Mercredi 19 juin 2024

- Présidence de Mme Marie-Pierre Monier, présidente -

La réunion est ouverte à 11 heures.

Audition de M. Jean-Philippe Lefèvre (en visioconférence), président de la Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture (FNCC)

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Nous sommes réunis probablement pour la dernière audition menée par notre mission d'information relative aux architectes des bâtiments de France (ABF), laquelle a été actée par le Sénat à la demande du groupe Les Indépendants - République et Territoires, qui a désigné Pierre-Jean Verzelen comme rapporteur.

Le déroulé de notre mission d'information se trouve perturbé par l'annonce de la dissolution de l'Assemblée nationale, qui oblige une grande partie d'entre nous à être plus présents dans nos territoires. Il nous a cependant paru, avec le rapporteur, très important de réserver une suite favorable à la demande d'audition de la Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture (FNCC), représentée ce jour par son président, Jean-Philippe Lefèvre, présent avec nous en visioconférence, et qui est également vice-président chargé de l'action culturelle de la communauté d'agglomération du Grand Dole, très engagé dans la préservation du patrimoine dans les territoires.

La FNCC, qui regroupe plus de 450 collectivités de toute nature - communes et établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), départements, régions -, défend la profession d'ABF, garante de la préservation du patrimoine. Elle souhaite - nous sommes là au coeur du sujet - une amélioration du dialogue avec les élus locaux afin d'éviter les conflits récurrents qui peuvent les opposer et de progresser, notamment, sur la question de la rénovation thermique.

M. Jean-Philippe Lefèvre, président de la Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture. - La FNCC, à la différence de beaucoup d'autres associations patrimoniales, est le syndicat professionnel des élus à la culture qui sont en fonctions. Pendant longtemps, on a cru que la fédération s'était spécialisée dans le spectacle vivant. Or, en tant qu'adjoints à la culture, nous avons un regard global. Il est vrai que l'on ne nous attendait pas sur ce sujet, dont nous nous sommes emparés voilà presque trois ans.

En effet, en 2020, à l'issue d'un renouvellement important des élus à la culture, nombre de nos nouveaux collègues se sont particulièrement intéressés à la transition environnementale, écologique, énergétique, en particulier eu égard à tous les équipements culturels situés dans les hypercentres-villes, auxquels s'appliquent les règles du code du patrimoine et du code de l'urbanisme. Anne Mistler, adjointe aux arts et cultures de la ville de Strasbourg, a pris position sur ce sujet car sa ville révisait le plan de sauvegarde et de mise en valeur (PSMV) ; j'en ai fait de même, à Dole, à l'occasion de la rénovation d'un théâtre à l'italienne. Les ABF ne peuvent pas être déconnectés des conservateurs des monuments historiques, qui interviennent dans les secteurs sauvegardés, pour les monuments classés et inscrits. La question est celle de la globalité d'un territoire, avec deux niveaux d'intervention.

Notre réflexion est celle d'élus de terrain, et non de professionnels. Il n'y a pas d'égalité sur le territoire, c'est un fait. Lorsqu'un ABF arrive dans un département, les élus se téléphonent ; cela donne lieu à des interprétations et à des interrogations sur sa capacité de discernement, d'adaptation aux territoires et à diverses situations.

Si je devais résumer la position de la FNCC, je dirais que nous sommes des décentralisateurs, adeptes du binôme décentralisation-déconcentration. Le concours d'architecte et urbaniste de l'État n'attire plus. Cette année, le nombre de postes au concours était plus élevé que celui des candidats. Comme je l'ai dit au président de Sites & Cités remarquables de France, Martin Malvy, lors du congrès national de ce réseau qui s'est déroulé à Angers les 13 et 14 juin derniers, lorsque certaines associations demandent qu'il y ait davantage d'ABF dans leur département, il convient d'examiner le vivier de ces professionnels ; or celui-ci est en train de s'assécher. Peut-être faudrait-il inverser la proposition, en conférant au maire et à ses services la décision initiale pour ce qui concerne les sites remarquables, et ne faire appel aux ABF qu'en second lieu, en cas de besoin. Ce serait de meilleure politique. Après tout, il n'y a plus de maires bétonneurs, comme dans les années 1960.

