Jeudi 10 juin 2021
- Présidence conjointe de MM. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes, et Christophe-André Frassa, vice-président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale -
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Justice et affaires intérieures - Audition « Pouvoir régalien et droit européen » avec MM. Daniel Calleja Crespo, directeur général du service juridique de la Commission européenne, Bertrand Dacosta, président de la Xe chambre de la section du contentieux du Conseil d'État, Guillaume Drago, professeur de droit public à l'université Paris 2 Panthéon-Assas, Mmes Hélène Gaudin, professeure de droit public à l'université Toulouse 1 - Capitole, directrice de l'Institut de recherche en droit européen, international et comparé, Claire Legras, directrice des affaires juridiques du ministère des armées, et M. Jean-François Ricard, premier procureur antiterroriste de la République
M. Jean-François Rapin, président. - Je remercie le président de la commission des lois, François-Noël Buffet, représenté aujourd'hui par Christophe-André Frassa, vice-président d'avoir accueilli favorablement ma proposition d'organiser ensemble cette table ronde destinée à éclairer le Sénat sur les moyens d'articuler l'exercice du pouvoir régalien avec nos obligations européennes. Cette question a émergé dans le débat public à la faveur de l'interprétation que la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a récemment faite du droit européen.
En février dernier, l'ancien secrétaire général du Conseil Constitutionnel, Jean-Éric Schoettl, affirmait que l'Union européenne avait renoncé à assurer sa protection et pointait du doigt le « dispositif anti-régalien qu'elle met en oeuvre », alors que, aux termes des traités, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre. Il s'agit là d'un point de vue très critique quant à une tendance de fond qui serait confirmée par la récente jurisprudence de la Cour. Depuis 2014, par exemple, celle-ci restreint la conservation des données de connexion, au risque de remettre en cause 90 % des enquêtes judiciaires qui les exploitent ; en octobre 2020, elle a encore limité le recours à la géolocalisation en temps réel et aux données de connexion pour les besoins du renseignement, même si la loi prévoit des garde-fous pour protéger la vie privée tout en prévenant les atteintes graves à la sécurité publique. Tout cela inquiète les services d'enquête et de renseignement, au regard des menaces, notamment terroristes, qu'ils ont pour mission de parer.
En réponse, le Conseil d'État, par un arrêt du 21 avril 2021, a exploré chaque brèche ouverte par le juge européen pour maintenir autant que possible la législation nationale en matière de conservation des données, au nom des « exigences constitutionnelles relatives à la sécurité nationale et à la lutte contre la criminalité » et le Gouvernement propose de nouvelles évolutions législatives, que le Sénat examinera fin juin.
Parallèlement, la CJUE délibère sur l'application de la directive « temps de travail » de 2003 aux membres des forces armées. En envisageant de concilier le droit des militaires à la sécurité et à la santé au travail avec les nécessités des forces armées, y compris par une limitation du temps de travail, l'avocat général de la Cour a alarmé notre armée, laquelle rappelle le principe de disponibilité et juge ces règles européennes inapplicables, et pas seulement en opérations. Le Gouvernement invoque même une atteinte à l'identité nationale ; l'armée française étant l'armée européenne la plus engagée sur des théâtres extérieurs, elle est de facto la première visée. L'avocat général suggère d'ailleurs lui-même que la France pourrait démontrer la nécessité, pour elle, de déroger, plus que d'autres, à la directive précitée.
Le droit européen tel qu'interprété par la Cour européenne serait-il en voie d'empêcher l'exercice du pouvoir régalien et de brider la souveraineté des États membres, voire de les priver de leur identité constitutionnelle ? C'est ce que semble indiquer la Cour constitutionnelle allemande dans son arrêt de mai 2020, dans lequel elle a non seulement constaté que les actes juridiques de la Banque centrale européenne (BCE) n'étaient pas suffisamment motivés, mais aussi critiqué la motivation de la proportionnalité de l'arrêt de la CJUE qui, elle, avait jugé en 2018 la politique de la BCE conforme au droit européen. La Commission a d'ailleurs ouvert hier une procédure d'infraction contre l'Allemagne à la suite de cet arrêt.
Paradoxalement, ce débat intervient alors même que la pandémie a provoqué une prise de conscience quant à la dépendance de l'Union européenne à l'égard de l'extérieur en matière sanitaire et industrielle, et que parler de « souveraineté européenne » n'est plus tabou à Bruxelles. L'Union européenne, construction sui generis, repose fondamentalement sur le partage de souveraineté consenti par ses membres ; les évolutions en cours sont-elles le signe que, au-delà du partage de souveraineté, nous serions sur la voie d'un déni des souverainetés nationales, sans pour autant affirmer une volonté souveraine européenne ?
M. Christophe-André Frassa, vice-président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Comment concilier l'exercice des pouvoirs régaliens, comme ceux qui relèvent des méthodes de renseignement ou de l'organisation de nos forces armées, avec certaines règles du droit de l'Union européenne, comme celles relatives à la protection des données, au commerce électronique ou au temps de travail ?
Cette table ronde s'inscrit dans une perspective très concrète, car le Sénat examinera en séance publique le 29 juin, et en commission des lois dès le 16 juin, l'un des exemples de mise en oeuvre de cette nécessaire conciliation : le projet de loi relatif à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement, adopté par l'Assemblée nationale, qui vise notamment à modifier le régime actuel d'accès à des données de connexion à des fins de renseignement pour la lutte contre le terrorisme afin de prendre en compte les exigences de la CJUE. D'autres exemples interviendront ensuite.
J'adresse mes remerciements à l'ensemble des intervenants qui vont nous éclairer sous des angles différents, mais complémentaires, en nous faisant part de la vision du terrain, des juges, des universitaires et des institutions européennes.
M. Jean-François Rapin, président. - Sans avoir l'ambition de traiter le vaste sujet de l'articulation entre le pouvoir régalien et le droit européen, notre table ronde vise à appréhender les conséquences concrètes de la jurisprudence européenne avant d'aborder le débat de fond qu'elle soulève. Je remercie vivement les intervenants présents avec nous ce matin.
Je vous propose d'articuler nos échanges en deux temps. Le premier sera consacré au constat, présenté par Mme Claire Legras, directrice des affaires juridiques du ministère des armées, et M. Jean-François Ricard, premier procureur de la République antiterroriste près le tribunal judiciaire de Paris. Le second, plus théorique, s'arrêtera sur l'articulation à trouver entre pouvoir régalien et droit européen ; nous bénéficierons de l'analyse juridique nationale du Conseil d'État, représenté par M. Bertrand Dacosta, président de la Xe chambre de la section du contentieux, et de l'analyse du service juridique de la Commission européenne, avec M. Daniel Calleja Crespo, son directeur général. Nous solliciterons ensuite l'avis des experts, en nous tournant vers Mme Hélène Gaudin, professeure de droit public à l'Université Toulouse 1 - Capitole et directrice de l'Institut de recherche en droit européen, international et comparé (IRDEIC), et M. Guillaume Drago, professeur de droit public à l'Université Paris 2.
Mme Claire Legras, directrice des affaires juridiques du ministère des armées. - Merci aux commissions concernées de susciter ces échanges interdisciplinaires sur un sujet qui est au coeur de nos préoccupations. J'ai été invitée à m'exprimer sur l'inquiétude des acteurs régaliens. Celle-ci est réelle, mais nous ne sommes pas pour autant abonnés à la déploration. Nous tenterons de forger ensemble des pistes tangibles répondant aux enjeux qu'affrontent les services régaliens de l'État sur la scène européenne.
Nous sommes pleinement engagés en faveur de la construction d'une Europe de la défense, laquelle relève, pour l'essentiel, du pilier intergouvernemental. La France a ainsi suscité le lancement de l'Initiative européenne d'intervention, qui vise à renforcer une culture stratégique commune entre différents États membres plus désireux d'intervenir. L'impulsion de la France a également pris la forme de nouveaux instruments destinés à faire en sorte que le budget de l'Union concoure à l'autonomie stratégique européenne via la création du Fonds européen de la défense, lequel doit contribuer aux efforts capacitaires des États ou le financement de programmes en matière de mobilité militaire à l'échelle européenne.
