- Mardi 26 octobre 2021
- Projet de loi en faveur de l'activité professionnelle indépendante - Examen des amendements de séance sur les articles délégués au fond
- Proposition de nomination aux fonctions de président du directoire de la Compagnie nationale du Rhône en application de la loi organique n° 2010-837 et de la loi n° 2010-838 du 23 juillet 2010, relatives à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution - Désignation d'un rapporteur
- Mercredi 27 octobre 2021
- Jeudi 28 octobre 2021
Mardi 26 octobre 2021
- Présidence de Mme Dominique Estrosi Sassone, vice-présidente -
La réunion est ouverte à 14 h 30.
Projet de loi en faveur de l'activité professionnelle indépendante - Examen des amendements de séance sur les articles délégués au fond
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Mes chers collègues, je vous prie d'excuser la présidente Sophie Primas, retenue dans son département en ce début d'après-midi. Nous allons examiner les amendements de séance déposés sur les articles 7 et 12, délégués au fond à notre commission, du projet de loi en faveur de l'activité professionnelle indépendante.
Article 7
La commission émet un avis défavorable aux amendements identiques 21 et 22 rectifié bis, ainsi que sur l'amendement 49.
Après l'article 7
La commission émet un avis favorable aux amendements identiques 38 rectifié ter et 39 rectifié ter.
Mme Florence Blatrix Contat. - Nous avons déposé une série d'amendements sur l'article 12, le premier d'entre eux proposant sa suppression. Cet article est presque un cavalier législatif, étant donné que la question de la convention collective des chambres de commerce et d'industrie (CCI) n'est pas l'objet de ce texte.
J'ai auditionné les syndicats des CCI : il n'est pas sûr qu'en organisant des élections avant la prochaine convention collective, la situation de blocage serait pour autant levée.
Je pense qu'il conviendrait d'aller vers une médiation pour essayer d'aboutir à un accord. J'ai déposé d'autres amendements sur ce même article afin de rétablir la présence de l'État dans les commissions, lequel pourrait enfin jouer un rôle de médiateur.
Je ne suis pas sûre que les dispositions introduites dans cet article suffisent en l'état à débloquer la situation.
M. Serge Babary, rapporteur. - En supprimant l'article 12, on maintiendrait le statu quo actuel, qui ne permet pas de régler le problème des nouveaux salariés sous droit privé : ils sont maintenant 3 000 depuis la loi Pacte et ne disposent pas de convention collective.
La convention collective n'est pas signée par les représentants syndicaux actuels qui sont en place depuis 2017 et peuvent continuer de siéger, puisque la loi Pacte n'indiquait pas de limite à la discussion sur la convention collective, ni même ce qui se passerait en l'absence d'accord.
Une solution de sortie est proposée dans le nouveau texte ; je suis donc défavorable à la suppression de l'article.
Mme Florence Blatrix Contat. - Je souhaite préciser qu'ils sont au moins 4 500, d'après les informations que j'ai recueillies lors de mes auditions.
La commission émet un avis défavorable aux amendements identiques 8, 24 rectifié et 26.
Mme Florence Blatrix Contat. - Il nous semble important que l'État puisse être représenté et jouer un rôle de médiateur, c'est le sens de l'amendement 9.
La commission émet un avis défavorable à l'amendement 9.
Mme Florence Blatrix Contat. - La notion de réseau de CCI est importante. Certaines CCI externalisent en effet du personnel dans des satellites, qui ne seront pas soumis à la convention collective. Il y a certes dans ces satellites des activités dépourvues de lien direct avec les CCI, à l'instar des aéroports. Pour une bonne part, ces satellites correspondent toutefois aux compétences des CCI. Nous regrettons cette sortie d'un certain nombre de salariés du dispositif de la convention collective.
La commission émet un avis défavorable aux amendements 10 et 11.
Mme Florence Blatrix Contat. - En cas d'échec des négociations, la convention collective applicable serait la convention Syntec qui comprend toutes les activités d'appui, d'accompagnement et de conseil auprès des entreprises.
Cette mesure interpelle, car elle fait porter la responsabilité de l'issue des négociations sur les seules organisations syndicales.
Par ailleurs, le recours à la convention Syntec n'est pas adapté car cela ne permet pas de couvrir tous les personnels et notamment ceux qui assurent l'important volet « formation et enseignement » des prestations délivrées par les CCI.
M. Serge Babary, rapporteur. - Il s'agit simplement de prévoir une corde de rappel, un filet de sécurité, au cas où le blocage actuel persisterait et qu'un tiers des effectifs du réseau continuait à n'être couvert par aucune convention collective. Il s'agit donc bien plutôt d'une mesure de protection bienvenue.
La commission émet un avis défavorable aux amendements 12 et 13.
Mme Florence Blatrix Contat. - L'objectif est de maintenir le statut public, en indiquant bien que sur certains éléments c'est la convention collective du statut privé qui pourra faire évoluer le statut public. Il semble important de conserver la commission paritaire nationale, qui a la capacité de négocier les évolutions du statut administratif. C'est ce que prévoit l'amendement 14.
M. Serge Babary, rapporteur. - La commission paritaire nationale est maintenue, puisqu'elle figure dans le texte de la loi de 1952 qui n'est pas abrogée. Les syndicats qui sont parties prenantes à la convention collective pourraient prendre des décisions en vue de modifier cette structure. Il convient de faire confiance aux nouvelles instances qui vont se mettre en place.
La commission émet un avis défavorable à l'amendement 14.
Les avis de la commission sur les amendements de séance sont repris dans le tableau ci-après :
Proposition de nomination aux fonctions de président du directoire de la Compagnie nationale du Rhône en application de la loi organique n° 2010-837 et de la loi n° 2010-838 du 23 juillet 2010, relatives à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution - Désignation d'un rapporteur
Mme Dominique Estrosi Sassone, présidente. - Par courrier en date du 19 octobre dernier, M. le Premier ministre a fait connaître à M. le Président du Sénat le souhait de M. le Président de la République de nommer Mme Laurence Borie-Bancel à la présidence du directoire de la Compagnie nationale du Rhône.
Cette décision est soumise à l'avis préalable des commissions des affaires économiques des deux assemblées. Nous entendrons Mme Borie-Bancel la semaine prochaine, mercredi 3 novembre à 9 h 30. Je vous rappelle qu'en application de l'article 3 de la loi organique n° 2010-837 du 23 juillet 2010 relative à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution, les délégations de vote ne seront pas autorisées.
La candidate sera auditionnée le même jour, mercredi 3 novembre à 15 heures à l'Assemblée nationale, avant que nous ne procédions au dépouillement simultané du scrutin.
En application du paragraphe 2 de l'article 19 bis du Règlement du Sénat, tel qu'il résulte des modifications adoptées en juillet dernier par notre assemblée, « lorsqu'elle est consultée selon la procédure prévue au dernier alinéa de l'article 13 de la Constitution, la commission désigne un rapporteur chargé de préparer l'audition ».
Il vous est donc proposé de mettre en oeuvre cette disposition nouvelle et de désigner notre collègue M. Daniel Gremillet comme rapporteur pour cette audition article 13.
La commission désigne M. Daniel Gremillet rapporteur sur la proposition de nomination aux fonctions de président du directoire de la Compagnie nationale du Rhône en application de la loi organique n° 2010-837 et de la loi n° 2010-838 du 23 juillet 2010, relatives à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution.
La réunion est close à 14 h 50.
Mercredi 27 octobre 2021
- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Audition de M. Bernard Bigot, directeur général d'ITER Organization
Mme Sophie Primas, présidente. - Mes chers collègues, nous avons le plaisir d'accueillir aujourd'hui M. Bernard Bigot, directeur général d'ITER Organization.
ITER signifie « voie » en latin, mais c'est aussi l'acronyme anglais de « Réacteur thermonucléaire expérimental international ».
Issu d'un accord envisagé dès 1985 et formalisé en 2006, le projet ITER est porté par une coopération de 35 pays membres et un budget de 20 milliards (Mds) d'euros. Il vise à construire un tokamak, c'est-à-dire un réacteur expérimental fonctionnant à partir de la fusion nucléaire.
Nos réacteurs nucléaires actuels produisent de l'énergie en utilisant le principe de la fission. Le projet ITER pourrait permettre de produire de l'énergie en mobilisant le principe de la fusion, c'est-à-dire en rapprochant deux molécules d'hydrogène. Il s'agit, ni plus ni moins, que de reproduire sur Terre la production d'énergie du Soleil et des étoiles. J'ai eu la chance de visiter le site avec notre collègue Daniel Gremillet. C'est tout à fait impressionnant. Je propose aux membres de notre commission de le visiter au début de l'année prochaine.
La fusion présente un grand intérêt par rapport à la fission. Toutefois, le projet ITER n'en est qu'à ses débuts. La phase de construction a commencé en 2010 et celle d'assemblage en 2020. À terme, la réalisation d'un premier plasma est attendue pour 2025 et celle d'une première fusion pour 2035.
Le projet n'a pas vocation à produire de l'électricité mais à démontrer la viabilité de la fusion, en dépassant un seuil qualifié « d'ignition », c'est-à-dire celui où l'énergie produite est supérieure à celle consommée.
Pour en savoir davantage sur ce projet, je souhaiterais, monsieur le directeur général, vous poser trois séries de questions.
En premier lieu, pourriez-vous nous présenter les objectifs, les coûts, les retombées, les parties prenantes mais aussi les technologies de ce formidable projet ? Qu'en est-il de son état d'avancement ? La crise de la covid-19 a-t-elle eu une incidence sur celui-ci ? Quel chemin nous sépare encore de la réalisation du premier plasma ou de la première fusion ? Anticipez-vous des difficultés sur ce chemin, économiques, scientifiques, voire diplomatiques, ce projet étant international ?
En second lieu, pourriez-vous nous rappeler l'intérêt de la fusion par rapport à la fission ? Quels en seraient les bénéfices économiques, sociaux ou environnementaux ? En quoi le projet ITER se différencie-t-il d'expériences précédentes ou distinctes de la fusion ? Je pense notamment à celle du tokamak du Joint European Torus (JET), au Royaume-Uni, en 1997, ou à celle du laser du National Ignition Facility (NIF), aux États-Unis, cet été.
Enfin, pourriez-vous préciser les applications envisageables du projet ITER ? Pouvons-nous imaginer une production d'électricité - quasi infinie - à partir de la fusion ? Si oui, à quel horizon et à quel coût ? Quelles applications sont possibles en dehors de l'énergie ?
Je vous propose de répondre à ces premières séries de questions.
Je passerai ensuite la parole à Daniel Gremillet, président du groupe d'études « Énergie », puis à nos autres collègues.
Je vous remercie.
M. Bernard Bigot, directeur général d'ITER Organization. - Madame la présidente, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, le site d'ITER se situe à côté de Saint-Paul-lès-Durance, en Provence, à côté du centre du Commissariat général à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) de Cadarache.
C'est un site d'environ un kilomètre de long, sur 500 mètres de large, qui représente 50 hectares, sur lesquels nous avons construit le tokamak et tous les systèmes auxiliaires.
C'est un projet de recherche qui a une ambition stratégique : contribuer à l'approvisionnement énergétique de la planète à des échelles de temps qui sont de l'ordre du million d'années, si ce n'est plus, dans des conditions durables, sans impact sur le climat ni sur l'environnement.
Vous le savez, la consommation d'énergie mondiale a été multipliée par seize au cours du XXe siècle, du fait de la croissance de population et du niveau de vie. Entre 1965 et 2019, l'augmentation de la consommation a été multipliée par quatre du fait de l'usage massif des énergies fossiles.
Nous le savons tous, la consommation d'énergie fossile est aujourd'hui si intense que nous sommes en train de relâcher le dioxyde de carbone capturé dans le sous-sol à des échelles de la centaine de millions d'années, lorsque les hydrocarbures ont été créés par enfouissement dans les marais de la matière végétale accumulée, qui s'est décomposée.
Le dernier rapport du Groupement d'experts intergouvernemental sur le climat (GIEC) souligne les lourdes conséquences d'un réchauffement de plus de 1,5 degré, pratiquement le niveau où nous sommes arrivés aujourd'hui, s'il continue d'augmenter au rythme actuel.
Il faudrait diminuer ce réchauffement de 45 % au cours des dix prochaines années par rapport à 2010 et de 100 % dans les vingt prochaines années. Aujourd'hui, le vecteur majeur d'utilisation de l'énergie dans des cités fortement urbanisées, y compris pour des besoins de communication, c'est l'électricité.
