte à l’abolition. Le moment était décisif. Le groupe socialiste demanda un scrutin public. L’effervescence régnait dans les couloirs et la salle des pas perdus tandis que le scrutin se déroulait à la tribune. Enfin, le président de séance, Robert Laucournet, donna le résultat : l’amendement était rejeté par 172 voix contre 115. Les applaudissements éclatèrent, y compris dans les travées de droite. L’article premier – La peine de mort est abolie – fut adopté aussitôt par un scrutin public à la majorité de 160 voix contre 126. Les applaudissements reprirent de plus belle. Dès lors, la partie était jouée. Tous les amendements déposés par les adversaires de l’abolition furent retirés. C’est par un simple vote à main levée que la loi fut définitivement adoptée. Il n’y aurait pas de navette, pas de seconde lecture.
Je regardai l’horloge : il était douze heures et cinquante minutes, ce 30 septembre 1981. Le vœu de Victor Hugo – " l’abolition pure, simple et définitive de la peine de mort " - était réalisé. La victoire était complète. "
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