Nous souhaitons qu'il y ait sur le territoire non pas des centres vides, mais des centres-villes. Or de petits propriétaires bailleurs sont confrontés à des préconisations si coûteuses, alors même qu'ils louent leur bien à prix bas, qu'ils ne font pas de travaux. On le mesure dans toutes les villes moyennes et les petites communes, où les centres-villes anciens connaissent une très forte paupérisation et où la valeur du bâti s'effondre.

Il convient donc d'adapter ces préconisations. Le Sénat et des associations comme la nôtre ont commencé à faire bouger les choses, pour ce qui concerne notamment les panneaux photovoltaïques, les matériaux utilisés, les questions d'esthétique. Nous avons longtemps cru que nous étions dans une période de transition ; aujourd'hui, il y a urgence à agir !

M. Pierre-Jean Verzelen, rapporteur. - Vous avez évoqué une possible intervention de l'ABF à la suite d'une décision du maire qu'il jugerait mauvaise. Quel schéma faudrait-il adopter, selon vous ?

Les villes regroupées au sein de la FNCC ont-elles mis en place des périmètres délimités des abords (PDA) ? Si tel est le cas, quels en sont les avantages et les inconvénients ?

Quel rôle les conseils d'architecture, d'urbanisme et de l'environnement (CAUE) peuvent-ils jouer ?

M. Jean-Philippe Lefèvre. - De nombreux élus ne savent pas à quoi servent les CAUE, voire n'en connaissent même pas l'existence. Souvent, ceux-ci sont mieux connus des élus ruraux que de ceux des villes moyennes et grandes. Ces conseils ont besoin d'un plan de communication, car aujourd'hui les élus ne s'adressent pas à eux spontanément.

Il est une structure que nous devons muscler sur tous nos territoires : la sous-préfecture, qui est sous-utilisée. C'est au sous-préfet que les maires ruraux téléphonent en premier lieu, car le corps préfectoral a encore une capacité de discernement. Cela étant, dans la mesure où nous n'avons pas pris position au sein du conseil d'administration de la FNCC, il ne s'agit que de mon sentiment.

Pour ce qui concerne le schéma d'intervention de l'ABF, il faut laisser au maire le soin de donner son accord à une demande d'autorisation d'urbanisme, et donner à l'ABF la possibilité de contester cette décision : c'est le schéma traditionnel de la décentralisation.

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Pouvez-vous nous donner des exemples de mise en place des périmètres délimités des abords ?

M. Jean-Philippe Lefèvre. - Non, je n'ai pas d'exemples à citer, mais nous pouvons envoyer un courrier à tous nos adhérents et vous faire un retour très rapide.

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Je voulais rebondir sur la mise en place du schéma d'intervention que vous proposez. Pour donner un avis, qui ne sera pas toujours concordant avec le souhait du pétitionnaire, l'ABF intervenant a posteriori devra tout de même passer du temps sur le dossier. Où est le gain de temps ?

Par ailleurs, les ABF sont des professionnels indépendants qui veillent au respect des règles applicables aux secteurs protégés. Quant aux services d'urbanisme, communaux ou intercommunaux, ils sont souvent pris en charge en zone rurale par les EPCI. Il y a donc, d'une part, le cadre rigide de la préservation du patrimoine - il faut ainsi réfléchir à une transition énergétique qui respecte le bâti ancien - et, d'autre part, la politique que les élus souhaitent mener. Or les architectes des bâtiments de France sont peu nombreux : 189 ABF doivent traiter 500 000 dossiers par an, soit 13 dossiers par jour. Encore une fois, en quoi leur intervention a posteriori peut-elle alléger leur tâche ?

M. Jean-Philippe Lefèvre. - Je fais confiance aux maires : ils ne font pas des choix esthétiques délirants ! Par ailleurs, nous ne disposons pas des moyens de la police de l'urbanisme... Au vu de la quantité de travaux réalisés sans dépôt de demande préalable, on peut se demander si nous sommes dans une situation équilibrée - pour autant, elle ne fonctionne pas - ou si nous devons considérer la réalité telle qu'elle est : les gens font des travaux, souvent mal. Je vous renvoie à votre responsabilité de législateurs...