Il faut toutefois se garder d'un effet déformant : l'Europe, c'est d'abord, plus que l'activité du pilier intergouvernemental, l'activité du législateur européen, sous le regard de la Cour de justice. Cette activité intéresse directement le ministère des armées, décrit parfois comme un petit État dans l'État, tant il touche, par les différentes facettes de ses activités, à toutes les politiques publiques. Au-delà même du domaine de la politique de défense et de sécurité commune, le ministère des armées est donc très exposé aux initiatives du législateur européen, qu'il s'agisse de marchés publics ou d'environnement, de droit social, de données numériques, de circulation aérienne, de réglementation des substances chimiques, etc. Tout nous touche, sinon dans l'exercice même du pouvoir régalien, au moins dans ses moyens d'action. Or nous sommes, à l'évidence, moins à même de défendre sur la scène européenne la singularité militaire chère à notre chef d'état-major des armées. Elle n'est, d'abord, qu'un des aspects que le négociateur français prendra en compte dans la consolidation de la position française ; ensuite, il faut le dire, la France est parfois isolée sur la scène européenne en ce qui concerne les sujets régaliens. À cet égard, il faut relever que les ministres de la défense européens ne disposent pas, à l'échelle européenne, de la même facilité de se réunir que les titulaires d'autres portefeuilles. Enfin, l'application du droit européen s'opère sous le regard d'une Cour de justice qui ne fait aucun cas de la réserve de compétence organisée par les traités au profit des États en matière de sécurité nationale. Sur cette lancée, on relève aussi des initiatives de plus en plus nombreuses du Parlement européen sur des sujets qui nous semblent être complètement à l'écart du champ d'application du droit de l'Union, en matière d'intelligence artificielle de défense ou d'exportation d'armements, par exemple.
Cela étant dit - et c'est là que nous ne sommes pas dans la déploration -, sur bien des sujets majeurs, les armées participent de manière positive au processus d'élaboration du droit européen et celui-ci est en mesure d'atteindre un point d'équilibre. C'est par exemple le cas, selon moi, en matière de marchés publics, un domaine entièrement régi par le droit européen. Le ministère met ainsi à profit tous les régimes prévus, tout en conservant la possibilité de se placer en dehors du champ du droit de l'Union en application de l'article 346 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) lorsque les intérêts essentiels de sécurité strictement appréciés l'exigent. La France joue vraiment le jeu : près de 40 % des avis de marchés publics de défense et de sécurité publiés à l'échelle européenne émanent de notre pays. Nous nous sommes donc pleinement saisis de ces règles, qui promeuvent une plus grande concurrence sur la scène européenne. Nous ne sommes donc pas toujours dans l'opposition.
En revanche, nous sommes confrontés depuis quelques années à une difficulté croissante dans l'articulation entre pouvoir régalien et droit européen en raison de certaines jurisprudences et de la place prise par les contentieux portés devant les juridictions supranationales sur certains des sujets les plus emblématiques des compétences régaliennes. À ce titre, les années que nous venons de vivre ont marqué une véritable rupture dont il est intéressant que l'on discute ici.
Deux cas ont touché de très près la France : la question de la conservation des données de connexion et celle d'une éventuelle reconnaissance de l'applicabilité de la directive sur le temps de travail aux militaires. Sur la première, le dernier big-bang remonte aux arrêts rendus par la Cour le 6 octobre dernier selon lesquels la conservation généralisée et indifférenciée des données de connexion, c'est-à-dire de toutes les données des Français pour une période limitée, bien sûr, porte par elle-même atteinte, quelles que soient les garanties qui entourent l'accès par les autorités publiques à ces données, à la vie privée et à la liberté d'expression.
Pour résumer un arrêt foisonnant, mais pas toujours soutenu par un raisonnement rigoureux, trois points principaux présentaient des difficultés particulières pour les seuls services de renseignements.
Tout d'abord, la Cour a étendu la portée de son arrêt dit Tele2 Sverige de décembre 2016 qui visait la collecte de données à des fins d'enquêtes pénales aux activités de renseignement, alors même que le TFUE organise, en matière de sécurité nationale, une claire réserve de compétence, et non une clause interprétative. Celle-ci a été énoncée dans les termes du paragraphe 2 de l'article 4 du traité de Lisbonne, avec, d'ailleurs, une forte participation de nos amis britanniques. Or la Cour considère que la transmission de données par des opérateurs de communications électroniques à l'État, voire leur simple concours passif quand ceux-ci laissent des services de renseignement accéder à leur réseau, pose les mêmes problèmes que la conservation de données imposée aux opérateurs. Elle affirme donc de part en part sa compétence en matière de sécurité nationale, dès lors qu'un tiers non étatique, soumis au droit de l'Union, est concerné. Dans un système où tout serait nationalisé et où l'État ne ferait que se parler à lui-même, nous ne connaîtrions peut-être pas la même approche jurisprudentielle, mais cela n'est ni possible ni désirable.
Ensuite, la Cour subordonne une large partie de l'activité des services de renseignement à ce qu'elle décrit comme des circonstances exceptionnelles, ou essentiellement exceptionnelles, laissant ainsi entendre qu'il ne saurait y avoir en la matière de régime pérenne de juste conciliation des intérêts en présence, tel que le législateur français s'était efforcé de le mettre en place en 2015. Il s'agissait alors de trouver un équilibre entre sécurité et liberté qui soit conforme à la conciliation des principes en présence. La Cour ne concède que la possibilité de prévoir un régime dérogatoire et temporaire de conservation généralisée et indifférenciée des données en cas de menace grave actuelle ou prévisible pour la sécurité nationale.
Enfin, la Cour impose directement des restrictions très préjudiciables à un certain nombre de techniques de renseignement qui avaient été introduites dans la loi française après un travail préparatoire associant la représentation nationale et qui ont été validées par le Conseil constitutionnel. Un exemple : la Cour n'admet la géolocalisation en temps réel qu'en matière de contre-terrorisme alors que cette technique est très utilisée dans toutes les autres finalités, de la contre-ingérence à la lutte contre la criminalité organisée. En matière pénale, la Cour va encore plus loin et les conséquences qui pourraient résulter de son arrêt pour les capacités d'élucidation judiciaire, y compris en termes de libertés publiques pour disculper des personnes ayant été mises en cause à tort, sont très sérieuses.
Même si la Cour ménage quelques souplesses, dont certaines, malheureusement, comme l'a relevé le Conseil d'État après les opérateurs, sont tout simplement impossibles à mettre en oeuvre pratiquement, cela témoigne d'une évolution préoccupante, qui a suscité une véritable alarme à l'échelle du Gouvernement tout entier. La Cour a, en définitive, approfondi une ligne jurisprudentielle la conduisant à se saisir de sujets qui sont au coeur de la souveraineté nationale, au risque de porter atteinte à l'autonomie politique des États et d'imposer ce que certains voient comme un véritable désarmement par le droit.
C'est pourquoi, devant le Conseil d'État, le Gouvernement a d'abord soutenu que la Cour avait méconnu les compétences de l'Union européenne délimitées par le droit primaire, violant ainsi le principe d'attribution. Ce contrôle ultra vires est pratiqué par la Cour de Karlsruhe, parmi d'autres. Il se fonde sur le principe de souveraineté selon lequel les États détiennent seuls et conservent la compétence de leurs compétences, contrairement à l'Union européenne, qui en est dépourvue.
Notre ordre constitutionnel dispose que la souveraineté est nationale, qu'elle appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants ou par la voie du référendum. Aussi, nous admettons la jurisprudence de la CJUE à condition qu'elle ne prive pas d'effectivité les principes constitutionnels essentiels qu'a retenus le Conseil d'État, qui, revisitant sa jurisprudence Arcelor, s'est efforcé de donner un mode d'emploi aussi respectueux que possible du principe de primauté du droit de l'Union : en l'absence de protection équivalente du principe constitutionnel invoqué dans le droit de l'Union, une interprétation du droit de l'Union conforme à la Constitution et une mise à l'écart de l'acte de droit de l'Union seulement si c'est nécessaire au respect de la Constitution.
L'arrêt du Conseil d'État du 21 avril préserve pour l'essentiel les capacités opérationnelles des services. S'il consacre l'exception de menaces graves, qui permet seule la conservation des données de connexion, le Conseil d'État estime que l'accès à ces données pour la lutte contre la criminalité grave est possible et il rejette les restrictions à l'emploi de certaines techniques.
On a toutefois le sentiment que les murs porteurs de la maison régalienne sont un peu ébranlés. Le Conseil d'État a jugé que le droit de l'Union s'appliquait en matière de renseignements techniques. Or d'autres dossiers sont en cours d'examen devant la CJUE, laquelle pourrait être d'un avis différent du Conseil d'État. Nous craignons particulièrement la remise en cause, par l'arrêt Schrems II, du régime de la surveillance internationale, qui nécessite un concours des opérateurs quand même très emblématique du pouvoir régalien.