Liée à l'augmentation de la population mondiale et à l'évolution des besoins, la consommation d'électricité est en croissance continue, et l'on prévoit qu'elle soit encore de l'ordre de plus de 80 % d'ici 2040, avec des pays très concernés par ces besoins.
Entre 2019 et 2020, selon les estimations de la société British Petroleum (BP), l'on a réduit d'environ 5 % la consommation totale d'énergie primaire, mais de moins de 1 % la consommation d'électricité. La demande d'électricité ne peut que croître, et il nous faut trouver des moyens de l'augmenter.
En 2020, le solaire et l'éolien ont représenté moins de 20 % de la production, sans perspective d'augmentation linéaire de cette ressource.
Quant à l'hydraulique, peu de gens savent qu'on ne peut remplir un bassin plus de trois fois dans l'année. C'est là une limite physique.
Aujourd'hui, la France détient le savoir-faire industriel en matière de fission avec les réacteurs thermiques. Les réacteurs - de quatrième génération - à neutrons rapides (RNR) pourront multiplier par cinquante au moins l'usage de l'uranium naturel. Il est aussi question des petits réacteurs modulaires (SMR). Je pense que nous avons là une chance unique et qu'il ne faut pas l'abandonner avant que nous ayons la démonstration d'une alternative.
Malheureusement, c'est une technologie extrêmement exigeante sur le plan de la sûreté, de la conception et aussi du contexte politique. Quand vous vous engagez dans la construction d'une centrale nucléaire, vous prenez un engagement pour cent ans, entre son fonctionnement -cinquante à soixante ans -, son démantèlement et la gestion des déchets. Il faut donc un contexte politique stable.
Ce n'est pas une capacité de réponse à long terme aux besoins de l'humanité, quelles que soient les perspectives nouvelles. Une fois par semaine, je reçois du monde entier une demande d'analyse d'un nouveau projet du réacteur de fission. Les gens s'interrogent pour savoir comment faire pour améliorer cette technique, dans l'attente de nouvelles perspectives.
Pour ma part, je pense qu'il faut être réaliste. Quelles sont les options pour une production massive, décarbonée, sans impact sur le climat ni éventuellement l'environnement ? Bien sûr, il existe des énergies renouvelables. Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, l'humanité n'utilisait que l'énergie solaire.
On comptait alors moins d'un milliard d'habitants. Ils étaient répartis sur l'ensemble de la planète, et l'espace était suffisant pour collecter l'énergie dont ils avaient besoin. Cependant, ils devaient utiliser la force humaine. Dans ces conditions, l'espérance de vie était très limitée. Dans les années 1880, l'espérance de vie était en France de 35 ans en moyenne, après la première année de naissance. Il faut aujourd'hui développer les énergies renouvelables.
Les améliorations technologiques en matière d'énergies renouvelables ont été spectaculaires mais connaissent des limites physiques, comme son intermittence et son caractère diffus. Selon moi, la limite physique la plus contraignable reste ce dernier élément. Il faut beaucoup d'espace pour collecter cette énergie, en compétition avec d'autres besoins, sans parler de la connectique. Si vous utilisez beaucoup d'espace, vous avez besoin de beaucoup de connectique. Les éoliennes qui sont à trois kilomètres d'une ligne destinée à collecter l'énergie nécessitent une connexion.
C'est d'après moi une option à développer, mais elle ne peut répondre aux besoins d'une population importante, principalement urbanisée.
La fission présente, quant à elle, un caractère particulier et comporte certaines contraintes, comme la limite de la disponibilité de la matière première. Aujourd'hui, pour produire 10 % de l'électricité, nous disposons d'uranium naturel pour 250 ans. Si on veut en produire 50 %, nous n'avons plus que cinquante ans de réserves.
La réaction des neutrons rapides, pour ce qui est de la France, pourrait permettre de multiplier par cinquante la possibilité d'utiliser le nucléaire de fission, soit plusieurs milliers d'années de consommation avec une matière première dont nous disposons sur notre sol, l'uranium appauvri et le plutonium. C'est une possibilité. Il faut cependant nous en donner les moyens et développer les RNR, de type Astrid ou les SMR.
Le rêve dont ITER est porteur, c'est la fusion de l'hydrogène. C'est ce qui se passe dans le Soleil depuis des milliards d'années. Des astres comme le Soleil sont des immenses bulles d'hydrogène. Le Soleil représente 300 000 fois la masse de la Terre. Il est uniquement constitué d'hydrogène et d'hélium.
Sa masse est telle que, en son coeur, la densité d'hydrogène est cent fois celle du fer. Les noyaux d'hydrogène sont forcés de se rapprocher à des distances subatomiques. Les forces électrostatiques qui empêchaient le rapprochement des noyaux sont remplacées par les forces nucléaires à courte portée. Elles assurent la cohésion des noyaux, les quelque cent noyaux de la table de Mendeleïev.
Les noyaux sont forcés de se coller les uns aux autres et de former un nouveau noyau d'hélium, en libérant une énergie considérable, qui porte la température du coeur du Soleil à 15 millions de degrés.
Heureusement, cette réaction est lente, sans quoi le Soleil aurait déjà disparu. Il a encore assez de combustible pour 5 Mds d'années mais, un jour, il s'éteindra ! On ne peut espérer rassembler 300 000 fois la masse de la Terre sur Terre. Les physiciens ont dû se creuser les méninges et imaginer autre chose.
C'est Jean Perrin, physicien français qui, en 1919, a couché sa réflexion sur une enveloppe à destination de l'Académie des sciences. Grâce à sa culture de physicien nucléaire, il avait constaté qu'il y avait de l'hydrogène et de l'hélium dans le Soleil, et que ceux-ci devaient sans doute provenir de la fusion de l'hydrogène. Il avait réalisé un calcul et estimé, étant donné la masse du Soleil, qu'il y en avait pour 5 000 ans. Il s'était trompé d'un facteur d'un million, mais il avait trouvé l'explication.
Les physiciens ont dès lors réfléchi et ont utilisé non pas les forces gravitationnelles, comme dans le Soleil, mais les forces magnétiques, qui peuvent agir à distance. Ils ont pour ce faire constitué une grande cage magnétique. Lorsqu'une particule électrique se trouve à proximité d'une ligne de champ magnétique, la particule est capturée par la ligne de champ magnétique. Elle s'enroule autour du champ magnétique, comme dans un escalier hélicoïdal, en accélérant continûment.
Si vous faites un vide assez important, la particule peut atteindre de très hautes vitesses. Le vide absolu n'existe pas. Si un autre noyau d'hydrogène rencontre la particule accélérée, les deux entrent en collision et fusionnent avec une haute probabilité. Comme dans le Soleil, ceci produit un noyau d'hélium, qui est expulsé avec cinq fois plus d'énergie, et où le neutron est chargé de vingt fois plus d'énergie.
L'hélium, dont la température est de 150 millions (M) de degrés, soit dix fois la température du coeur du Soleil, va être capturé par la cage magnétique, rester dans le gaz que l'on appelle plasma, lui céder son énergie excessive et le chauffer en maintenant sa température environ à 80 %, suffisamment pour que l'énergie complémentaire que l'on doit ajouter soit faible au regard de l'énergie produite par les neutrons.
Le neutron, quant à lui, n'est pas capturé par la cage magnétique. Il s'échappe du plasma et entre en collision avec la paroi de l'enceinte à vide du récipient. Comme une balle de fusil sur une plaque d'acier, il va être brutalement freiné et va transformer sa vitesse en chaleur. Il suffira alors de collecter la chaleur, chauffer de l'eau, faire de la vapeur, et actionner une turbine. C'est aussi simple que cela !
La fusion d'un gramme d'hydrogène revient à brûler huit tomes de pétrole. L'amplification est supérieure au million. La fusion de l'hydrogène par rapport à sa transformation chimique offre 8 M de fois plus d'énergie.
Songez qu'un réacteur de 1 000 mégawatts (MW) fonctionnant pendant une année entière consommera 350 kilogrammes (kg) d'hydrogène. Le même réacteur qui brûle du gaz, du pétrole ou du charbon représente entre 6 et 10 millions de tonnes. Nous ne relâcherons donc que 350 kg d'hélium dans l'univers, c'est-à-dire rien. Celui-ci va monter rejoindre les autres gaz, près du Soleil.
Ce rêve a mobilisé les hommes. Il présente des atouts incroyables. Il y a assez de ressources pour des millions d'années. C'est une énergie massive, continue, mais aussi modulable dans le temps. On peut arrêter et recommencer à volonté. Ceci est parfaitement complémentaire des énergies renouvelables. Quand le Soleil se couche, quand le vent s'arrête, on démarre. Quand le Soleil est là et qu'il y a assez d'énergie, on arrête.
Par ailleurs, on ne trouve que deux grammes de combustible dans les 1 800 mètres cubes (m3) de la chambre à vide. Il suffit d'une déviation mineure pour que cela s'arrête spontanément. La réaction ne peut s'emballer. Il n'y a donc aucun risque, comme à Tchernobyl ou Fukushima. C'est un atout majeur.
Il n'y a pas d'impact sur l'environnement ni sur le climat. Ce n'est pas transférable sur un champ de bataille. Il n'y a donc pas de risque d'usage militaire.
La matière première est partout. La compétition pour l'énergie cesse donc. Il existe quelques déchets radioactifs, mais en quantité si limitée que, moins d'un siècle plus tard, ils sont revenus au niveau de la radioactivité naturelle.
La contrainte vient de la taille minimale. On peut réaliser la fusion sur une table, mais on consomme beaucoup plus d'énergie qu'on n'en produit. Si je veux produire plus d'énergie que je n'en consomme et atteindre les 150 000 degrés, une taille minimale est nécessaire. Dans l'expérience ITER, le volume du plasma, dans la grande chambre de 1 800 m3, représente 800 m3.
C'est pourquoi, en 1985, le Président Ronald Reagan et le Secrétaire général Mikhaïl Gorbatchev ont demandé aux physiciens de concevoir une machine pour pouvoir le faire. Il a fallu quinze ans pour définir la machine, que ce soit aux États-Unis, en Europe ou au Japon.
Le concept est apparu mature à la fin des années 2000. On a lancé les négociations. Cela a pris cinq ans. Grâce au Président de la République de l'époque, on a dénoué les difficultés et un accord a été signé à l'Élysée pour que les sept partenaires s'engagent pour 42 ans minimum et 52 de plus pour développer le projet, construire la machine, l'exploiter. Aujourd'hui, ce sont 35 pays qui représentent 85 % du produit intérieur brut (PIB) mondial.
Comme toujours en cas de collaborations internationales, il existe un prix à payer. Ces sept partenaires sont tellement convaincus que cette technologie peut être une rupture majeure pour leur pays qu'ils ont voulu préparer leurs champions industriels. Chacun a décidé de fabriquer un petit morceau de composant, et l'organisation ITER a été chargée de les assembler. Ce n'est pas optimal. Le projet industriel consistait à créer une agence et à lui donner des moyens financiers pour qu'elle optimise le projet en fonction du pays le plus capable. C'est le prix qu'il a fallu payer pour définir le tokamak.
Je l'ai dit, la taille est une notion clé. Vous avez évoqué le JET, qui constitue actuellement un record mondial. Le volume du plasma occupe 80 m3. Dans notre cas, il atteindra 800 m3. La puissance de chauffage du JET est de 23 MW. Il collecte 16 MW de puissance de fusion pendant 39 secondes. ITER doublera la puissance de chauffage et récoltera 30 fois plus d'énergie. On pourra avoir des durées de 3 000 secondes et même continûment, avec des rendements éventuellement moindres.
ITER va apporter au minimum dix fois plus d'énergie qu'il ne le fera pour le plasma pour maintenir la température de 150 millions de degrés, en complément du chauffage par l'hélium.
La clé réside dans la fabrication de la cage magnétique. Elle représente 21 mètres de haut, soit un immeuble de sept étages. Elle se compose de 18 bobines verticales de 350 tonnes chacune, six bobines horizontales de 250 à 400 tonnes chacune, pour une dimension maximum de 24 mètres de diamètre. Il faut positionner l'axe magnétique de cette cage par rapport à l'axe géométrique de l'enceinte à vide avec une précision du quart de millimètre. En effet, comme sur un circuit automobile, si on ne relève pas les virages, on va dans le décor ! Vous imaginez le défi.