Les ABF devraient pouvoir faire davantage de pas de côté. Nous révisons actuellement le PSMV de Dole ; le nombre de fois où l'on m'explique que telle ou telle décision ne passera jamais au sein de la Commission nationale du patrimoine et de l'architecture (CNPA) est incroyable ! Par exemple, même des huisseries qui ne sont pas visibles par le public doivent être en bois... C'est un combat acharné. La situation est la suivante : soit les propriétaires font des travaux sans les déclarer, soit ils n'en font pas, ce qui entraîne une paupérisation des centres-villes.

M. Pierre-Jean Verzelen, rapporteur. - Quel devrait être, en définitive, le rôle de l'ABF ? Comment serait-il saisi et comment pourrait-il intervenir ?

M. Jean-Philippe Lefèvre. - De la même façon que le Parquet fait appel après s'être saisi d'un dossier, qu'il connaît.

M. Pierre-Jean Verzelen, rapporteur. - Pour un projet situé dans une zone classée, comment les choses se dérouleront-elles ? On déposera un permis de construire à la mairie, et puis... ?

M. Jean-Philippe Lefèvre. - La mairie instruira le dossier - cela se passe déjà ainsi -, puis le maire donnera son accord, évidemment sans s'opposer à l'avis de ses services ; en effet, les maires ne sont pas fous et ont une vision de leur commune. L'ABF interviendra ensuite, s'il estime que la décision du maire est maladroite.

M. Pierre-Jean Verzelen, rapporteur. - L'ABF examine donc tous les dossiers.

M. Jean-Philippe Lefèvre. - Tout à fait.

Le président Malvy a fait une proposition intéressante lors du congrès d'Angers, la semaine dernière : un chargé de mission partagé. Puisque nous commençons à manquer d'ABF, qui donnent souvent mandat à des architectes libéraux disposant d'un agrément, une tierce personne pourrait être missionnée par les deux parties - l'État et la collectivité - pour instruire des dossiers, être décisionnaire, ou tout au moins rédiger des décisions qu'elle transmettrait à l'autorité signataire.

Mme Sabine Drexler. - À mon sens, tout ce qui peut être fait en amont pour épargner les ABF doit l'être.

La proposition de M. Malvy d'avoir une tierce personne, un intermédiaire, pour accompagner les maires dans l'instruction des dossiers est intéressante. Il est parfois difficile pour un maire de décider seul ; dans les petites communes, compte tenu de la grande proximité avec les habitants, il n'est pas toujours simple de dire non.

À votre avis, les maires disposent-ils d'un cadre suffisant auquel se référer lorsqu'ils sont sollicités ?

M. Jean-Philippe Lefèvre. - Non. Les documents d'urbanisme sont extrêmement lourds. J'ai moi-même passé au moins deux mois et demi à décortiquer le PSMV de Dole, que j'étais pourtant censé bien connaître, puisque je l'avais signé en 1992. Et, dans une ville moyenne, j'ai la chance d'avoir des services extrêmement nombreux.

Je pense, comme vous, que les maires ruraux sont probablement en grande difficulté. Cela a été souligné, le rôle des EPCI en la matière est fondamental. Il faut, me semble-t-il, renforcer leurs services. C'est peut-être également là qu'interviendraient les CAUE, en relation avec les EPCI du monde rural.

M. Vincent Éblé. - Ma collègue Sabine Drexler a souligné à juste titre la difficulté politique pour certains maires de refuser des dossiers du fait de la proximité humaine avec les demandeurs au sein de la commune. De ce point de vue, l'intervention d'un regard extérieur nous semble évidemment précieuse.

Mais un autre argument me paraît plaider dans un sens distinct du vôtre. L'ABF a une capacité d'expertise technique. Il a suivi des études spécialisées, notamment à l'École de Chaillot, dans le domaine spécifique du patrimoine. Les responsables du syndicat de l'architecture, que nous avons auditionnés voilà quelques semaines, nous ont spontanément indiqué que les architectes n'avaient pas la même expertise que leurs collègues ABF et qu'ils en respectaient totalement les prescriptions.