Par ailleurs, le Conseil d'État impose que le pouvoir du Premier ministre en matière de renseignement soit subordonné à l'avis suspensif d'une autorité administrative indépendante, la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), ce qui signifie la fin du privilège du préalable du Premier ministre, et donc paraît délicat au regard de l'article 21 de la Constitution, qui confie la responsabilité de la défense nationale au Premier ministre, même s'il ne s'agit pas d'un avis conforme.
S'agissant de la directive relative au temps de travail, la France ne l'a pas transposée aux forces armées, considérant notamment qu'elle ne s'appliquait pas aux militaires du fait des stipulations du droit primaire et que l'Union ne disposait pas de compétences en la matière. Elle a rappelé, avec d'autres États membres, cette position dans une audience à la Cour de justice le 21 septembre dernier, faisant valoir que la santé et la sécurité des militaires étaient garanties par des règles protectrices sui generis, dans le cadre d'un statut qui ménage un équilibre entre droits et devoirs adapté à la singularité de l'engagement.
M. Jean-François Rapin, président. - Nous reviendrons sur cette directive relative au temps de travail à travers les questions.
M. Jean-François Ricard, procureur antiterroriste de la République. - Mon propos sera celui du simple praticien du droit que je suis redevenu après avoir quitté la Cour de cassation.
L'état de la menace terroriste d'aujourd'hui n'a plus aucun rapport avec celui des années 90, menace constituée alors par quelques centaines d'individus. Le terrorisme est devenu un phénomène de masse. On compte à ce jour 500 détenus pour des faits de terrorisme djihadiste, chiffre inimaginable il y a une vingtaine d'années. De même, plus de 700 enquêtes sont menées actuellement du chef de terrorisme, avec un peu plus de 400 informations ouvertes.
La menace est double : exogène, avec des menaces en provenance du Levant et de la zone saharo-sahélienne ; endogène, y compris avec des jeunes extrêmement radicalisés - il a fallu procéder récemment à plusieurs arrestations, alors que de nouveaux projets étaient en préparation.
Ajoutons que, chaque année, environ 70 personnes condamnées pour des infractions terroristes de type djihadiste sont remises en liberté.
Enfin, depuis quelques mois, on assiste à une montée en puissance impressionnante d'un terrorisme d'ultradroite.
La justice antiterroriste comprend des éléments similaires à ceux de la justice pénale traditionnelle : identifier les auteurs, rassembler les éléments de preuve et juger les personnes poursuivies. Cependant, elle a une fonction qui lui est propre : la prévention de ces infractions ouvertes du chef d'association de malfaiteurs à finalité terroriste.
Dans ces infractions, les données de connexion jouent un rôle prépondérant. L'activité terroriste se caractérise par trois éléments : sa clandestinité, qui fait de l'identification des auteurs une priorité, notamment par les croisements de données de connexion ; elle est le fait d'individus qui se déplacent constamment, d'où un nécessaire travail sur ces données ; et ces individus agissent en réseau, dont il faut déterminer les relations, là encore grâce aux données de connexion.
Ce travail à partir des données de connexion représente environ 80 % de l'activité des agents chargés de la lutte antiterroriste. Sans une exploitation fine de ces données, bon nombre d'enquêtes n'auraient jamais pu être ouvertes.
À l'heure actuelle, nous ne disposons pas de méthodes d'enquête susceptibles de remplacer ce travail. Sans les données de connexion, toute une série d'enquêtes ne pourraient pas être ouvertes, une grande partie des personnes soupçonnées d'activités terroristes ne pourraient pas être identifiées, et, si elles l'étaient, il serait extrêmement difficile de réunir des éléments de preuve suffisants pour pouvoir les poursuivre ou les condamner. Mécaniquement, cela augmente significativement le risque d'attentats terroristes dans notre pays.
L'identification des terroristes à partir des données passées est un élément fondamental : cela permet d'obtenir des preuves de contact, des preuves de déplacement, des preuves de comportement suspect.
À la suite de la création du parquet antiterroriste, quarante dossiers criminels ont pu être jugés devant la cour d'assises de Paris depuis septembre 2019. L'immense majorité de ces procédures n'aurait pas abouti sans ces éléments.
En septembre prochain débutera à Paris le procès des attentats du 13 novembre 2015. La plus grande part du travail des enquêteurs, notamment belges, a été menée à partir de ces données de connexion.
Coulibaly a été l'un des principaux acteurs, avec les frères Kouachi, des attentats de janvier 2015. Au cours de l'enquête, quatre de ses proches ont été identifiés comme lui ayant apporté un soutien logistique et une assistance déterminante dans la commission des faits. Deux d'entre eux ont été identifiés par leur ADN, deux autres grâce à l'exploitation de la téléphonie. L'un d'eux avait utilisé pendant la phase de préparation des attentats dix-sept lignes mobiles, ce qui a permis de mettre au jour les contacts opérationnels dont il avait bénéficié. Ce sont ces éléments qui ont permis de les faire juger par la cour d'assises et de les faire condamner.
Dans le cas de la tentative d'attentat du Thalys, le 21 août 2015, c'est à partir de l'historique de connexion des comptes et des messages archivés de son auteur que les enquêteurs ont identifié ses principaux correspondants. À partir d'un individu résidant en Allemagne, totalement inconnu à l'époque, il a été possible de reconstituer tout son parcours depuis les zones de l'État islamique en Syrie jusqu'en Europe, travail qui a aussi permis de mettre en évidence l'arrivée par la même occasion de la majorité des membres du commando du 13 novembre.
À l'automne 2020, dans les cas de l'assassinat de Samuel Paty, de l'attentat devant les anciens locaux de Charlie Hebdo et de l'attentat devant la basilique de Nice, chaque fois nous avions affaire à des individus isolés ; nous avons dû néanmoins rechercher les réseaux et les complices de ces individus, et ce uniquement à partir des données de connexion. On a ainsi pu mettre en évidence des réseaux soit tchétchène soit pakistanais.
L'arrêt de la CJUE a conduit à l'interdiction, pour faire court, de la conservation massive et indifférenciée des données. Des pistes de sortie ont été envisagées, mais elles sont totalement inopérantes. Heureusement est intervenue la décision du Conseil d'État du 21 avril 2021 qui évite d'obérer notre capacité opérationnelle, tant en matière de renseignement que d'enquête judiciaire. Comme Claire Legras, je reste très inquiet. Pour être en relation très régulière avec les services de renseignement, je m'étonne qu'il n'y ait pas plus d'actions terroristes sur notre territoire. Cet arrêt du Conseil d'État permet de continuer à travailler dans le respect des libertés et des textes en vigueur, mais je reste attentif à l'évolution de la jurisprudence, qui pourrait de nouveau nous fragiliser. Mon espoir demeure limité.
M. Jean-François Rapin, président. - Concernant le temps de travail des militaires, nous sommes très inquiets sur l'optique envisagée par la CJUE. Le ministère des armées anticipe-t-il un changement complet de paradigme au sein de l'armée française ?
Mme Claire Legras. - La CJUE rendra son arrêt le 15 juillet. L'avocat général sera-t-il suivi, qui a proposé de distinguer ce qu'il appelle les activités dites « ordinaires » des activités dites « de haute valeur ajoutée » ou spécifiquement militaires des forces armées, alors même que nous avions fait valoir que dans le cas d'une armée entièrement professionnalisée comme l'armée française, cette distinction n'avait pas de sens ? On peut craindre effectivement que ses conclusions soient suivies. En droit, notre cause est pourtant bonne, qu'on se réfère au traité, à la directive elle-même ou à des précédents jurisprudentiels.
Pourrait-on s'accommoder, le cas échéant, de cette jurisprudence ? Non ! Pourquoi la transposition de la directive poserait-elle des problèmes insurmontables à une armée entièrement professionnelle telle que l'armée française, ce qui n'est pas le cas de toutes les armées européennes ?
Premièrement, la directive Temps de travail repose sur une gestion individuelle du temps de travail qui est incompatible avec l'organisation des forces armées, qui est nécessairement collective.