Nous manipulons des objets familiers dans la construction navale. Madame la présidente, vous avez vu le hall d'assemblage et les portiques de 25 mètres de haut destinés à manipuler des objets pour satisfaire des besoins millimétriques.
Le câble supraconducteur est en céramique, matériau qui casse comme la faïence si on le déforme. Il a fallu le mettre dans des boîtiers. La surface du boîtier doit être inférieure à 0,2 millimètres par rapport à la surface du câble, alors que la bobine mesure plus de vingt mètres de long. Aujourd'hui dix bobines sont fabriquées. Elles ont toutes satisfait à ce besoin. Le génie de l'ingénierie est pour moi fabuleux. Il y a vingt ans, on ne savait pas le faire.
Le besoin en électricité de fusion est de 500 MW pour faire démarrer le plasma, accélérer, porter sa température à environ 50 M de degrés, les chauffages auxiliaires l'amenant ensuite à 150 M de degrés. La dimension du poste électrique de Réseau de transport d'électricité (RTE) équivaut à celle du Stade de France.
On va convertir l'énergie électrique alternative en énergie continue. 70 000 ampères vont traverser les bobines supraconductrices sans consommation d'énergie. C'est le plus grand poste de conversion qui existe. Les bâtiments ont une longueur de 250 mètres.
Le froid sera produit par une usine cryogénique, la plus grande du monde. Elle a été construite pour une large partie par Air Liquide.
Enfin, il existe un poste de refroidissement pour refroidir l'eau avant de la rejeter dans la Durance.
Alors qu'on était sur le chemin de 2025, la Covid-19 nous a malheureusement rattrapés. Avec l'aide du Gouvernement français, le chantier a pu continuer. Nous n'avons jamais arrêté. Par chance, nos partenaires chinois, coréens, japonais ont subi le virus avant nous et nous ont prévenus. À l'époque, la France ne possédait pas de masques. Par solidarité, ils nous en ont envoyé plusieurs centaines de milliers. Nous avons équipé près de 3 000 ouvriers d'un masque. Nous n'avons pas connu une seule contamination, mais la fabrication a été arrêtée. Certains pays ont cessé leur production pendant plusieurs mois. Nous avons pris du retard, environ un an, peut-être un peu plus.
Lors du confinement, nous avons placé le fond du cryostat : 30 mètres de diamètre, 1 250 tonnes, fabriqué en Inde. Il est arrivé en France en morceaux. On l'a soudé et il a été placé sur dix-huit plots, avec une précision de l'ordre du millimètre.
On a ensuite déposé les cylindres supérieurs qui, comme pour une boîte de conserve, ont été ensuite soudés les uns aux autres. Ces cylindres mesurent 30 mètres de diamètre. C'est comme si l'on posait l'un sur l'autre deux cerceaux de 30 mètres de diamètre avec un écart maximum inférieur au demi-centimètre. C'est fait, et rien ne fuit !
On a ensuite positionné les premières bobines horizontales. Le tokamak est en train d'être installé, ainsi que les lignes cryogéniques, avec des kilomètres de câbles, le système de refroidissement, les dispositifs de courant à convertir, les systèmes de puissance réactive.
Par ailleurs, il faut donc compenser l'énergie que l'on prélève. Je ne souhaite pas que tous les téléviseurs s'arrêtent lorsqu'on va prélever 500 MW. On est en train de s'en occuper.
Dans le monde entier, il reste environ 15 % à réaliser. L'Europe produit les bobines horizontales et la chambre à vide.
On a fait en sorte que le mélange d'eau soit le plus possible efficace pour extraire la chaleur. Les soudeurs avaient revêtu des combinaisons afin que la Covid-19 ne nous fasse pas cesser le travail.
La bobine de 24 mètres est en fabrication. C'est fascinant ! Dans le hall d'assemblage, chaque tracteur est doté de 200 roues, chacune possédant un vérin afin de ne pas déformer la bobine de plus d'un millimètre.
Le Japon, la Corée, les États-Unis, la Russie travaillent pour livrer tous les composants avant fin 2023. Nous les assemblerons ensuite.
Nous avons prévu un itinéraire pour leur réception. En Provence, une ou deux fois par mois, les 104 kilomètres qui séparent Fos-sur-Mer d'ITER sont empruntés par un convoi qui avance au pas d'un homme. Il fait dix mètres de large et pèse 900 tonnes. Il est entouré de 140 gendarmes : je n'ai pas envie qu'un composant qui a mis sept ou huit ans à être fabriqué soit renversé par un joyeux fêtard !
Une fois le premier plasma obtenu, je suis confiant : ITER ira au bout. Toutefois, le système de collecte d'énergie, qui est constitué de 448 tuiles et d'un support qui pèse 4,5 tonnes ne sera pas installé avant que son étanchéité n'ait été vérifiée.
Nous offrirons ensuite la machine aux physiciens qui se familiariseront avec elle. On y adjoindra des chauffages auxiliaires, avant que les physiciens n'interviennent à nouveau. Nous la reprendrons une nouvelle fois pour pouvoir recycler le combustible grâce à un système classique, installé à la fin.
En 2035, nous aurons dix fois plus d'énergie qu'il n'en sera consommé. Si nous réussissons, les physiciens exploreront tous les paramètres de fonctionnement de la machine pendant cinq ans et l'optimiseront.
Cinq ans après, j'espère que la démonstration aura été convaincante. On donnera alors la main aux industriels pour qu'ils jouent avec la machine, apprennent à la faire fonctionner, essayer de l'exploiter le plus continûment possible.
En 2045, nous disposerons de tous les éléments pour prendre la décision. Même si la transition énergétique tente d'ici là de réduire les émissions de CO2, elle ne sera pas durable. Elle est en effet artificielle. Il faut donc trouver un nouveau système, et les premiers réacteurs seront alors construits.
La Chine et les États-Unis s'y préparent. J'espère que nous disposerons sur cette planète d'électricité par fusion de l'hydrogène aux alentours de 2055-2060.
Mme Sophie Primas, présidente. - Merci beaucoup, monsieur le directeur général. Vous rendez accessibles des choses extrêmement complexes.
Il existe sur le site un état d'esprit unique au monde. Les jeunes ingénieurs de tous les pays qui travaillent sur ce projet sont sources d'espoir.
M. Daniel Gremillet, rapporteur. - Monsieur le directeur général, votre présentation nous a fait participer à une aventure fabuleuse.
Il est très important pour les élus que nous sommes de comprendre un tel projet, essentiel pour l'avenir de notre planète et les activités humaines.
Madame la présidente, il y a cinq ans, quelques-uns d'entre nous ont eu la chance de visiter le site d'ITER. À l'époque, il n'y avait que du béton. Cela a bien changé ! Il est donc important que nous visitions ce site à nouveau.
ITER représentait au départ12,5 Mds d'euros sur 30 ans, contre 125 Mds d'euros annuels pour la recherche sur les énergies renouvelables. N'est-il pas nécessaire de consacrer aujourd'hui plus de moyens financiers à ce projet ? Pourrait-on alors aller plus vite ? La mobilisation financière peut-elle réduire le temps ?
Au mois d'août dernier, le NIF a annoncé avoir obtenu un rendement d'environ 75 % en utilisant un laser à fusion nucléaire. Il a ainsi affirmé être très proche du seuil « d'ignition », c'est-à-dire celui où l'énergie produite dépasse celle utilisée. Quel est votre point de vue sur cette avancée majeure ? Pouvez-vous nous expliquer la différence entre la fusion inertielle - utilisée par ce laser - et celle, magnétique - utilisée par votre projet -, question à laquelle vous avez déjà en grande partie répondu ? Pouvez-vous nous préciser où en sont les autres projets de laser à fusion nucléaire, tels que le laser Mégajoule développé par le CEA ?
Avez-vous un avis sur les autres projets de recherche ou d'innovation développés dans le domaine du nucléaire ? Je pense aux réacteurs pressurisés européens (EPR), comme celui de Flamanville, aux SMR, annoncés dans le cadre du Plan « France 2030 », ou encore aux RNR, malgré l'abandon du démonstrateur Astrid en 2019.
Plus largement, à l'heure où la France débat de l'évolution de son mix à l'horizon 2050, l'énergie nucléaire vous semble-t-elle une voie d'avenir ? La fission et la fusion vous paraissent-elles complémentaires ? Si les perspectives d'utilisation de la fusion pour la production d'électricité sont très lointaines, est-ce à dire que la fission est indispensable jusqu'en 2050, date à laquelle il nous faudra avoir atteint l'objectif de « neutralité carbone » fixé par la loi « Énergie-Climat » de 2019 ?
Le calendrier que vous venez de présenter offre en effet un certain décalage entre l'aboutissement scientifique et la possibilité donnée aux États et aux industriels de multiplier cet investissement sur la planète.
M. Bernard Bigot. - Je trouve extraordinaire que 35 pays aient accepté un coût de 20 Mds d'euros - contre 12,5 Mds initialement prévus en 2007 - pour construire cette installation.
Un peu plus d'argent permettrait-il d'accélérer les choses ? La question m'a également été posée par le Congrès américain. Sans doute, mais pas tant que cela. La concentration dans l'enceinte du tokamak est extrême. On ne peut aujourd'hui accueillir plus de 200 ouvriers dans ce bâtiment. On ne peut que construire séquentiellement, sans réunir les intervenants des neuf secteurs de la chambre à vide. C'est une contrainte temporelle, et je pense qu'on est aujourd'hui à l'optimum. Il va donc falloir être patient ! C'est là le prix à payer.
Nous avons mis au point des technologies qui, il y a dix ans, n'existaient pas, comme la métrologie laser. Nous sommes capables, avec un modèle numérique, de reconstituer un composant, millimètre carré par millimètre carré, pour qu'il soit absolument conforme à ce que l'on souhaite.
S'il existait une alternative, on pourrait la choisir mais je ne crois pas qu'il y en ait d'autres du point de vue de la physique.
Le fameux NIF est, quant à lui, un projet complètement différent. Même si on fusionne les noyaux d'hydrogène, on le fait pour atteindre un plasma très chaud et extrêmement dense, plusieurs milliers voire dizaines de milliers de fois plus dense que le fer ou que le coeur du Soleil.
Cela permet aux physiciens d'observer aujourd'hui la matière telle qu'elle existe dans le domaine des armes nucléaires. La France a pris l'engagement de ne plus mener d'expérimentations en matière d'armes nucléaires. Il faut donc ouvrir une nouvelle filière d'ingénieurs et leur donner la possibilité d'avoir accès à cette matière.
Plutôt qu'avoir un plasma de 800 m3, on a une petite cible d'hydrogène de dimensions millimétriques. Si on veut produire de l'électricité, il faudrait remettre une cible millimétrique, 50 fois par seconde. De mon point de vue de physicien, c'est impossible.
C'est toutefois une avancée majeure qui permet aux physiciens de mieux comprendre la physique et les moyens numériques qui sont les siens, qui sont de plus en plus proches de la réalité. Nous utilisons les mêmes équations physiques que le NIF, mais dans un registre de paramètres physiques très différent.
La France est le second pays au monde à disposer d'un équipement laser Mégajoule, sous la responsabilité du ministère de la défense, et confié au CEA, près de Bordeaux. C'est le frère jumeau du NIF.
Nos amis américains se sont précipités pour essayer d'atteindre la fameuse « ignition », sans trop se préoccuper de la physique, qui est très compliquée.
La physique d'ITER est bien connue. Plus de 100 tokamaks ont déjà été construits, mais ils sont tous trop petits. Aujourd'hui, les incertitudes à propos d'ITER ne concernent pas la physique, mais l'ingénierie, les conditions opérationnelles, l'économie. C'est totalement différent.
Je suis très heureux du succès du NIF, qui a mis neuf ans pour parvenir à 75 %, mais il n'est pas envisageable qu'il obtienne dix fois plus d'énergie.
Vous me posez la question du nucléaire de fission. Je crois vous avoir déjà fait comprendre ma conviction profonde : ne l'abandonnons pas aussi longtemps que nous n'aurons pas démontré d'alternative ! Aujourd'hui, nous n'avons pas d'alternative. Le schéma qui vient d'être produit par RTE avec un objectif de 100 % d'énergies alternatives ne tient pas de mon point de vue de physicien. Il faut réduire notre consommation d'énergie dans des proportions qui, selon moi, sont totalement irréalistes.
On veut de la digitalisation, des automobiles, des centrales air-eau de conversion de chaleur : tout cela repose sur l'électricité. On peut accepter une hypothèse de réduction, mais il faudra en payer le prix : chacun se couchera avec les poules et se lèvera avec le Soleil !