Vous avez évoqué la capacité du maire à apprécier la qualité esthétique d'un projet. Mais la question ne se pose pas uniquement en termes d'esthétique ; il y a aussi des éléments scientifiques et de connaissance du patrimoine, qui diffèrent forcément selon les territoires et les matériaux utilisés, à prendre en compte. Chacun le comprendra, il ne peut pas y avoir de prescriptions qui seraient générales et nationales. Il y a besoin de cette expertise, et pas seulement, comme vous le suggérez, dans le cadre d'un appel pour bloquer une intention ; nous le savons bien, plus l'intention perdure dans le temps, plus le contentieux est difficile à résoudre.

M. Jean-Philippe Lefèvre. - Je ne suis pas étonné de votre position, d'autant que les propositions de loi et les votes du Sénat tendent de manière récurrente à conforter le rôle des ABF. D'ailleurs, je peux le comprendre.

En l'occurrence, je vous rejoins sur l'expertise technique et la grande compétence des ABF. Au demeurant, ces derniers ne nous posent pas de problème en soi.

Simplement, je pense que nous sommes entrés dans une nouvelle phase. Nous ne sommes pas en transition écologique ; nous sommes en transformation écologique. Nous ne sommes pas en interrogation énergétique ; nous sommes en crise énergétique.

Ce qu'un élu local voit, c'est que des personnes n'arrivent pas à se loger et que d'autres ne peuvent plus payer le chauffage parce qu'elles sont dans des passoires énergétiques où les coûts d'adaptation et d'isolation, compte tenu d'un certain nombre de préconisations, sont trop élevés pour le propriétaire bailleur. Or nous avons parfois le sentiment que cette urgence n'est pas prise en compte, ou pas suffisamment.

Je trouve intéressantes certaines des évolutions qui sont apparues depuis un an ou deux, invitant notamment les ABF à des réflexions un peu différentes.

Notre interrogation a commencé avec la crise énergétique. Ce n'est peut-être pas forcément là que l'on attendait les élus à la culture, mais, avant d'être des élus à la culture, nous sommes d'abord des élus.

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Sans l'expertise que Vincent Éblé a évoquée, il risque d'y avoir beaucoup plus de contentieux contre les projets qui auront été validés. Vous le savez, aujourd'hui, on demande aux élus d'avoir une compétence dans un nombre incalculable de domaines. Faire disparaître cette expertise, c'est aussi les exposer, par exemple si une association de protection du patrimoine estime que telle ou telle décision ne correspond pas à ce qui est autorisé.

M. Jean-Philippe Lefèvre. - Voilà qui nous renvoie à ce fameux débat : « Est-ce l'ABF qui protège le maire ? » Pour ma part, je pense qu'être élu, c'est prendre les décisions.

Les directions régionales des affaires culturelles (Drac) avec lesquelles j'ai discuté m'ont indiqué que, sur les PSMV, il y avait très peu de contentieux. Cela tient souvent, il est vrai, au crédit qui est accordé à la parole de l'ABF.

À titre d'exemple, dans ma commune, une ville plutôt du XVIe siècle, il fallait, selon une certaine légende urbaine, retirer les volets en bois. Or nous savons bien aujourd'hui que ces volets sont la meilleure garantie thermique dans un appartement. J'ai donc consulté très en détail le règlement du secteur sauvegardé : il n'est écrit nulle part qu'il faut enlever les volets en bois ; il est seulement indiqué que c'est « souhaitable ». Vous le voyez, quand une parole tombe, il y a peu de contentieux...

Même si les gens sont - je vous rejoins sur ce point - capables de tous les contentieux, ils ont encore un peu de mal à attaquer la collectivité publique. Ils savent bien que le passage par le tribunal administratif risque de retarder leur entrée dans leur appartement ou leur maison.

Mme Marie-Pierre Monier, présidente. - Nous vous remercions de vos réponses. Si vous souhaitez porter d'autres éléments à notre connaissance, vous avez la possibilité de nous les transmettre par écrit.

La réunion est close à 11 h 40.