Plusieurs dispositions de la directive prouvent que ses rédacteurs n'avaient pas à l'esprit qu'elle pourrait s'appliquer aux militaires : à preuve les règles relatives à la durée maximale de travail ou au travail de nuit. La directive a prévu de nombreuses dérogations pour certains métiers, mais aucune pour l'armée, ce qui prouve bien qu'elle n'était pas destinée aux armées. Même les règles encadrant les activités de garde et de veille sont inadaptées.
S'y ajoutent des éléments moins objectifs et, partant, plus difficiles à faire admettre sur la scène européenne. Même une application partielle ou temporaire, fondée sur la summa divisio de l'avocat général, serait insuffisante : l'armée française a externalisé et délégué à des civils ce qui n'est pas spécifiquement militaire. Nous sommes face au syndrome de la demi-dalle d'Astérix gladiateur ! (Sourires.) Dans nos armées, cela n'existe pas, ou du moins cela n'existe plus.
Cette directive porterait directement atteinte à l'unité de sort des militaires, qui se traduit par un statut unique, coeur de la cohésion et source de l'efficacité de nos armées.
De plus, l'activité militaire est un continuum entre la formation, l'entraînement et le déploiement, sur des théâtres marqués par une violence qui va croissant. Les militaires relevant de ma direction, du jour au lendemain, peuvent être envoyés au Sahel ou au Levant donc doivent toujours être en pleine possession de leurs aptitudes militaires, d'autant que, dans le contexte stratégique actuel, il n'y a plus de distinction entre temps de paix et temps de guerre : les hommes doivent être prêts en permanence.
En tant que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, la France joue un rôle éminent pour le maintien de la sécurité internationale, notamment face aux terroristes, qui, eux, ne sont évidemment pas soumis à de telles règles, si peu réalistes.
Le statut militaire français avait fait l'objet d'un précontentieux : le sujet a fini par être classé - au terme d'une longue discussion, la Commission européenne s'est rangée à nos arguments -, mais il a rebondi à l'occasion de l'affaire relative à un garde-frontière slovène estimant que, quand il dort dans son chalet de montagne, une semaine tous les deux mois, il doit être payé en heures supplémentaires.
À la faveur de ce contentieux, la Cour va juger erga omnes ce qu'il en est du statut militaire. Les enjeux sont tels que, si nous ne sommes pas suivis, nous plaiderons devant le juge administratif en suivant la ligne que nous avons adoptée dans l'affaire des renseignements. J'ajoute que le statut militaire n'a pas été mis en partage avec l'Union européenne et que le principe de disponibilité en tout temps et en tout lieu a désormais une traduction constitutionnelle, à savoir le principe de libre disposition des forces armées, qui nous semblerait atteint dans son effectivité par cette transposition.
M. Jean-François Rapin, président. - Ces rappels semblent évidents, si bien que la situation paraît absurde : comment comparer le statut d'un garde-frontière slovène avec celui d'un pilote de chasse ou d'un sous-marinier ?
Mme Claire Legras. - Ou même d'un militaire intervenant en soutien : au sein de l'armée française, le pilote et le mécanicien sont soumis aux mêmes contraintes.
M. Jean-François Rapin, président. - Monsieur le Procureur, disposons-nous des mêmes capacités pour traiter les données numériques traditionnelles et les données du dark web ? Par ailleurs, les écoutes sont-elles menacées par la décision du juge européen ?
M. Jean-Yves Leconte. - Les écoutes, notamment judiciaires, représentent 80 % des interceptions sur les réseaux : à ce titre, la Conférence nationale des procureurs de la République (CNPR) nous a fait part de son inquiétude au sujet de l'article 15 du projet de loi relatif à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement. Les procureurs pourront-ils utiliser les données obtenues avec le nouveau dispositif, lequel ressemble beaucoup à une usine à gaz ? Il ne s'agit pas d'une spécificité française : tous les pays ont besoin de ce type d'écoutes. Dans sa rédaction actuelle, l'article 15 n'a donc pas sa place dans ce projet de loi, compte tenu de son impact sur le fonctionnement de la justice. Comment nos partenaires font-ils face à ces contraintes ?
M. Jean-François Ricard. - Premièrement, il ne s'agit pas seulement des écoutes, qui sont désormais très limitées, mais de l'analyse des lieux de connexion, destinée à identifier les terroristes, à les localiser, à déterminer leurs activités et leurs relations sur la base des réquisitions obtenues. Ce travail porte essentiellement sur le domaine classique; le dark net relève, quant à lui, du pur renseignement. L'action menée à cet égard peut ensuite avoir une traduction judiciaire, mais elle reste très limitée.
Deuxièmement, les positions des autres pays d'Europe sont assez contrastées. Certains font la sourde oreille. Ils attendent que l'orage passe, à tort ou à raison : c'est le cas de l'Italie. D'autres, comme la Suède et l'Allemagne, ont cherché des demi-solutions. La plupart de ceux qui ont commencé à mettre en application la doctrine résultant des arrêts de la Cour de justice sont en grande difficulté.
Troisièmement et enfin, je comprends l'inquiétude de la CNPR. Pour ma part, je suis dans une situation un peu privilégiée, la notion de menace s'appliquant clairement aux questions terroristes. La notion de criminalité grave devrait être appréciée de manière objective ; néanmoins, la criminalité moins grave ne pourra pas se voir appliquer ces moyens d'investigation. Aussi, mes collègues risquent de se trouver démunis pour faire face, par exemple, à un vol à la tire dans le métro. Ces jurisprudences auront des conséquences très concrètes et très rapides pour la lutte contre l'insécurité.
Mme Claire Legras. - L'article 15 ne traite pas de la seule conservation à des fins judiciaires. Tel que rédigé, il assure une codification des remarques formulées par le Conseil d'État. Il distingue les catégories de données et comprend la notion de menace pour la sécurité nationale. Celle-ci doit être réévaluée tous les ans au moins et justifie seule la conservation généralisée des données de connexion. De plus, toutes les questions d'accès seront traitées dans les codes métiers - code de procédure pénale, code de la sécurité intérieure, etc.
Dans le domaine du renseignement, l'affaire Quadrature du Net a donné lieu à une audience sans précédent, qui a duré deux jours. Pas moins de seize États se sont associés pour plaider que la question traitée n'entrait pas dans le champ du droit de l'Union européenne et que les conséquences du jugement pouvaient être extrêmement graves. À présent, arrivera-t-on à reprendre la main ?
Un projet de règlement destiné à se substituer à la directive en cause est en discussion sur la scène européenne depuis quatre ans. Avec plusieurs de ses partenaires, la France propose d'y introduire un article excluant complètement du champ de la réglementation ce qui a trait à la sécurité nationale ; mais cette évolution, permise par le droit communautaire, n'est pas vue d'un très bon oeil par le Parlement européen.
M. Bertrand Dacosta, président de la Xe chambre de la section du contentieux du Conseil d'État. - La décision rendue par le Conseil d'État le 21 avril dernier est atypique à bien des titres, à commencer par son volume.
Dans cette affaire, le Conseil d'État a été confronté à une série de contentieux portant sur des demandes d'annulation du refus d'abroger les dispositions réglementaires faisant obligation aux opérateurs de communications électroniques de conserver de manière générale et indifférenciée les données de connexion. Étaient également contestés divers décrets pris pour l'application de la loi relative au renseignement, en 2015 et en 2016.
Ce contentieux a duré cinq ans : avant même les questions préjudicielles devant la Cour de justice, il a été assorti d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC).
L'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 6 octobre 2020 comporte une avancée notable : il reconnaît aux États membres la possibilité d'imposer une obligation de conservation généralisée et indifférenciée des données pour des motifs liés à la sécurité nationale. En revanche, la Cour réitère que cette obligation est exclue dans les autres cas, même pour des motifs liés à la lutte contre la criminalité grave, quelles que soient les garanties apportées en amont par la loi pour encadrer l'accès aux données.
À la suite des questions préjudicielles, le Conseil d'État a repris la main. Il a commencé par compléter le mode d'emploi antérieur, défini par son arrêt Arcelor de 2007, quant à l'articulation du droit national et du droit de l'Union européenne. Les requérants invoquaient la méconnaissance de la directive de 2002 par les décrets français. Quant au Gouvernement, il faisait valoir en défense que l'application de cette directive conduirait à méconnaître des exigences constitutionnelles : c'est cette seconde voie qui a été retenue par le Conseil d'État, suivant, en quelque sorte, un raisonnement « Arcelor inversé ». Les moyens tirés de l'inconventionnalité de dispositions nationales ont ainsi été écartés.