Aujourd'hui nous avons une technologie qui fonctionne. Elle impose quelques contraintes fortes, comme l'exigence de sûreté. Pour moi, ce n'est pas une exigence technique, mais humaine. Tous les accidents nucléaires qui se sont produits viennent du fait que des hommes ont totalement violé les consignes de sécurité élémentaires. C'est pourquoi il faut être très rigoureux en matière de formation, d'information et de pratiques humaines.
Par ailleurs, des marges d'amélioration existent, comme les RNR. Pour en avoir, il faut faire ce que la France a fait, séparer le combustible du plutonium. Le plutonium a une durée de vie radioactive de l'ordre du million d'années. Avec le recyclage des RNR, on peut le réduire à moins de 1 000 ans, voire moins.
Je suis donc favorable à ce que nous recherchions au maximum l'innovation en matière de fission.
La France, comme je l'ai dit, possède du combustible sur son sol, plusieurs dizaines de millions de tonnes d'uranium appauvri et suffisamment d'uranium pour débuter le cycle.
Enfin, je pense qu'il faut absolument réaliser la transition énergétique. On voit les effets dévastateurs du réchauffement climatique sur la météorologie, mais les solutions ne sont pas viables ni durables économiquement. J'ai lu que, l'année dernière, nos amis allemands, qui ont un parc solaire deux fois supérieur en puissance au parc nucléaire français, avaient produit 8 % d'électricité solaire.
Nous, nous en avons produit 70 % - et encore cela a été une année creuse parce que nous avons réalisé beaucoup de maintenance. Toute l'énergie d'ITER provient de la fusion de l'hydrogène. L'intelligence des hommes peut aujourd'hui compenser le handicap des énergies renouvelables, qui ont un caractère intermittent et diffus.
Je suis un physicien, un scientifique, et je sais qu'il faut rester humble : rien n'est joué, mais je pense que nous avons là une option si potentiellement favorable que nous n'avons pas le droit de ne pas l'essayer.
Lorsque je suis arrivé, en 2015, le projet connaissait de lourdes difficultés parce qu'il n'était pas conduit comme un projet industriel. J'ai demandé les pleins pouvoirs. Je ne voulais pas, comme à l'Organisation des Nations unies (ONU), devoir attendre un consensus pour chaque décision.
Aujourd'hui, je crois que nous sommes sur la bonne voie. La fusion de l'hydrogène a gagné suffisamment de crédibilité. Les plus riches investissent plusieurs centaines de millions d'euros dans certains projets. Je m'en réjouis. Ceci va sans doute améliorer les technologies mais, selon moi, la seule voie possible, c'est ITER et son dimensionnement. C'est ma conviction de physicien.
M. Christian Redon-Sarrazy. - Monsieur le directeur général, vous venez de faire oeuvre d'une remarquable vulgarisation scientifique sur un sujet extrêmement technique.
On accuse le réacteur ITER de consommer beaucoup de ressources et de produire de nombreux déchets radioactifs.
Par ailleurs, les prélèvements d'eau de l'usine des Bouches-du-Rhône sont énormes : un million de m3 de prélèvements étaient prévus en 2006. Aujourd'hui, 3 millions de m3 doivent être prélevés sur les barrages des gorges du Verdon ce qui, dans une zone qui connaît de graves épisodes de sécheresse, pose des questions évidentes en termes d'exploitation de ressources et de pérennité de fonctionnement. Le directeur de la communication d'ITER a été très vague sur ces différentes consommations, qu'elles soient électriques ou hydrauliques.
Le facteur d'amplification de dix dont vous avez parlé ne concernerait que la réaction elle-même et n'intègrerait pas l'ensemble de l'énergie totale nécessaire au fonctionnement global du projet. Même si ces consommations peuvent dépendre des systèmes utilisés pour chaque expérience, pouvez-vous en donner une estimation crédible et actualisée ?
M. Bernard Bigot. - Depuis Lazare Carnot, en 1820-1830, on ne connaît pas d'autre façon de transformer la chaleur en travail, avec un rendement limité, d'environ 40 %. ITER prélève l'eau du canal de Provence, dans les collines au-dessus de la forêt de Cadarache, pour extraire la chaleur du tokamak et la restituer à la Durance. Nous ne consommons pas d'énergie.
On a fait dernièrement le calcul : cela représente moins de 1 % de l'alimentation du canal de Provence, que nous restituons quelques kilomètres plus bas. Nous ne consommons donc pas d'eau.
L'eau est chauffée à 250 degrés. On doit la restituer à la Durance à moins de 20 degrés. Nous utilisons un système très innovant, composé d'une grande piscine de 25 000 m3 d'eau, traversé par le circuit secondaire, qui abaisse la température du circuit primaire de l'eau du tokamak à moins de 70 degrés, avant de recourir aux aéroréfrigérants.
Nous ne vaporisons donc pas beaucoup d'eau. L'inquiétude quant à notre consommation dans ce domaine n'est pas justifiée.
La quantité d'eau extraite du canal de Provence n'impactera pas l'agriculture en amont de Pertuis ou d'ailleurs.
Cela étant, je suis d'accord avec vous : le facteur d'amplification est un facteur de chaleur. Nous produisons dix fois plus de chaleur avec le plasma que nous n'en injectons pour maintenir sa température. Cependant, le système de compresseurs consomme de l'énergie.
In fine, le rendement sera compris entre 3 et 5. Ce réacteur se veut aujourd'hui modeste. Je crois qu'il est établi, du point de vue de la physique, qu'ITER peut atteindre le facteur 10. Sur une machine opérationnelle, on sera entre 20 et 40. La quantité d'énergie produite par rapport à la quantité globale consommée sera mineure.
Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Monsieur le directeur général, le projet ITER est considéré comme le plus ambitieux au monde en matière d'énergie, aussi bien sur le plan de sa complexité que par rapport au fait qu'il regroupe 35 pays. Cette coopération internationale est inédite. Comment, dans une période où les transferts technologiques font couler beaucoup d'encre, cette coopération se matérialise-t-elle en termes de répartition des tâches et de coûts, tant sur le plan scientifique que matériel ?
Ce cycle d'auditions a été organisé pour évoquer la souveraineté de la France dans le domaine de l'énergie. Comment est-ce possible dès lors que des pays comme la Chine, l'Inde, les États-Unis et la Russie participent à cette coopération internationale ?
M. Bernard Bigot. - C'est en effet une coopération unique au monde. Jamais 35 pays n'avaient accepté de s'engager. C'est ce que j'appelle le « miracle ITER ». Depuis que je suis engagé dans ce projet, en dépit des tensions qui existent entre les sept grands partenaires que nous venons d'évoquer, je n'ai jamais vu ces tensions transpirer.
Tous ces pays savent que leur approvisionnement énergétique national, quel qu'il soit, n'est pas durable. Ils ont besoin d'une technologie alternative.
Se replier sur soi et essayer de développer ce projet seul n'est pas raisonnable. Nous allons mettre 25 ans, à 35 pays, pour construire ce réacteur, en utilisant le bénéfice de toutes les ressources mondiales. On utilise aujourd'hui la matière première de la Chine et de la Russie, dont nous ne disposons pas en France. C'est un partage « gagnant-gagnant ».
Tous ces pays acceptent de travailler ensemble. C'est une situation fragile, qui dépend d'une décision politique. Le risque le plus élevé en matière de fusion de l'hydrogène est le risque diplomatique. Si un pays n'accepte plus de participer à ITER, tout s'arrête.
Ce projet est unique. L'accord ITER prévoit que tout le savoir-faire et l'acquis intellectuel et industriel du projet sont partagés par les 35 pays. Certains n'ont pas fabriqué de composants. Ils en auront besoin s'ils veulent construire un tokamak.
Ils n'ont accepté de faire leur part que si les autres acceptaient de partager leur savoir-faire. L'organisation ITER est en train de collecter tout ce savoir-faire pour le mettre à disposition de chacun. Dans ces conditions, la souveraineté de chaque pays sera préservée, y compris de la France.
Cela étant, lorsque vous n'avez jamais fait de gâteau, celui que vous réalisez n'a pas le même goût que le gâteau de celui qui a inventé la recette. Mieux vaut avoir répété les gestes avec lui. Le fait que ce projet se déroule en France est un atout, pour peu que nous le comprenions et que nos meilleurs ingénieurs et nos meilleures entreprises acceptent de rentrer dans la compétition.
Lorsque je suis arrivé, on se serait cru à l'ONU. Si nous souhaitions recruter un collaborateur indien, il fallait recruter un collaborateur russe... Une des conditions que j'ai fixée a été de recruter les meilleures entreprises et les meilleurs ingénieurs. On compte aujourd'hui 70 % d'Européens, alors que l'Europe a un droit de 45 % en termes de partage des coûts. La France représente la moitié de ces 70 %.
Je comprends vos considérations, mais nous devons en même temps respecter un partage total du savoir-faire.
Mme Sophie Primas, présidente. - Nous devons être reconnaissants au Président Jacques Chirac de s'être battu pour que le projet soit réalisé en France.
M. Bernard Buis. - Monsieur le directeur général, dans le cadre du plan d'investissement « France 2030 », un milliard d'euros seront déployés pour développer des SMR. Pouvez-vous préciser le lien entre vos recherches et ce qui peut être utile pour ces SMR ? À l'inverse, peut-on envisager de petits ITER flexibles suivant le même modèle ?
M. Bernard Bigot. - Les SMR présentent un certain nombre d'avantages, mais pas sur le plan économique. La taille optimale du nucléaire de fission, c'est l'EPR. L'avantage du SMR, c'est la sûreté. L'investissement initial est également moindre.
La technique de la fission est totalement différente de la technique de la fusion. Bien sûr, il y a des neutrons, de la radioactivité, il faut gérer les combustibles et tous les progrès sont utilisables pour ce qui est de la fission mais, grosso modo, ces deux technologies sont trop différentes pour en tirer un bénéfice considérable.
Les SMR offrent des options nouvelles, en particulier en matière de caloporteurs liquides. Il s'agit de sels fondus dans lesquels on dissout l'uranium et autres déchets. Cela permet un recyclage continu. Ce peut être un atout important par rapport à l'obligation de rechargement des grands réacteurs.
Dans le domaine de l'énergie, il ne faut exclure aucune technologie potentiellement avantageuse. Il ne s'agit pas de jouer l'une contre l'autre, mais d'associer l'une et l'autre.
M. Franck Montaugé. - Monsieur le directeur général, je ne comprends pas comment vous pouvez parler de rendements supérieurs à un. Est-ce qu'on parle de coefficient de performance plutôt que de rendement au sens du théorème de Carnot ? Quel est le véritable rendement d'une installation industrielle comme celle-là ?
Par ailleurs, a-t-on tiré un bilan techno-économique, environnemental et social de ce type de projet ? Quel prix du kilowattheure (KWh) peut-on obtenir ?
Du point de vue de l'emploi, qu'est-ce que cela peut représenter par rapport à des unités de production nucléaire par fission ? Est-on du même ordre de grandeur ?
Enfin, vous vous êtes livré auprès de nous à un exercice important. Qu'en est-il de la communication scientifique auprès du grand public et des jeunes, en particulier en matière de sécurité ?
Si j'ai bien compris, les déchets radioactifs ne doivent pas avoir une très longue durée de vie, mais ils existent. J'ai cru comprendre qu'on pourrait les réutiliser. Pourriez-vous le préciser ? C'est important pour nos compatriotes et pour l'acceptabilité de la technique.
M. Bernard Bigot. - Le principe de Carnot relève de la physique classique, celle de la transformation de la chaleur en travail.
Il s'agit du principe de conversion entre l'eau chaude que nous produisons et la turbine productrice d'électricité. Je ne peux le changer. C'est la même chose que dans les réacteurs nucléaires de fission ou les réacteurs classiques. Si j'avais une température de 7 à 800 degrés, je pourrais l'augmenter, mais ce n'est pas atteignable.
Le rendement dont je parle, c'est le rendement entre l'énergie injectée dans le plasma - pour maintenir sa température à 150 millions de degrés, afin que le plasma soit auto-entretenu par l'hélium issu de la fission - et la production de chaleur. Ce n'est qu'un composant du rendement total. Sur ITER, ce rendement total sera de l'ordre de 3. Je produirai trois fois plus d'énergie que je n'en consommerai globalement.