C'est sans doute extrêmement important du point de vue des principes, mais, bien que le principe soit fixé par cette décision du Conseil d'État, il n'y en a pas d'application en l'espèce, puisque le système français est sauvé ou sauvable grâce à l'ouverture, le 6 octobre dernier, relative à la sécurité nationale. Le Conseil d'État utilise cette « brèche » ; il interprète de manière souple l'arrêt de la CJUE sur la notion de sécurité nationale pour en tirer le maximum de portée, en jugeant que cette notion, au sens du droit de l'Union européenne, est identique à la définition de la sécurité nationale qui figure dans le code de sécurité intérieure.
Ainsi, dans la mesure où la France est soumise, depuis 2015, à des menaces particulièrement graves pour sa sécurité, le système de conservation généralisée des données, qui était valable en 2015, l'est toujours en 2021. Simplement, pour l'avenir, pour satisfaire à la jurisprudence de la CJUE, il faudra prévoir une clause de réexamen périodique.
Il reste, en matière de lutte contre la criminalité, une discordance entre le Conseil d'État et la CJUE, qui interdit toute obligation généralisée et indifférenciée de conservation des données ; la CJUE n'autorise, même pour la criminalité grave, qu'une conservation ciblée selon des critères géographiques ou personnels. Or un tel ciblage est techniquement irréaliste et dépourvu de pertinence opérationnelle.
Comment, dès lors, conserver le régime juridique français, qui permet au juge, lors d'une enquête pénale, d'accéder aux données conservées ? Pour cela, le Conseil d'État s'appuie sur les considérants 164 et 166 de l'arrêt de la CJUE. Selon le considérant 166, lorsque l'on dispose d'un vivier de données conservées dans un objectif déterminé, on ne peut pas l'utiliser dans un autre objectif ; toutefois, le considérant 164 évoque la possibilité d'un gel des données, que celles-ci aient été conservées spontanément par les opérateurs ou en raison d'une obligation imposée par les autorités nationales. Le Conseil d'État utilise cette souplesse et considère que, dans le cadre d'une enquête pénale, un juge peut, tout en respectant le droit d'Union européenne, utiliser les données issues de cette conservation rapide.
Le Conseil d'État récuse l'idée selon laquelle la gravité de l'infraction devrait être appréciée de manière objective et en amont, selon, par exemple, la peine encourue. Il préfère se fonder sur l'idée de proportionnalité. Pour reprendre l'exemple cité, en cas d'agression commise dans le métro pouvant être reliée à un réseau de délinquants, on doit pouvoir utiliser les données. C'est au juge pénal qu'il revient, dans ce cas, d'articuler le droit national et le droit de l'Union européenne et c'est la Cour de cassation qui déterminera in fine où se place le curseur.
Dès lors que l'on peut conserver ce qui paraissait, dans le droit français, nécessaire pour satisfaire à une exigence constitutionnelle, au prix d'une lecture extensive de l'arrêt de la CJUE, le Conseil d'État n'est pas tenu d'utiliser la contre-limite fixée par la décision. Il sauvegarde ce qui, dans le régime national, paraît être exigé par la Constitution. La décision du 21 avril, cet « Arcelor inversé », n'a pas vocation à être utilisée au quotidien par le juge administratif ; c'est un outil d'exception.
M. Daniel Calleja Crespo, directeur général du service juridique de la Commission européenne. - Je remercie le Sénat de son invitation, qui permet à la Commission européenne d'exprimer son point de vue sur une question fondamentale : l'articulation entre le droit de l'Union européenne et l'exercice du pouvoir régalien par les États membres.
Je veux d'abord rappeler certains principes fondamentaux. L'Union européenne est une union d'États membres souverains qui ont accepté de déléguer certaines compétences à une organisation supranationale. Les institutions européennes agissent donc en vertu du principe d'attribution des compétences, inscrit à l'article 5(2) du traité sur l'Union européenne (TUE), selon lequel l'Union européenne ne possède que les compétences qui lui ont été attribuées par les traités pour atteindre les objectifs prévus. Dans l'exercice de ces compétences, les institutions de l'Union doivent respecter le principe de subsidiarité et le principe de proportionnalité.
Le projet européen repose sur l'existence de valeurs communes aux États membres, qui justifient la mise en oeuvre de politiques communes. Depuis le fameux arrêt Costa contre ENEL de 1964, il est acquis que les traités ont institué un ordre juridique propre intégré au système juridique des États membres. Néanmoins, conformément à la devise de l'UE « unie dans la diversité », l'intégration européenne n'a pas pour but d'effacer les spécificités nationales ou régionales qui forment la richesse de notre continent : l'adoption de normes communes, par le législateur européen, et leur application par les juridictions nationales sous le contrôle de la CJUE ne doivent pas se faire au détriment de l'identité nationale des États membres.
J'en viens au respect de l'identité nationale prévu au paragraphe 2 de l'article 4 du TUE. En vertu de ce paragraphe, l'Union européenne doit respecter l'identité nationale des États membres et les fonctions essentielles de l'État, notamment la sauvegarde de la sécurité nationale, qui demeure de la seule responsabilité des États membres. Ainsi, lors de l'adoption des normes communes et de leur interprétation par la CJUE, les spécificités nationales doivent être prises en considération.
Néanmoins, le paragraphe 2 de l'article 4 ne saurait être invoqué par les États membres dans le seul but de déroger à l'application du droit européen ; l'argument de la sécurité nationale ne permet pas à un État membre de se soustraire à ses obligations en droit européen, sans quoi l'effectivité du droit de l'Union serait remise en cause. Dès lors que les traités ont prévu des compétences de l'Union dans certains domaines, l'Union peut et doit agir dans ces domaines.
Je vais me référer aux deux exemples évoqués précédemment.
Dans le cadre de la protection des données, le Parlement européen et le Conseil des ministres ont décidé, en application de l'article 16 du TFUE, de fixer des règles pour la protection des personnes physiques en matière de traitement des données à caractère personnel. Par ailleurs, l'article 153 du TFUE prévoit que les institutions européennes adoptent des directives dans le domaine des conditions de travail. Dans les domaines qui relèvent de la compétence de l'Union européenne, la protection de la sécurité nationale doit être conciliée avec les objectifs des acquis de l'Union. La CJUE vérifie que la conciliation est conforme aux droits et objectifs fondamentaux de l'Union européenne ainsi qu'à l'identité nationale des États.
La CJUE joue donc un rôle fondamental : elle doit garantir le respect et l'application uniforme du droit de l'Union européenne dans les vingt-sept États membres. Cette recherche d'équilibre entre le respect des identités nationales et l'application de règles communes est fondamentale pour le bon fonctionnement de l'Union. Dans ce contexte, les États membres doivent expliquer à la Cour les différentes contraintes qu'impose leur identité nationale, comme la France l'a fait dans le cadre des affaires des militaires slovènes et de la Quadrature du Net.
Dans ce dernier arrêt du 6 octobre 2020, la CJUE a reconnu qu'il appartient aux États membres de définir ce qui relève de la sécurité nationale et de prendre les mesures propres à l'assurer. En outre, l'objectif de sauvegarde de la sécurité nationale est susceptible de justifier des mesures comportant des ingérences dans les droits fondamentaux.
Toutefois, la CJUE a rappelé que la protection de la vie privée et familiale et la protection des données personnelles ne peuvent être ignorées. Toute ingérence dans les droits fondamentaux doit respecter le principe de proportionnalité et l'Union européenne doit assurer le respect des principes issus de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. C'est pour cela que la Cour a examiné l'argument de la sécurité à la lumière des exigences de protection des droits fondamentaux. Cette charte s'impose d'ailleurs aussi aux institutions de l'Union.
Cela dit, la CJUE s'est montrée soucieuse, dans son arrêt, de prendre en considération les spécificités nationales, liées notamment au risque d'attaques terroristes. À ce titre, elle a ouvert la possibilité de faire valoir une exception à la règle de non-conservation des données personnelles, au nom de la sauvegarde de la sécurité nationale. C'est cet aspect de l'arrêt Quadrature du Net qui constitue une évolution ciblée de la jurisprudence de la CJUE, qui accorde une position particulière à l'objectif de protection de la sécurité nationale et apporte des précisions sur la conservation de certaines métadonnées.
J'en viens à l'application de la directive Temps de travail aux astreintes de garde des militaires slovènes. Au travers de l'article 153 du TFUE, les États membres ont demandé à l'Union européenne d'agir dans le domaine des conditions de travail ; par conséquent, le droit dérivé adopté sur le fondement de cette base juridique peut avoir un impact sur des domaines relevant de la compétence des États membres. La France a clairement mis en avant les spécificités nationales qui justifient, selon elle, la non-application de cette directive aux activités militaires. Il appartiendra à la Cour de se prononcer, en mettant en balance ces spécificités et l'application uniforme du droit de l'Union. Les explications de la France ont été très utiles. C'est la seule puissance nucléaire de l'Union européenne et elle a des activités importantes à l'étranger en matière de politique de sécurité et de défense.
Dans ses observations, la Commission a plaidé pour une différenciation juridique entre, d'une part, la structure et l'organisation des forces armées, qui relèvent des États membres, et, d'autre part, la santé de leurs effectifs, qui est soumise au droit de l'Union. L'avocat général de la CJUE, qui a déjà rendu ses conclusions, a mis en avant la différence entre les conditions normales et les circonstances extraordinaires, pour justifier que la directive s'applique aux services courants de l'armée, mais non à certaines activités spécifiques. Il n'a pas exclu que les contraintes spécifiques d'un État membre résultant de ses multiples engagements puissent justifier que l'on déroge à la directive.
Je le rappelle, la juridiction nationale reste le juge de droit commun de l'Union européenne. Il incombe aux juridictions nationales de déterminer si les conditions énoncées par la CJUE sont remplies ou non. Le traité prévoit d'ailleurs un dialogue, au travers des questions préjudicielles, et l'arrêt de la CJUE a l'autorité de la chose interprétée. Le Conseil d'État était donc contraint d'appliquer, dans l'affaire Quadrature du Net, l'interprétation dégagée par la Cour, ce qu'il a fait.
Le respect, par les États membres, de la primauté du droit de l'Union est fondamental pour assurer l'effectivité de celui-ci, sans quoi il ne peut y avoir de droit de l'Union. La Commission a donc adressé, hier, une mise en demeure à l'Allemagne, puisque l'arrêt Weiss du 5 mai 2020 de la Cour constitutionnelle allemande viole le droit européen.
L'intervention de l'Union dans des domaines de plus en plus variés a augmenté le nombre de points de contact entre la législation européenne et certains domaines réservés aux États membres. Quand l'Union intervient dans un domaine dans lequel elle est compétente en vertu des traités, il faut trouver un équilibre entre les normes communes et les identités nationales. C'est pourquoi les États membres sont pleinement impliqués dans le processus décisionnel et peuvent faire entendre leur voix. Ils adoptent les directives européennes et, ce faisant, ils demandent aux institutions d'agir dans le domaine considéré. Ensuite, le juge national, qui est juge du droit de l'UE, doit appliquer ce droit aux cas d'espèce, sous le contrôle de la CJUE.
M. Guillaume Drago, professeur de droit public à l'Université Paris 2 Panthéon-Assas. - En écoutant les propos précédents, je me suis dit : « nous y sommes ! » Depuis qu'existent les communautés et l'Union européenne, la question de la répartition des compétences entre l'Union et les États membres pose des problèmes de principe. L'État doit pouvoir, au nom de la « réserve de souveraineté », s'abstraire du respect des obligations européennes quand elles portent atteinte à ses droits souverains.
Il y a un grand absent dans le débat d'aujourd'hui, c'est le Conseil constitutionnel, ainsi que sa jurisprudence, c'est-à-dire son interprétation de la participation de la France à l'Union européenne, son contrôle a priori et a posteriori des lois et son interprétation des réserves de constitutionnalité. Ces réserves ont été bien présentées par l'État français, dans le cadre de l'affaire de la Quadrature du Net. Je les rappelle : la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation, la recherche des auteurs d'infractions pénales, la lutte contre le terrorisme, la prévention des atteintes à l'ordre public et des atteintes à la sécurité des personnes et des biens. Ces principes sont qualifiés par le Conseil constitutionnel d'objectifs de valeur constitutionnelle qui doivent être conciliés avec l'exercice des libertés constitutionnellement garanties.
Toutefois, ces normes constitutionnelles de protection sont très faibles. Nous avons un système juridictionnel incantatoire, qui se réfère à ces principes, mais ceux-ci sont très peu efficients, y compris dans le contrôle de constitutionnalité. En effet, non seulement ils sont difficiles à invoquer dans les contentieux concrets de constitutionnalité a posteriori, dans le cadre des questions prioritaires de constitutionnalité, mais, en outre, ils s'adressent d'abord au législateur qui doit les respecter a priori et leur effectivité dans les cas pratiques est moins évidente voire inopérante. Enfin, la valeur juridique d'un objectif d'origine jurisprudentielle ne peut avoir la même valeur pratique que ce qui est prévu expressément dans un texte constitutionnel.
La faiblesse de ces principes constitutionnels se retrouve dans un élément jurisprudentiel dont on a, paradoxalement, peu parlé et auquel le Conseil constitutionnel n'a pas donné de contenu substantiel : les notions de « conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale » et d'« identité constitutionnelle de la France » ; selon moi, la jurisprudence constitutionnelle est très en deçà de ce que nous devrions défendre en matière de réserves de constitutionnalité. Elle gagnerait à s'inspirer à cet égard de la Cour constitutionnelle allemande.
Dans le débat sur la répartition des compétences entre l'Union européenne et les États, c'est à propos de sujets très concrets - le statut des militaires ou la liberté d'expression - que se trouve posée la question de ce qui relève de la réserve de constitutionnalité, de notre identité constitutionnelle. À ce sujet, le Conseil constitutionnel ne nous donne pas de réponse précise.
En face, l'article 4 du TUE précise que la sauvegarde de la sécurité nationale relève de la seule responsabilité des États membres. Or l'Union européenne fonctionne selon trois principes de base : le principe d'attribution des compétences, le principe de proportionnalité et le principe de subsidiarité. Quand on examine la jurisprudence de la CJUE, on constate que ces principes jouent majoritairement en faveur des compétences de l'Union européenne et très rarement, pour ne pas dire jamais, en faveur de la préservation des compétences des États membres, parce que, tout simplement, le système des traités a conduit au transfert d'éléments de souveraineté nationale à une instance supranationale et la seule limite reste la compétence de la compétence. C'est vrai, on n'a pas transféré à l'Union européenne la définition de ses propres compétences. La compétence de la compétence, c'est le propre de l'État : l'État est celui qui définit sa propre compétence.
Comment invoquer une réserve de compétence qui constituerait le coeur de l'identité constitutionnelle de la France ? À un moment donné, le Conseil constitutionnel devra nous dire ce que contient cette notion ; on ne peut pas avoir émis cette grande idée, en 2005, sous la présidence de Pierre Mazeaud, sans nous dire ensuite ce qu'elle recouvre. Le Conseil constitutionnel pourra alors s'en servir, tant lors des contrôles de constitutionnalité qu'à l'occasion des révisions des traités de l'Union européenne.
Il y a eu un débat vif au moment du traité de Maastricht en 1992 : on se demandait comment la France pouvait faire valoir des réserves de constitutionnalité, de compétence ou de souveraineté à l'égard de l'Union européenne. Plusieurs pistes avaient été avancées, notamment celle d'un contrôle préalable du Parlement sur une négociation engagée entre le Gouvernement et les instances de l'Union ; cela aurait permis de définir la réserve de souveraineté au-delà de laquelle le Gouvernement ne peut aller lors du transfert d'une compétence ou de la rédaction d'un acte.
On en a l'illustration avec le statut des militaires : il y a là une réserve de souveraineté à laquelle on ne pourra déroger sans détruire la substance du militaire dans notre pays. Cette réserve, il faudrait la faire valoir plus tôt dans le processus d'élaboration du droit européen, en précisant d'emblée que la France ne signera pas une modification d'un acte communautaire. Il faudrait d'ailleurs réfléchir à la façon dont cette réserve constitutionnelle pourrait être sollicitée du Conseil d'État, par exemple, ou du Conseil constitutionnel. Ce contrôle préalable du Parlement existe au Danemark où le Parlement donne mandat au gouvernement pour discuter avec l'UE mais en fixant les limites de cette discussion tenant à la réserve constitutionnelle de souveraineté ; on nous parle des principes d'attribution, de proportionnalité et de subsidiarité, donc, soyons subsidiaires !