Il s'agit d'un réacteur de recherche. Il existe à travers le monde, en particulier dans un certain nombre d'instituts de recherche universitaires, des études technico-économiques sur la base des informations dont on dispose. Personnellement, je demande de la patience : tant que cette machine ne fonctionnera pas, tant qu'on n'aura pas les vrais chiffres, réaliser des estimations techno-économiques, donner des prix par KWh sera illusoire. Je pense qu'on sera dans la gamme du prix des énergies telle qu'elle existe, c'est-à-dire 100 euros du mégawattheure produit.
Si je reconstruisais aujourd'hui ITER de manière optimisée, son prix serait compris entre la moitié et le quart de ce qu'il a coûté. N'oublions pas que nous faire venir des tonnes de ferraille du Japon et de Corée. C'est la condition.
Une centrale de fusion d'énergie, au vu des enjeux de sûreté et de sécurité, peut permettre de produire 2 000 à 2 500 MW d'électricité, plus que l'EPR, sans risque d'emballement.
J'ai fait réaliser une étude indépendante par des assurances pour savoir combien coûterait le fait d'assurer d'ITER contre un accident maximum. Cela représente moins de quelques dizaines de millions d'euros.
L'accident maximum, ce serait l'incendie, qui fracturerait l'enceinte à vide et relâcherait du tritium et du béryllium. Comme l'on dit, il n'y a pas de repas gratuit. Il n'y a pas d'énergie sans « contrepartie ». C'est la loi de la physique, la loi d'entropie : je ne peux espérer conserver la matière intacte si j'en extrais de l'énergie. Tous les beaux parleurs ignorent la réalité de la physique.
Pour ce qui est de l'emploi, on est dans le même ordre de grandeur.
En matière de communication, je m'époumone et ma voix est cassée car je suis beaucoup sollicité. Chaque année j'accueille à ITER plus de 160 visites de personnalités. Je passe deux heures et demie à trois heures avec eux. Nous recevons 20 000 visiteurs par an. La télévision se déplace aussi.
Cela étant, la voix d'ITER n'existe pas. Depuis cinq ans, vous êtes la première commission parlementaire française m'avoir convié pour une audition. Aujourd'hui, on en a plein la bouche des énergies renouvelables ! Tout le monde raconte que c'est la panacée... Oui, j'y suis favorable, mais je demande que l'on arrête les illusions !
M. Daniel Salmon. - Monsieur le directeur général, vous avez une grande foi dans cette technologie - presque une croyance. Vous parlez d'illusions : il en existe parfois dans d'autres domaines que celui des énergies renouvelables.
Vous me semblez assez optimiste quant à la faisabilité du modèle industriel de cette filière pour 2040. J'ai personnellement entendu parler de 2070, voire 2100. Pourriez-vous revenir sur la faisabilité aussi rapide s'agissant d'un modèle industriel ?
Par ailleurs, ITER est un chantier colossal qui demande énormément de matières premières, comme le niobium-titane ou le béryllium, dont votre organisation consomme a priori une grande partie de la production mondiale annuelle. Qu'en est-il sur le plan environnemental et sur le plan des ressources ?
Vous avez replacé ITER dans un monde très sécurisé. Une technologie aussi sophistiquée ne peut en effet fonctionner que dans un monde sûr. Je n'ai pas l'impression que le monde annonce le calme dans les années à venir... Comment pouvez-vous « embarquer » une partie de l'humanité pour des siècles, alors qu'on ne sait pas ce qui va se passer dans les dix à quinze ans à venir ? J'ai l'impression qu'on s'approche parfois du rêve d'Icare !
M. Bernard Bigot. - On ne conduit pas un tel projet sans y croire ni sans une certaine passion. Le bâtisseur de cathédrale qui posait la première pierre de l'édifice savait qu'il n'en verrait jamais la flèche, mais il croyait que cela méritait d'être construit.
Je pense que nous n'avons pas d'alternative crédible à une technologie innovante pour 8 à 10 milliards d'habitants. Oui, nous utilisons certaines ressources, nul ne peut le nier, mais c'est un projet de recherche. J'essaie d'optimiser les choses.
Je suis très heureux d'avoir appris que nos amis américains du Massachussetts Institute of Technology (MIT) ont mis au point un matériau supraconducteur qui a une capacité de champ magnétique environ dix fois supérieure. Cela offre des possibilités exceptionnelles.
Bien sûr, nous allons connaître des améliorations. Nous nous heurtons aujourd'hui à un certain nombre de limites. J'insiste : le projet ITER peut vivre dans un monde peu sûr, ce qui n'est pas le cas des réacteurs de fission.
Il y a quelques années, j'ai été accueilli en Chine pour essayer de promouvoir la filière nucléaire française avec le succès que l'on sait, car les querelles franco-françaises ont permis que nos amis chinois se passent de nous.
À la fin de mon entretien, le ministre chinois m'avait demandé quelle serait ma recommandation concernant les 58 réacteurs français si j'avais été commissaire à l'énergie atomique en 1788, alors que grondait la Révolution. Je lui avais répondu que je demanderai qu'on les éteigne. Avec ITER, ce n'est pas le cas. J'ose espérer que notre système politique français est suffisamment raisonnable.
On a mis 30 ans pour mettre au point une production industrielle des supraconducteurs niobium-étain et niobium-titane. Aujourd'hui, grâce à la production d'ITER, qui a imposé la mise au point de sept usines dans le monde, nous avons révolutionné l'imagerie médicale. Le prix des imageurs médicaux en matière de bobines supraconductrices a été divisé par dix.
M. Fabien Gay. - Monsieur le directeur général, je trouve ce projet scientifique, politique et industriel absolument exceptionnel. Mettons-nous donc au travail !
Dans le monde dans lequel nous vivons, qui est largement basé sur la compétition entre les peuples et les États, la coopération nous permet d'imaginer des choses extraordinaires que nous n'étions pas capables d'imaginer il y a vingt ans ! C'est selon moi un beau projet.
Vous avez parlé d'incendie. J'ai lu qu'une des questions qui nous était posée, c'était la « disruption », qui correspond pour le Soleil à une éruption volcanique et pourrait endommager la paroi du tokamak. C'est l'une de ses principales failles. Il existerait cependant une autre technique, celle du stellarator. Pouvez-vous nous en dire un mot ?
Par ailleurs, on a imaginé ITER il y a 40 ans, avec la science et les matériaux d'alors. La science a progressé, les matériaux aussi. Ce sera également le cas dans 30 ans. Êtes-vous parfois amené à évoluer et pensez-vous que vous aurez encore évolué d'ici là ?
Enfin, j'imagine que les salariés et les ingénieurs sont d'un très haut niveau. Quel est leur statut ? En effet, une des questions que pose l'EPR de Flamanville est celle de la sous-traitance, qui a mis ce projet en difficulté.
M. Bernard Bigot. - La disruption peut se produire si, à un moment donné, deux réactions de fusion libèrent localement une très grande quantité d'énergie capable de rompre les lignes magnétiques, de telle sorte que la matière qui n'est plus confinée peut venir toucher la paroi.
Nous avons développé, depuis 2015, un grand projet. Nous sommes capables de prédire le risque d'une disruption et de tout arrêter. On injecte un gaz qui ne peut fusionner, de l'argon par exemple, et on dilue instantanément l'énergie, qui se transforme en lumière évitant à la disruption d'abîmer la paroi.
Certes, cela obligera à arrêter le plasma, mais le risque d'abîmer la paroi est aujourd'hui sous contrôle. C'est une coopération qui a mobilisé les Américains, les Britanniques, les Français, les Coréens, les Chinois. Depuis cinq ans, ce problème est sous maîtrise.
Concernant le stellarator, l'enjeu est de tisser les lignes de champ magnétique avec une extrême précision et de les tordre. L'ajonc d'un panier d'osier est généralement tordu pour assurer sa robustesse. J'ai besoin de tordre les lignes de champ magnétique pour assurer la stabilité du plasma, sans quoi il monte vers le ciel ou descend.
Il y a deux solutions pour ce faire, ou bien utiliser les bobines plates du tokamak et les faire tordre par la bobine centrale, ou bien tordre les bobines. C'est le cas du stellarator et de l'installation allemande. Nos amis allemands ont tordu les bobines. Cela a été extrêmement difficile du point de vue industriel. Ils ont fait appel au CEA, mais le volume du plasma est si petit qu'il n'y a aucune chance qu'il produise plus de 1 % de l'énergie injectée.
Je ne vois donc pas d'extension possible à 800 m3 en raison de la difficulté de tordre les bobines et de les positionner correctement.
Quant à la question industrielle, je suis un scientifique de base. J'ai été professeur des universités. L'ingénierie, c'est autre chose. Le scientifique n'est jamais satisfait et croit que l'amélioration est toujours possible. On a besoin de lui.
On demande à un ingénieur de construire quelque chose qui fonctionne avec une échéance de temps. S'il n'arrête pas le dessin du projet, cela ne fonctionnera jamais. Aujourd'hui, je suis dans la logique de l'ingénieur : je ne vais pas changer les matériaux.
Bien sûr, l'électronique que l'on utilisera dans dix ans sera l'électronique de 2030, pas celle de 1985 ni celle de 2007. J'ai donc prévu de changer l'électronique, mais je n'ai pas prévu de changer le système de connexion d'énergie.
Pour moi, ce sont deux métiers différents, et je me bats tous les jours contre les gens qui souhaitent changer tel ou tel élément.
Je montrerai à nos amis américains qui ont amélioré leur bobine magnétique que je produis dix fois plus de chaleur. C'est cela, le projet industriel.
Enfin, les personnels ITER sont aujourd'hui tous des fonctionnaires internationaux. J'applique les règles du statut du droit du travail français pour les ingénieurs ou les ouvriers chinois, espagnols, portugais. Sur ce chantier, tous les pays du monde appliquent le droit français. L'inspecteur du travail m'aide à le faire respecter.
Toute personne qui ne respecterait pas le droit français serait appelée à quitter ITER immédiatement. On parle beaucoup plus d'ITER pour ses « coûts extrêmes », pour son « irréalisme », pour le « droit social », etc.
Un article du Canard enchaîné donne aujourd'hui la parole à quelqu'un qui n'y connaît rien, que j'ai d'ailleurs remercié le jour où je suis arrivé !
M. Jean-Marc Boyer. - Monsieur le directeur général, l'objectif d'ITER est de « mettre du Soleil en boîte ». Or on est là sur une boîte gigantesque !
Dans les trente à quarante ans à venir, n'y aura-t-il pas des solutions pour mettre du Soleil dans des boîtes plus petites, afin d'obtenir une indépendance énergétique tout en mutualisant les risques ?
En second lieu, les énergies renouvelables comme l'éolien ne sont-elles pas aujourd'hui dérisoires face à des productions énergétiques aussi considérables qu'ITER ?
M. Bernard Bigot. - Vous avez compris que l'auto-chauffage est lié à l'hélium, à qui il faut donner le temps de « rencontrer des voisins ». Or, si la taille est trop petite, ce n'est pas possible. On va bien sûr essayer de réduire la taille, mais vous avez compris qu'il faut le temps à l'hydrogène pour être accéléré et à l'hélium pour céder son énergie.
J'espère que l'on pourra y parvenir, mais on n'arrivera jamais à une boîte de conserve, ne rêvez pas !
Par ailleurs, je pense qu'il faut utiliser toutes les énergies possibles. L'éolien, c'est de l'énergie de fusion. Selon moi, il est injuste de ne pas l'utiliser localement, car on est obligé de le transporter. En France avec le réseau de 400 kilovolts qui est le nôtre, 4 % de l'énergie électrique produite par les 56 réacteurs servent à chauffer les pattes des petits oiseaux du fait de la chaleur qui parcourt les câbles de transmission.
Nous sommes un des pays qui a le réseau le plus dense. Le réseau allemand est deux fois plus grand. Il ne chauffe pas les pattes des petits oiseaux mais plutôt le sol, puisqu'il est enterré.
On peut installer une éolienne chez soi pour consommer l'électricité que l'on produit, oui, mais pas un champ d'éoliennes à 300 kilomètres de l'endroit où l'électricité est utilisée, comme en Allemagne, non !
Mme Sophie Primas, présidente. - Monsieur le directeur général, quel est votre avis s'agissant du renoncement à Astrid ?
Par ailleurs, on dit que les ingénieurs français se détournent de la filière nucléaire. Le constatez-vous ?
Enfin, que pensez-vous de la position de l'État sur les EPR ?
M Bernard Bigot. - Astrid était un projet dans la continuité de Phoenix et Super Phoenix. Il s'agissait de démontrer à l'échelle industrielle que nous pouvions utiliser l'uranium appauvri pour produire de l'électricité. Ma conviction, c'est que c'est l'avenir de la France !