Enfin, il faut se pencher sur la structure des relations entre l'ordre national et l'ordre international. Les articles 54 et 55 de la Constitution ne permettent pas au Conseil constitutionnel d'exercer un contrôle de conventionnalité des lois. L'Article 55 pose une règle de conflit entre la loi, le traité et la Constitution, mais qu'est-ce qui interdirait au Conseil constitutionnel et au Conseil d'État de se saisir de ce contrôle de conventionnalité au regard des exigences constitutionnelles ?
Quant à l'article 54, c'est le moyen pour des traités internationaux de laisser de côté la règle constitutionnelle ; ne faut-il pas inverser cette règle ? Les traités peuvent entrer dans l'ordre interne, mais ils ne doivent pas dépasser une réserve de constitutionnalité, telle que le Conseil constitutionnel la définirait. On le sait, le résultat de l'article 54, c'est que la Constitution cède devant le traité...
Il y a peut-être un peu d'espoir du côté de la Cour européenne des droits de l'homme, dont deux décisions du 25 mai dernier admettent le principe de la surveillance électronique de masse, en se référant à la notion de « marge nationale d'appréciation », notion habituelle dans sa jurisprudence. Il pourrait y avoir une convergence entre cette marge nationale d'appréciation et ces réserves de constitutionnalité.
Mme Hélène Gaudin, professeure de droit public à l'Université Toulouse 1 - Capitole, directrice de l'Institut de Recherche en Droit européen, international et comparé. - Je développerai trois sujets : la sécurité nationale, la protection des données et les évolutions du droit de l'Union ainsi que les résistances potentielles à la jurisprudence de la CJUE.
L'arrêt Quadrature du Net d'octobre dernier constitue une évolution majeure de la jurisprudence de la CJUE, parce qu'il précise explicitement que la sécurité nationale peut être invoquée pour la conservation généralisée et indifférenciée des données. La Cour s'appuie sur l'article 6 de la charte des droits fondamentaux, notamment sur le principe de sûreté : on a droit à la liberté, mais aussi à la sûreté et, sans la sûreté, d'autres droits peuvent être violés. Cet élément pourra donc être pris en compte par les juridictions nationales ; le Conseil d'État l'a fait.
Néanmoins, il faut rappeler qu'il s'agit d'un cas « extrêmement dérogatoire », car, pour la CJUE, le principe est la protection des données, comme elle l'a rappelé dans l'arrêt Digital Right de 2014. D'ailleurs, le même jour que l'arrêt Quadrature du Net, la Cour rappelle dans un arrêt Privacy International que l'on ne peut pas procéder à la conservation généralisée et indifférenciée des données si la sécurité nationale n'est pas mise en cause.
Le Conseil d'État a placé d'emblée le débat dans le cadre du droit de l'Union puisqu'il a posé une question préjudicielle à la CJUE ; dès lors que l'on pose une question préjudicielle à la Cour, il me paraît inimaginable de ne pas respecter l'arrêt de celle-ci, comme l'a fait la Cour constitutionnelle allemande dans l'arrêt Weiss. En demandant une précision à la Cour et en n'appliquant pas son arrêt, on sape les bases du système juridique, on viole la tradition juridique sur laquelle se fondent nos systèmes juridiques.
Il faut s'inscrire dans le cadre d'un dialogue et expliquer à la Cour les problèmes qui se posent. La Cour peut faire évoluer sa jurisprudence, ce qu'elle a fait au travers de l'arrêt Quadrature du Net. Dans le cadre des arrêts préjudiciels, la Cour exerce un contrôle de proportionnalité in abstracto et il incombe aux juridictions nationales de les recevoir. Si l'application de l'arrêt pose problème, il faut revenir devant la Cour pour le lui expliquer.
J'en viens à la sécurité nationale. L'article 4 du TUE définit ce qu'est l'État dans l'Union européenne. La CJUE a elle-même indiqué que l'Union était constituée d'États. L'article 4 a trois paragraphes : le premier stipule le principe d'attribution des compétences de l'Union, le deuxième mentionne l'égalité des États membres, l'identité nationale et les fonctions essentielles de l'État, dont la sécurité nationale, et le troisième institue le principe de coopération loyale.
On peut dissocier ces éléments entre eux et les États peuvent les invoquer devant la CJUE ; le paragraphe 1 est la base juridique du contrôle de l'ultra vires. Le paragraphe 2 permet d'invoquer l'identité nationale - comme le font déjà les juges constitutionnels allemands et italiens - mais aussi les prérogatives régaliennes (fonctions essentielles de l'État) et la sécurité nationale.
La rédaction de l'article 4, paragraphe 2, du TUE est étonnante : « L'Union [...] respecte les fonctions essentielles de l'État, notamment celles qui ont pour objet d'assurer son intégrité territoriale, de maintenir l'ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre. » Cette formulation me fait penser à l'article 16 de la Constitution, qui fait référence à des circonstances particulières.
Par ailleurs, la charte des droits fondamentaux ne comporte pas de clause sur les régimes de crise. Le régime de crise est donc créé par la CJUE, qui a expliqué que, si l'article 15 de la Convention européenne des droits de l'homme était déclenché, on entrait dans le régime dérogatoire. L'article 4, paragraphe 2, correspond-il à ce régime dérogatoire ?
À l'instar de l'identité nationale, le respect de fonctions essentielles de l'État doit faire l'objet d'une définition partagée entre les États et l'Union.
Je conclus avec la question de l'évolution du droit de l'Union et des résistances nationales ; peut-on transposer à des domaines régaliens des raisonnements relatifs au marché notamment issus de la jurisprudence de la CJUE ? À mon avis, oui, parce que ces raisonnements ne sont pas marqués par l'économie. Simplement, la Cour devra prendre en considération la sensibilité des domaines régaliens ou sociétaux.
En tout cas, j'y insiste, on ne peut pas s'exonérer du respect d'un arrêt de la Cour quand on lui a demandé son avis. Cela met à mal le respect du droit sur lequel est basé notre société.
M. Jean-Yves Leconte. - Si l'on n'affirme pas la primauté du droit de l'Union, cela posera de réels problèmes de mise en oeuvre des politiques européennes et de respect de l'égalité devant les politiques européennes. On peut difficilement envisager que le droit européen soit soumis à toutes les cours constitutionnelles européennes. En acceptant une telle évolution, on validerait la position de la Pologne ou de la Hongrie à l'égard de l'État de droit.
Ces difficultés ne sont pas étonnantes : le droit européen s'est construit sur des politiques d'abord économiques et, puisque les domaines d'intervention de l'Union européenne s'élargissent - Schengen, Frontex, le droit de la nationalité avec la vente de celle-ci, etc. -, des contradictions se font jour, par exemple en matière de surveillance des frontières ou de droit de la nationalité.
Ce n'est donc pas un sujet technique, c'est un sujet profondément politique, celui de la construction européenne. Sommes-nous capables d'assumer les conséquences de la construction européenne ? Jusqu'à présent, on considérait que la sécurité nationale relevait exclusivement des États membres ; mais on se rend compte que notre protection n'est plus assurée si ce principe demeure absolu.
M. Alain Richard. - Je suis en désaccord complet. La construction européenne est fondée sur une fédération d'États nations souverains, qui mettent en commun des compétences limitées par les traités et négociées à la virgule près. Ce qui n'est pas attribué à l'Union reste de la compétence nationale et cela ne peut fonctionner qu'ainsi. Il ne me paraît pas pertinent de mettre ce principe vital en parallèle avec la surveillance de l'État de droit en Hongrie ou en Pologne, dans des domaines où la compétence est partagée. Ce n'est pas parce que la Cour peut exercer son contrôle sur les compétences partagées qu'elle peut le faire dans des domaines relevant des États et qu'ils n'ont pas partagés. Si l'on ne rétablit pas le partage des compétences prévu dans les traités, il en résultera des difficultés, y compris pour l'Union, car la France ne sera pas la seule à considérer que c'est un débordement d'une institution de l'Union sur le principe qui reste depuis le traité de Westphalie le principe de souveraineté nationale.
M. Jean-François Rapin, président. - La question sur le droit du travail des militaires ne peut-elle s'apparenter à une nouvelle offensive en faveur d'un élargissement des compétences partagées??
M. Jean-Yves Leconte. - En Pologne et en Hongrie, on excipe chaque jour de la spécificité des systèmes juridiques.
M. Daniel Calleja Crespo. - Cette question constitue le coeur du débat.
L'Union européenne est le résultat d'un traité international qui a été signé et ratifié par des États souverains ; son originalité est que, pour la première fois, des États ont confié à des institutions communes des politiques communes et la capacité de les faire appliquer sous le contrôle de la Cour. Certains domaines relèvent de la compétence exclusive de l'Union, certains autres de la compétence nationale et il y a des domaines de compétence partagée.