Je ne dirai pas combien de tonnes de plutonium nous avons produites. Que voulez-vous qu'on en fasse ? Le mettre dans une boîte, au fond d'un trou ? Le plutonium présente une autre propriété, sa criticité, c'est-à-dire une réaction nucléaire spontanée si une masse donnée est réunie.
Je me veux lucide : ITER n'est pas encore acquis. Ne brûlons donc pas nos vaisseaux.
Par ailleurs, vous me demandez si les ingénieurs sont aujourd'hui attirés par le nucléaire. Oui ! Ce sont de jeunes passionnés qui, pour eux, pour leurs enfants, pour la génération à venir, veulent s'investir dans un projet crédible en termes de transition énergétique. Je ne crois donc pas que le nucléaire soit en crise à cet égard.
Enfin, je suis tombé dans l'énergie quand on m'a nommé à la direction générale de l'enseignement supérieur et de la recherche. Je pense que la France a eu une lucidité incroyable dans les années 1970, lorsqu'elle a lancé le programme électronucléaire. Puis, elle s'est arrêtée de penser. En 2000, on n'a plus rien voulu savoir. On a cru que le nucléaire était là pour l'éternité. On a commis une erreur qui pourrait être mortelle.
Aujourd'hui, nous devons relancer la filière nucléaire. Il faut plusieurs années pour former un ingénieur nucléaire et entre deux et trois ans pour former un soudeur.
Il me fallait les meilleurs soudeurs au monde pour souder le cryostat. J'ai dû aller les chercher, mais ils ne sont pas français. J'ai donc créé une usine de soudure en France pour former les ingénieurs dont j'ai besoin. On a besoin d'un grand nombre de personnes qualifiées si l'on veut relancer la filière nucléaire. Nous ne couperons ni au nucléaire, ni à l'EPR !
Mme Sophie Primas, présidente. - Merci, monsieur le directeur général.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11 h 30.
Jeudi 28 octobre 2021
- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques et de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes -
La réunion est ouverte à 9 h 45.
Audition de M. Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Nous accueillons aujourd'hui le commissaire européen désigné par la France, Thierry Breton, qui effectue aujourd'hui et demain une visite à Paris afin de préparer la Présidence française de l'Union européenne.
Merci, monsieur le commissaire, d'avoir sollicité cette audition au Sénat devant la commission des affaires économiques et celle des affaires européennes réunies. Nous sommes très attentifs à l'impulsion que vous donnez à Bruxelles pour enclencher les évolutions dont la pandémie a démontré la nécessité : réduire les dépendances de l'Union européenne, améliorer sa résilience et orienter l'ensemble de ses politiques vers la restauration de son autonomie stratégique.
Nous nous focaliserons ce matin sur l'action que vous menez pour affirmer cette autonomie stratégique dans sa dimension économique.
D'abord, parce que cela conditionne le reste, en matière sanitaire ; vous avez oeuvré pour accélérer la production industrielle de vaccins, en identifiant les goulots d'étranglement et en créant des synergies entre les différentes entreprises européennes. Le succès est là : l'Union a produit 2 milliards de doses et en a exporté la moitié. Notre inquiétude porte sur la suite : le projet d'autorité HERA, inspirée de la BARDA américaine, est destiné à doter l'Union d'une réactivité pérenne en cas d'urgence sanitaire. Ce projet, doté d'un budget de 6 milliards d'euros, suffira-t-il à assurer la résilience de nos systèmes de santé ? La Chine et l'Inde représentent 80 % du marché mondial des principes actifs, mais nous ne pourrons pas relocaliser la production de tous nos médicaments. Comment se fera la sélection des molécules que nous devons produire sur notre sol, en veillant à ne pas se focaliser sur les produits matures, puisqu'il nous faut aussi attirer sur le territoire européen la recherche-développement et la production de médicaments innovants ?
Le deuxième sujet est l'énergie. Il s'agit du carburant de nos industries, aussi notre autonomie en la matière est-elle essentielle. Soucieux de la sécurité des approvisionnements énergétiques, les 27 se sont trouvés contraints par la flambée des prix à aborder, lors du dernier Conseil européen, des sujets plus clivants, comme le fonctionnement du marché européen de l'énergie, la place du nucléaire ou la dépendance énergétique envers la Russie. Pouvez-vous, à ce propos, nous confirmer qu'une large majorité se dessine en soutien à l'inclusion du nucléaire dans la taxonomie ? Par ailleurs, comment comptez-vous renforcer le potentiel minier sur le sol européen ou améliorer les technologies de recyclage, pour remédier à notre dépendance aux métaux rares, qui sont des composants indispensables des énergies renouvelables et des batteries des véhicules propres ?
Le troisième volet de notre autonomie sur lequel je souhaite insister est l'autonomie numérique. À cet égard, notre commission des affaires européennes a adopté, la semaine passée, une proposition de résolution européenne sur la proposition d'acte sur les marchés numériques, le DMA, pour apporter son soutien à cette démarche de reconquête de notre autonomie numérique et pour proposer d'en rehausser l'ambition : mieux prendre en compte les écosystèmes des plateformes, préciser et étendre les obligations des contrôleurs d'accès, accélérer la mise en place du dispositif, et enfin y associer les autorités nationales de régulation et les entreprises utilisatrices. Nous travaillons à présent sur les moyens de renforcer l'acte sur les services numériques (DSA) également. Peut-on raisonnablement espérer voir aboutir ces textes sous présidence française, selon vous ?
Je terminerai en soulevant la question de l'articulation de votre action avec celle des autres commissaires, notamment ceux en charge de la concurrence et du commerce. Ce sont des leviers importants au service du renforcement du marché intérieur et de notre industrie. Il s'agit de les protéger contre les subventions étrangères qui faussent la concurrence, d'accompagner leur transition verte sans les disqualifier grâce au mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, de les mettre à l'abri de l'extraterritorialité du droit américain et chinois. Comment abordez-vous ces enjeux qui participent au fond eux aussi de la politique industrielle ?
Je cède la parole à Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques, qui souhaite aussi vous interroger sur d'autres sujets.
Mme Sophie Primas, présidente de la Commission des affaires économiques. - Marché intérieur, industrie, PME et start-ups, numérique, espace ; vous êtes responsable d'un portefeuille large et surtout stratégique, qui comprend nombre de sujets cruciaux pour l'avenir de l'Europe. En particulier, la réindustrialisation de notre pays et du continent va animer les travaux de notre commission dans les prochains mois. L'impératif d'autonomie stratégique économique, dans tous les domaines d'activité, sera d'ailleurs l'un des principaux thèmes d'une conférence interparlementaire européenne que nous organiserons pendant la présidence française du Conseil de l'Union européenne en mars prochain. Ce sujet est, en effet, devenu un objectif majeur de l'Union, à la suite de la pandémie de Covid-19.
Celle-ci a souligné les vulnérabilités de notre continent dans le domaine de la santé, mais également dans le domaine des microprocesseurs. Vous avez reconnu vous-même récemment sur cette question que l'Europe a fait fausse route. Quand j'évoque l'Europe, j'entends la Commission mais aussi les États membres. Il semble que nous soyons obligés de prendre notre mal en patience : il faudra attendre fin 2022 voire début 2023 pour parvenir au bout de cette pénurie qui concerne l'ensemble de nos industries.
Concernant l'avenir, les États-Unis de Joe Biden ont pris les devants en obtenant du premier producteur mondial de microprocesseurs, le Taïwanais TSMC, qu'il installe une usine en Arizona. Quelles sont aujourd'hui nos marges de manoeuvre pour inciter à la fabrication de ces technologies sur le territoire de l'Union européenne, et faire monter en gamme nos champions européens, tels que le franco-italien STMicroelectronics ? Nous savons par exemple que l'allemand Bosch a annoncé cette année la création d'une nouvelle usine, mais qu'elle ne permettra pas de fabriquer des puces avec un degré de précision dans les gravures similaire à ce qui se fait sur le marché asiatique.
De façon générale, les relocalisations de principe, systématiques, seraient coûteuses et il n'est même pas certain qu'elles garantiraient notre autonomie stratégique. Dans sa stratégie industrielle annoncée en mars 2020, la Commission européenne avait identifié 14 écosystèmes industriels clés pour la résilience du marché intérieur. Pouvez-vous nous dire ce qui a été lancé depuis dans ces secteurs et selon quels critères les projets ont été sélectionnés ?
Il ne peut pas y avoir de souveraineté stratégique de l'Union européenne sans une plus grande articulation entre la politique de concurrence et celle de l'industrie. Où en sommes-nous en la matière et quelles sont vos propositions en matière de redéfinition du marché pertinent ou d'intérêt du consommateur ?
Si en matière de politique industrielle, l'Union en est encore au stade de la prise de conscience, il est un autre domaine dans lequel l'Union s'est toujours illustrée par son leadership : celui de la régulation d'internet et des nouvelles technologies de communication. À cet égard, les discussions sont vives sur la proposition de règlement européen établissant des règles harmonisées en matière d'intelligence artificielle. Pourriez-vous nous indiquer l'état actuel des discussions et le calendrier prévu d'adoption et d'entrée en vigueur de cette proposition de règlement ?
De même, un projet de règlement européen sur le développement de l'économie européenne des données, le Data Act, est en cours de préparation par la Commission européenne. Quelles sont les grandes orientations retenues pour l'élaboration de ce projet de règlement européen ?
Enfin, je ne saurais conclure sans vous interroger sur votre projet de constitution d'une constellation européenne de satellites, qui a reçu le soutien du nouveau directeur général de l'Agence spatiale européenne (ESA). Quel est l'état d'avancée de ce projet ? La nouvelle montée de l'opérateur français de satellites Eutelsat au capital du Britannique OneWeb, qui en est désormais le deuxième actionnaire avec 23 % du capital et un investissement de plus de 700 millions de dollars, met-elle en difficulté la réalisation du projet européen ?
Je vous remercie pour vos éclaircissements.
M. Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur. - Je vous remercie de m'accueillir ce matin. J'ai toujours autant de plaisir à me trouver au Sénat. Je suis en France pour interagir avec mes interlocuteurs français pour préparer la présidence française, non pas en ma qualité de commissaire désigné par la France mais de commissaire européen, chargé de ce très large portefeuille que vous avez évoqué. Je participerai donc à un certain nombre d'entretiens au cours de ces deux jours, avec notamment le ministre des Affaires étrangères, le Président de la République, le Premier ministre et divers ministres.
S'agissant d'abord des vaccins, la politique vaccinale de l'Europe est un succès mondialement reconnu. Lorsque j'ai été désigné comme responsable de la stratégie industrielle vaccinale, le 5 février dernier, je ne pensais pas que je serais en mesure aujourd'hui de l'affirmer avec une telle fermeté. Nous étions alors dans une situation difficile de dépendance.
En quelques mois, nous sommes devenus le premier continent de la planète en matière de fabrication de vaccins - notamment des vaccins à ARN messagers -, avec 2 milliards de doses fabriquées. Contrairement aux Américains, nous avons mis en place une politique consistant à exporter la moitié des doses que nous fabriquons. Les États-Unis ont, quant à eux, mobilisé le DPA (Defense Production Act) pour interdire, via un décret présidentiel (executive order), toute exportation de vaccins et de composants contribuant à la fabrication de vaccins. Cela a concerné également des usines européennes installées aux États-Unis. Je connais bien les États-Unis. Pourtant, je n'aurais jamais imaginé que nos amis américains puissent briser, du jour au lendemain, nos chaînes de valeur. Nous devons en tirer des leçons : sur la géopolitique des chaînes de valeur, y compris avec nos alliés, nous devons renforcer notre autonomie stratégique.
Pour ce faire, après avoir identifié les 55 usines qui contribuaient à la fabrication des vaccins et pris contact avec chacune d'entre elles, nous nous sommes dotés d'une compétence pour suivre industriellement le développement de ces vaccins. Nous avons également demandé à disposer d'un instrument nous permettant de contrôler les exportations vers les pays ou continents jouant la réciprocité, et de les interdire vers les autres. Cet instrument a été difficile à obtenir, mais il était nécessaire de pouvoir au moins l'afficher, dès lors qu'il fallait entrer dans des rapports de force. C'est à ce moment que nous avons été en mesure de rouvrir les chaînes de valeur.
En six mois, nous sommes devenus le premier producteur mondial
de vaccins ; nous avons continué à exporter la moitié
de notre production et nous avons vacciné 150 pays. De plus, les
vaccins qui fonctionnent aujourd'hui ont été, pour la grande
majorité d'entre eux
- quatre sur cinq -, financés
et développés en Europe par des scientifiques et chercheurs
français et européens. Des fonds américains ont ensuite
permis d'accélérer les essais cliniques, qui sont très
coûteux. Ce succès est donc une
« coproduction » de l'Europe et des États-Unis.
Nous avons donc de formidables capacités de rebond en Europe, lorsque nous savons les mobiliser. Aucun pays seul n'en aurait été capable. C'est parce que nous étions unis que nous avons pu acheter, développer, et mettre en place des chaînes de valeur européennes. En termes de rapports de force, nous devons disposer d'instruments et ne pas craindre d'exprimer notre puissance, afin de jouer à armes égales.
De plus, nous devons nous doter de moyens pour intervenir dans le cas d'éventuelles autres pandémies, afin d'accélérer les essais cliniques et de maintenir une infrastructure qui restera en activité le cas échéant. Nous avons ainsi mis en place l'HERA (autorité européenne de préparation et de réaction en cas d'urgence sanitaire), dotée de 6 milliards d'euros, soit un milliard d'euros par an. Nous avons augmenté sensiblement la capacité de production de nos usines, et devons les maintenir en activité 24 heures sur 24. Nous souhaitons bien sûr à présent que la demande diminue, quitte à réactiver le mécanisme en cas de besoin.
Du point de vue de la stratégie industrielle, nous avons en effet réindustrialisé une grande partie de notre activité pharmaceutique. Nous le ferons également à travers des PIIEC (projets importants d'intérêt européen commun), dont un PIIEC santé qui a déjà été annoncé et qui devrait pouvoir avancer sous la présidence française. Cet instrument nous permet, tout en respectant les règles du commerce international, d'accueillir des fonds publics et privés pour accélérer les déploiements.
Au nom de l'autonomie stratégique, il ne s'agit pas de rapatrier l'ensemble des productions. En revanche, nous avons identifié toutes les chaînes de valeur qui présentent des éléments critiques et les produits qui les composent, et les domaines dans lesquels nous sommes trop dépendants d'un seul pays ou fournisseur. Nous ne sommes du reste pas les seuls dans ce cas. Dans le secteur pharmaceutique par exemple, si nous avons pu dépasser la capacité de production des États-Unis, c'est parce que nous avons conservé un savoir-faire industriel que les Américains, eux, ont perdu.
S'agissant des semi-conducteurs, je ne partage pas votre analyse selon laquelle l'Europe a fait fausse route, puisque le monde entier a fait fausse route. En effet, lorsque 80 % de la production des semi-conducteurs se situe dans un rayon de 1 500 kilomètres autour de Taïwan, en Corée, Chine du Sud ou Japon, on peut considérer qu'il faut agir, d'autant que cette région connaît des évolutions géopolitiques majeures.
Nous avons cependant une chance, par rapport aux États-Unis : notre recherche et développement est plus avancée en matière de semi-conducteurs ; nous avons conservé des centres de recherche extrêmement puissants dans ce domaine, tels que le LETI et le CEA à Grenoble, ou IMEC, qui est le premier centre mondial de recherche en semi-conducteurs en Belgique, avec plus de 5 000 chercheurs, dont 3 500 à 4 000 docteurs de 92 nationalités. Tous les constructeurs mondiaux viennent y faire leur recherche.
Nous avons aussi les entreprises les plus performantes au monde pour développer les usines qui, précisément, nous manquent, en particulier l'entreprise ASML, qui est en situation de monopole dans ce secteur et construit les robots les plus sophistiqués au monde pour effectuer les gravures de puces, qui coûtent entre 200 et 500 millions d'euros pièce. Des entreprises telles que TSMC, Samsung ou Intel en dépendent totalement.
Nous avons donc la recherche et les composants mais, il est vrai, nous manquons d'usines : seuls 10 % de la demande mondiale se construisent sur notre territoire. Nous devons nous donner les moyens de porter cette proportion à 20 %. Le marché des semi-conducteurs va par ailleurs doubler dans la décennie à venir ; il faut donc que nous multiplions par quatre notre capacité de production. Je reviens d'un voyage en Asie du Sud-Est, afin de mettre en place la stratégie indopacifique que nous avons annoncée : tous les acteurs ont conscience de cette nécessité d'augmenter les capacités de production. Nous avons décidé de mettre en place un « EU Chip Act », un acte européen sur les semi-conducteurs, doté de montants similaires à ceux de l'US Chip Act, à savoir environ 40 milliards d'euros. Les États-membres, y compris la France, participent activement à ce financement dans le domaine des semi-conducteurs, dans le cadre notamment des plans de relance.
En ce qui concerne les gravures, nous avons deux technologies d'usines : une technologie FDSOI, qui ne concerne pas les gravures les plus fines, mais qui permet des économies d'énergie et de consommation, et une technologie FinFET, qui concerne des gravures beaucoup plus fines et permet des applications dans le edge computing, dans l'internet des objets (« IOT »), dans les produits de santé ou les smartphones. Nous soutiendrons ces deux technologies. Nous travaillons de façon transparente avec nos partenaires américains, mais notre objectif est d'être autonomes sur la chaîne de valeur pour la résilience.
Enfin, l'énergie est un sujet essentiel. La crise actuelle est conjoncturelle - comme celle des semi-conducteurs : elle résulte d'un retour à une croissance économique plus rapide que prévu, notamment en Chine ; de plus, la création de stocks artificiels a fait augmenter les prix de façon très rapide. Une période de six à huit mois sera nécessaire pour voir cette crise se résoudre.
La demande de gaz est extrêmement forte, créant un effet immédiat sur les coûts de l'énergie, puis sur les coûts indirects au niveau européen. Nous pouvons nous attendre à des tensions jusqu'au printemps prochain.
Nous devons nous projeter sur l'ambition du Green Deal, qui doit se traduire automatiquement par une augmentation très significative de la production d'électricité sur le territoire européen. Nous ne pourrons pas atteindre les objectifs fixés sans l'énergie nucléaire, qui représente 26 % de la production d'électricité en Europe. Les États qui ont pris la décision de sortir prématurément du nucléaire en paient aujourd'hui le prix fort, et nous le font payer également, car ce sont aujourd'hui eux qui émettent le plus de carbone. Si nous souhaitons atteindre l'objectif de « zéro CO2 » en 2050, nous devons utiliser toutes les armes à notre disposition, et le nucléaire en est une : il s'agit aujourd'hui d'une énergie de transition décarbonée. Il est impensable d'affirmer que nous pourrons nous en passer. Je suis très actif au sein de la Commission pour que le nucléaire soit intégré à la taxonomie sur la finance verte. Le sujet avance dans le bon sens.
Je ne vois pas non plus comment nous pourrions nous passer du gaz, hélas. Cela vaut toujours mieux que le lignite. Mais cela crée des dépendances, notamment vis-à-vis de la Russie, le Qatar, l'Algérie ou les États-Unis, avec le GNL.
Si vous souhaitez que je m'exprime sur le DSA et le DMA, je le ferai dans le cadre des questions.
M. Daniel Gremillet. - Monsieur le Commissaire, par rapport aux métaux rares, allons-nous relancer une stratégie minière en Europe ?
Concernant la taxonomie, le nucléaire fera-t-il partie de l'acte délégué du 7 décembre ? Dans votre propos, vous avez évoqué une inscription transitoire pour le nucléaire, au même titre que le gaz. Mettez-vous le nucléaire au même niveau que le gaz dans le cadre de la taxonomie ? Sur l'ambition en matière d'hydrogène, l'Europe reconnaîtra-t-elle la production d'hydrogène à partir du nucléaire ?
La politique énergétique française est en suspens en raison des négociations avec la Commission européenne. La réorganisation d'EDF, la réforme de l'Arenh et le contentieux des concessions hydro-électriques n'ont pas abouti alors que nous pensions leur dénouement imminent. Pouvez-vous rappeler la position de la Commission européenne sur ces sujets ? La réorganisation du groupe EDF en plusieurs filiales et la constitution d'une quasi-régie afférente aux activités hydroélectriques sont-elles toujours privilégiées ?
Enfin, la Commission a proposé une « ?boîte à outils? » pour faire face à la hausse des prix de l'énergie qui frappe à la fois les ménages et les entreprises. En quoi consiste-t-elle ? Est-elle suffisante ? La France, avec d'autres pays, plaide pour une décorrélation des prix du gaz et de l'électricité. Qu'en pensez-vous ?
M. Jean-Claude Tissot. - Dans une récente tribune, vous avez souligné que le fonctionnement actuel du marché européen d'électricité conduisait à des incohérences dans les périodes extrêmes, comme celle que nous traversons actuellement, avec la forte hausse des prix de l'énergie. Je partage cette analyse, que j'élargirais cependant au fonctionnement habituel du marché européen de l'énergie. Nous nous rendons bien compte que la libéralisation à l'extrême du marché de l'énergie n'a pas fonctionné, depuis plus de 20 ans, et que l'Europe de l'énergie solidaire est malheureusement absente de ces situations de crise. Entre 16 et 18 millions d'Européens se retrouvent en situation de précarité énergétique : c'est la preuve que la libéralisation de la production et de la fourniture d'électricité n'a pas permis à tout le monde de disposer des moyens de se chauffer correctement. Ces dysfonctionnements du marché se font ressentir sur la facture des consommateurs. Pourtant, par ces fluctuations et l'importance des capitaux nécessaires pour accéder à la production, l'énergie ne peut pas être gérée comme une autre ressource. Une telle prise de conscience semble nécessaire pour conduire une réforme structurelle de l'Europe de l'énergie. Ne pensez-vous pas qu'il est nécessaire de sortir des logiques de marché et de s'adapter aux spécificités de la filière énergétique pour faire enfin fonctionner l'Europe de l'énergie ? Pourriez-vous nous fournir quelques précisions sur l'avenir de notre opérateur historique ? Les discussions avec le gouvernement français vont reprendre en 2022 ; quelles sont selon vous les lignes rouges de la Commission européenne sur ce sujet ?
M. Claude Kern. - Monsieur le Commissaire, l'Union européenne a fait du numérique l'un des axes majeurs de sa stratégie. Si elle a cherché à développer une économie des usages, elle s'est moins souciée de savoir si les citoyens européens seraient acteurs, producteurs ou consommateurs sur leur marché unique numérique. L'écosystème actuel favorise trop la manipulation de l'information et des opinions. Quelle stratégie envisagez-vous de mettre en place afin de lutter contre les atteintes aux libertés fondamentales, de plus en plus nombreuses ?
M. Ludovic Haye. - Monsieur le Commissaire européen, merci pour vos propos. Lors de l'audition publique organisée par l'OPECST jeudi dernier, la mise en place et l'avancement de la stratégie quantique de la France ont occupé l'ensemble des débats. Nous avons eu la possibilité d'auditionner des professeurs, des directeurs de recherche, des PDG de start-ups, mais également des responsables de départements en cybersécurité et big data. Tous nous ont indiqué être satisfaits du degré d'avancement de notre pays en matière de politique quantique, même s'ils s'accordent à dire qu'un partenariat public / privé puissant et organisé est une condition sine qua non pour être à la pointe des capacités quantiques à l'horizon 2030. Tel est déjà en partie le cas, avec notamment le programme Atos Quantum que vous avez eu la clairvoyance de lancer en 2016. Le quantique se traduit déjà concrètement aujourd'hui dans quelques usages, parmi lesquels des essais virtuels de médicaments, l'augmentation de la sécurité des communications, la facilitation de la surveillance des phénomènes naturels, la simulation de la matière ou encore l'aide à la résolution de problèmes logistiques. Il s'agit également de rendre des produits de cybersécurité résistants à des attaques quantiques. C'est un sujet que vous avez su mettre en temps et en heure sur la table, et je vous en remercie. Cependant, on nous annonce dans le même temps être loin derrière la Chine et les États-Unis, dont les GAFAM annoncent déjà avoir atteint la suprématie quantique. Dans cette course contre la montre dans laquelle chaque État doit tenter de résoudre la difficile équation consistant à garder une certaine indépendance tout en travaillant à l'échelle continentale, sans prendre trop de retard, comment situez-vous l'Union européenne, qui peine encore à définir le périmètre précis de ses pays contributeurs ?
M. Thierry Breton. - Merci pour toutes ces questions. Concernant la stratégie minière, nous avons une véritable vision de nos besoins, notamment en ce qui concerne les terres rares - mais pas uniquement. Pour mettre en place la stratégie numérique et la stratégie verte, nous avons besoin de composants aujourd'hui fournis essentiellement en Chine. Nous avons une capacité importante dans nos sous-sols en Europe, mais devons avoir la possibilité de les extraire selon nos normes, en tenant compte des populations locales, de l'environnement, de la biodiversité, mais aussi des évolutions et progrès technologiques. Nous y travaillons. Nous pouvons attendre de nombreux progrès en matière technologiques de la part de nos entreprises européennes pour répondre à nos critères, que nous pourrons ensuite exporter sur d'autres lieux d'exploitation, notamment en Afrique.
Vous m'avez interrogé sur la taxonomie. Vous avez compris quelle était ma position : il faut y inclure le nucléaire. Il s'agit d'une énergie de transition. Le progrès continuera, nous le finançons. Je suis convaincu qu'au-delà de l'éolien et du photovoltaïque, la fusion nucléaire sera exploitée. Si nous considérons que ce deuxième acte délégué de taxonomie concerne les énergies de transition, il me semble qu'y inclure le nucléaire est un compromis possible, tout comme y inclure le gaz. Je suis plus optimiste aujourd'hui que je ne l'étais il y a quelques mois. Le Président de la République a été très explicite à ce sujet et, il me semble, convaincant, puisqu'une majorité au Conseil européen a suivi cette position. Je rappelle néanmoins que le choix du mix énergétique est une prérogative de la souveraineté des États.
S'agissant d'EDF, les discussions se poursuivent et n'ont pas encore abouti. Je ne peux me substituer à ma collègue Mme Vestager, qui mène les négociations, mais je suis attentivement le sujet.
La boîte à outils a, quant à elle, pour objet de permettre de traverser une situation temporaire de prix très élevés des énergies. 36 millions de personnes sont en difficulté. Ce dispositif a été adopté par un nombre important de pays. La France a eu raison d'utiliser le principe du chèque, dont la mise en oeuvre est plus rapide, et qui est plus efficace que la réduction des taxes, car plus ciblé. Nous pourrons reconduire le dispositif le cas échéant. Plus de 10 pays s'en sont actuellement saisis.
En ce qui concerne le marché de l'énergie, je voudrais rappeler que la dérégulation a été votée par tous les États, à trois reprises ; ce n'est pas la Commission qui a pris la décision.
À propos, la Commission ne vote pas les lois. Notre démocratie européenne est fondée, comme la démocratie nationale, sur la représentation du peuple d'une part, via le Parlement européen, et sur la représentation des territoires d'autre part, via le Conseil.
Plus que la déréglementation du marché de l'énergie, c'est l'interconnexion qui est importante ; or elle est inachevée et doit être renforcée -- pour certains pays isolés, comme l'Espagne et le Portugal -, surtout dans une Europe qui sera de plus en plus électrifiée. Il est vrai, cependant, qu'on peut s'interroger sur la corrélation du prix de l'électricité avec celui du dernier entrant. Mais ce mécanisme, voté par les États, a une raison d'être : favoriser la décarbonation et l'émergence sur le marché de capacités de production décarbonées. Au regard de l'ambition, y compris en matière de stockage et d'hydrogène, nous devons utiliser toutes nos ressources, dont le nucléaire. Nous avons demandé à l'ACER (Agence de coopération des régulateurs de l'énergie), l'instance européenne de contrôle de l'énergie, de réaliser une étude pour mettre à jour la corrélation entre le dernier entrant et le prix du gaz et de l'électricité. Mais c'est une réflexion de long terme, indépendante de la crise que nous traversons actuellement.
S'agissant de l'économie numérique, le DSA et le DMA répondent précisément aux questions que vous avez soulevées, à savoir notre capacité à être maîtres de notre destin numérique, à faire en sorte que ce qui est interdit dans l'espace physique le soit aussi dans l'espace numérique et réciproquement. Les principes sont simples, mais leur mise en oeuvre est compliquée. Il s'agit de règlements, dont l'application se fera de manière uniforme dans tous les États, avec un pouvoir d'intervention important attribué à la Commission. Les discussions sur le DMA sont bien avancées : le sujet est désormais à la main des co-législateurs.
Enfin, sur le quantique, d'importants investissements ont été consentis par la Commission européenne pour rattraper notamment la Chine. Nous ne sommes pas en retard, car nous avons de nombreuses compétences en Europe : en France, en Autriche, en Allemagne, aux Pays-Bas, etc... Nous devons conserver cette avance. Le quantique apportera d'immenses bénéfices dans beaucoup de domaines, comme la chimie : les développements très rapides de vaccins à ARN messagers ont été permis par des ordinateurs pétaflopiques et pré-exascales. On voit bien l'importance de la modélisation, qui sera accrue par les algorithmes, poussés par les accélérateurs quantiques. Ces derniers devraient être opérationnels dans les cinq prochaines années ; pour les ordinateurs quantiques, il faudra attendre un peu plus longtemps.
Vous avez eu raison d'évoquer les applications du quantique pour la sécurité de nos réseaux. Nous travaillons aujourd'hui sur des protections post-quantiques. C'est la raison pour laquelle j'oeuvre en faveur des cryptologies quantiques, y compris en matière spatiale.
Nous voulons avoir la possibilité d'offrir une redondance, y compris spatiale, par rapport à nos réseaux terrestres, dont nous avons perçu la vulnérabilité durant la crise de la covid. J'oeuvre donc en faveur d'une constellation satellitaire, qui aura aussi une dimension de cryptologie quantique et post-quantique, pour assurer des communications intergouvernementales cryptées. Cette constellation doit être souveraine.
Les Anglais ne font aujourd'hui plus partie de l'Union européenne ; nous en avons tiré des conclusions sur Galileo, programme auquel ils ne participent plus, car le positionnement stratégique par satellite est une question trop sensible.
M. Claude Malhuret. - Monsieur le Commissaire, je voudrais tout d'abord vous féliciter pour votre action au sein de la Commission, dans une période difficile. Je souhaiterais aussi vous demander quelques précisions sur le numérique : jusqu'à présent, nous n'avons pas trouvé de solution satisfaisante pour nous opposer à la toxicité croissante des GAFAM, illustrée par la dernière affaire Facebook ces derniers jours. Nous avons cédé à l'argumentaire des plateformes qui se présentent comme de simples hébergeurs des messages émis par leurs abonnés, et non, comme la presse, des éditeurs responsables des contenus. Ce raisonnement est une fiction, puisque ces plateformes ne se contentent pas d'héberger des contenus : au contraire, leur business model aboutit, par l'intermédiaire des algorithmes, à sélectionner les contenus les plus discutables, polémiques et violents, qui génèrent le plus d'émotion, le plus de réactions et d'argent. Par la sélection qu'elles opèrent, ces plateformes sont donc des producteurs de contenus. Elles doivent donc en assurer la responsabilité, comme les éditeurs de journaux. C'est ce que vous avez affirmé il y a quelques mois en indiquant que ce qui est illégal « offline » doit l'être « online ».
J'ai déposé, il y quelques semaines, l'amendement suivant : « Les personnes mentionnées au II. du présent I. - c'est-à-dire les plateformes - sont civilement et pénalement responsables des informations qu'elles stockent pour mise à disposition du public, dès lors qu'elles effectuent sur ces informations un traitement par algorithme, modélisation ou tout autre procédé informatique afin de classer, ordonner, promouvoir, recommander, amplifier ou modifier de manière similaire la diffusion ou l'affichage de ces informations.? » Cet amendement est la traduction littérale d'un projet de loi bipartisan du Congrès américain. Il a été adopté par le Sénat contre l'avis du gouvernement, celui-ci se retranchant derrière le futur DSA.
Pourriez-vous nous indiquer si telle est bien la direction envisagée par la Commission : les producteurs d'algorithmes seront-ils considérés comme des producteurs de contenus, donc des éditeurs ? Sinon, nous resterons dans la même impuissance devant le danger pour les démocraties que représentent désormais les plateformes.
M. Pierre Laurent. - Sur la question de la santé et des vaccins, vous avez dressé un tableau très satisfaisant de la situation européenne. Mais où se situe, dans ce paysage, l'industrie pharmaceutique française ? On a l'impression que Sanofi n'a pas été au rendez-vous...
Comment jugez-vous l'actuelle stratégie d'implantation massive d'Amazon en Europe, dont les conséquences sont logistiques, industrielles et culturelles ? L'Europe a-t-elle une stratégie face à celle d'Amazon ?
M. Jacques Fernique. - Monsieur le Commissaire, s'agissant du règlement sur les émissions du secteur routier, plusieurs ONG européennes ont dénoncé les méthodes agressives du lobbying des défenseurs des énergies fossiles en vue de vider la future norme Euro 7 de sa substance. Quelles mesures la Commission européenne envisage-t-elle pour encadrer davantage ce lobbying, qui met en danger l'ambition en matière de lutte contre la pollution atmosphérique ?
En mars dernier, le Parlement européen a adopté une résolution ambitieuse sur le devoir de vigilance des entreprises. La Commission a quant à elle annoncé un projet pour juillet, reporté en octobre, or nous n'avons toujours pas de texte. Quelles sont les perspectives de la Commission à ce sujet, et comment se situe-t-elle vis-à-vis du rapport du Parlement ?
M. Thierry Breton. - Sur la norme Euro 7 : nous avons l'habitude des lobbies ; nous avancerons dans l'intérêt des consommateurs. Les moteurs thermiques prendront fin en 2035, mais Euro 7 vise également le méthane, les nuisances créées par les pneus et les freins, questions qui se poseront également dans le cadre du tout électrique. Je resterai très ferme sur ces thématiques importantes. Les discussions se poursuivent à leur sujet avec nos partenaires de l'industrie automobile, dont il faut rappeler qu'elle est un employeur important.
S'agissant du devoir de vigilance, je travaille sur ce sujet avec mon collègue Didier Reynders, Commissaire européen chargé de la Justice. Nous devrions aboutir rapidement à une proposition. Nous sommes en contact avec le Parlement européen, avec lequel nous devrions converger.
En ce qui concerne l'industrie pharmaceutique, la France joue un rôle très important dans l'ensemble des supply chains. De nombreuses entreprises françaises contribuent aux vaccins, y compris à ARN messagers. Il est vrai que l'entreprise que vous avez citée a plutôt misé sur une technologie que nous connaissons davantage, à savoir les vaccins à protéines recombinantes, qui connaît un certain retard par rapport aux autres technologies. Les spécialistes ne s'attendaient d'ailleurs pas à ce que nous ayons aussi rapidement un vaccin à ARN messager fonctionnel. Nous pensions, au départ, qu'il faudrait 5 à 10 ans pour obtenir un vaccin ! Si Sanofi tient son calendrier, son travail sera très utile. Une grande part de la population mondiale reste à vacciner ; l'Europe et les États-Unis n'en représentent que 10 %, et le sujet majeur est l'Afrique et l'Amérique du Sud - ainsi que la Chine. Nous aurons donc encore besoin de nombreux vaccins, utilisant toutes les technologies.
S'agissant d'Amazon, le DMA est précisément l'instrument qui a vocation à empêcher ces grands acteurs du numérique d'avoir une activité prédatrice, notamment en utilisant les données de leurs utilisateurs : il s'agit d'encadrer, voire d'interdire, et le cas échéant de sanctionner ces pratiques. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les lobbies s'opposent fortement au texte, mais je ressens une convergence importante au niveau des co-législateurs. J'espère donc que nous pourrons aboutir sur ces sujets sous la Présidence française.
En ce qui concerne le DSA, le sujet des algorithmes est en effet un sujet clé. Le DSA est un acte horizontal, qui introduit un certain nombre d'obligations pour les plateformes, parmi lesquelles l'obligation d'autoriser les autorités à auditer les algorithmes. Il y aura un véritable pouvoir d'injonction, et il pourra y avoir des sanctions. S'il faut aller plus loin et produire des actes spécifiques concernant certaines activités, comme le terrorisme, la pédopornographie ou la vente de produits illicites, il y aura toujours la possibilité de mettre en oeuvre de manière complémentaire à ce règlement des actes verticaux. Dans ce cadre, il sera possible aux législateurs nationaux d'introduire des sanctions pénales, en fonction de la gravité des actes considérés.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. - Nous pourrons adresser les éventuelles questions complémentaires au Commissaire. Merci chers collègues.
La réunion est close à 10 h 45.