Il n'y a ni débordement ni ingérence ; simplement, la CJUE était appelée à interpréter des dispositions communautaires approuvées par tous les États membres : la directive sur la conservation des données et la directive sur le temps de travail. Dans l'arrêt Quadrature du Net, la Cour devait décider jusqu'à quel point cette directive s'appliquait et à partir de quel moment les considérations de sécurité pouvaient s'y opposer. Elle a rendu un jugement équilibré ; elle a même admis que, en cas de menaces graves pour la sécurité nationale, réelles et prévisibles, l'on pouvait conserver les données de manière généralisée et indifférenciée.
Le système évolue sans cesse, au travers notamment du droit dérivé, puisque les directives sont modifiées ou clarifiées. Le débat sur l'équilibre entre les droits fondamentaux et la sécurité est permanent, riche et salutaire, à l'échelle nationale, européenne et mondiale. Il faut se féliciter que l'on ait les instruments et les mécanismes et les institutions permettant de trouver, dans le cadre de la coopération loyale, des solutions équilibrées.
M. Philippe Bonnecarrère. - Je suis un farouche partisan de la construction européenne, mais les États membres ont délégué les questions de temps de travail, non notre politique de défense. Les modalités de temps de travail d'un militaire ne relèvent pas, selon moi, de questions sociales ; il s'agit d'une question de défense. Les conclusions de l'avocat général ont été très perturbantes et notre pays attend avec beaucoup d'inquiétude cet arrêt du 15 juillet prochain qui peut toucher à l'essentiel.
Vous indiquez à juste titre, M. Calleja Crespo, que nous avons adopté la directive sur le temps de travail sans demander d'exception, mais personne ne pouvait imaginer que l'on nous demanderait de l'appliquer aux forces armées. Sommes-nous protégés par l'article 4, paragraphe 2, ou devons-nous prévoir systématiquement, dans toutes les directives à venir, la mention « sous réserve des dispositions en matière de sécurité nationale » ? Ce que Mme Legras et M. Ricard ont indiqué dans leur propos introductif relève pour nous de l'évidence.
Sur l'aspect constitutionnel, les propos de ce matin soulèvent la question de la hiérarchie des normes. L'idée que l'on puisse engager une procédure d'infraction à l'encontre d'un pays en raison de décisions prises par sa cour constitutionnelle me plonge dans un étonnement complet, dans un abîme de perplexité.
M. Daniel Calleja Crespo. - Je commence par la fin : il ne faut pas être perplexe à l'égard de cette procédure, il faut l'être à l'égard de ce qu'a fait la cour de Karlsruhe, qui, après avoir consulté la CJUE, a décidé d'écarter l'interprétation de celle-ci et de se prononcer elle-même sur le droit européen. Nous avons adopté un système organisé, approuvé par tous les États membres, dans lequel une institution est chargée d'interpréter le droit européen ; nier sa compétence mine les fondements du droit européen.
Sur la question du temps de travail des militaires, la Commission a indiqué qu'il fallait distinguer entre la structure, la dotation, l'organisation des forces armées - compétence régalienne des États membres - et les questions liées à la santé et à la sécurité des effectifs. En la matière, nous devons attendre que la Cour se prononce. Quand ce sera fait, la juridiction nationale appliquera l'arrêt au cas d'espèce, dans le cadre de la coopération loyale.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous prie de m'excuser, je dois désormais vous quitter.
M. Guillaume Drago. - De quoi devons-nous être étonnés ? Mais de rien ! Nous savons tout cela depuis 1951, depuis 1957, depuis les arrêts Van Gend en Loos de 1963, Costa contre ENEL de 1964, et surtout Internationale Handelsgesellschaft de 1970, selon lequel « l'invocation d'atteintes portées soit aux droits fondamentaux tels qu'ils sont formulés par la Constitution d'un État membre soit aux principes d'une structure constitutionnelle nationale ne saurait affecter la validité d'un acte de la Communauté ou son effet sur le territoire de cet État ». On ne peut donc pas être étonné ! Simplement, jusqu'à présent, on a adopté une politique d'évitement ; sagement, les juridictions ne sont pas allées au contact avec la CJUE. Aujourd'hui, la France n'est pas la seule à réagir, puisque la cour constitutionnelle allemande, qui n'est pas la moins prestigieuse, sait très bien ce qu'elle fait.
Par ailleurs, on a signé les traités, dont l'article 267 du TFUE, qui fait de la CJUE l'interprète unique des traités et du droit dérivé. Dès lors que l'on a confié cette fonction à la Cour, il ne faut pas s'étonner qu'elle l'utilise à fond. C'est d'ailleurs parce que la Commission pense que la cour constitutionnelle allemande a fait une interprétation allant au-delà de ses compétences vis-à-vis de la CJUE qu'elle a engagé cette procédure. On ne peut reprocher à la CJUE d'exercer pleinement sa compétence.
D'où l'idée que les États fassent prévaloir des réserves de constitutionnalité préalables, dès l'ouverture des discussions sur une directive ; pour cela, le Gouvernement doit s'appuyer sur le Parlement, qui peut se saisir de ces questions.
Mme Hélène Gaudin. - La CJUE a de grandes difficultés à définir ce qu'est un État au sein de l'Union. Cela émerge un peu, au travers notamment de la prise en considération de l'article 4 du TUE, en raison des résistances qui apparaissent. La Cour devra prendre davantage en considération ce qui touche à la sûreté, car l'Union européenne n'étant pas compétente en la matière, elle n'en tenait pas véritablement compte jusqu'à présent.
Je comprends que l'on puisse être choqué par l'affaire Weiss, mais quand les juges nationaux - constitutionnels, administratifs ou judiciaires - posent une question à la Cour de justice pour lui demander une interprétation d'un article du traité ou d'un acte de droit dérivé, ils se placent sous sa compétence en tant que juge ; dès lors, il est difficile de ne pas appliquer une interprétation, même si elle ne convient pas. Du reste, la CJUE avait senti le danger et avait interprété le traité de façon rigoureuse dans l'arrêt Gauweiler. Si l'on veut violer le droit de l'Union, on ne pose pas une question préjudicielle à la CJUE...
Pour ce qui concerne les relations entre la CJUE et les juges nationaux, on constate de plus en plus l'importance du premier mot : la façon de poser la question, d'expliquer la situation a une importance majeure pour l'arrêt préjudiciel.
Mme Claire Legras. - On peut se demander ce qui, de l'identité constitutionnelle ou de l'ultra vires, est le plus perturbateur pour l'ordre juridique européen. Vous indiquez, monsieur Leconte, que chaque pays va invoquer son identité constitutionnelle, ce qui sera un ferment de désunion. L'ultra vires permettait de traiter la question du renseignement régalien, mais non les questions de la justice pénale et, dans les deux cas, il s'agit de contrôles qui doivent être maniés dans des circonstances exceptionnelles. La barrière issue de la jurisprudence Mazeaud sur l'identité constitutionnelle de la France fait-elle l'affaire ? Aucun contenu concret n'a été donné à cette notion et, par ailleurs, on est dans un système sans supraconstitutionnalité.
La primauté du droit européen trouve aussi sa source dans la Constitution, avec l'obligation constitutionnelle de transposition des directives, mais, dans des circonstances exceptionnelles, on doit se rappeler que l'ordre constitutionnel est premier, ce qui n'est évidemment pas partagé par la Commission ni par la CJUE. Dès lors que l'on touche aux « conditions essentielles d'exercice de la souveraineté », il faut faire prévaloir la Constitution.
La jurisprudence Arcelor et Arcelor « revisitée » du Conseil d'État a déjà franchi un pas supplémentaire ; elle n'est pas articulée avec la notion d'identité constitutionnelle, elle s'attache de manière concrète à l'effectivité de principes constitutionnels. Le Conseil accepte donc déjà de vérifier, non simplement une identité de principes, mais encore la manière dont des principes peuvent être protégés à l'échelon européen. Cela me semble plus à la hauteur des enjeux.
On a beaucoup parlé des questions juridiques et des difficultés opérationnelles liées à notre débat de ce matin ; pour ma part, je crois qu'il y a également des difficultés institutionnelles, parce que l'on constate que la CJUE est en train de prendre un rôle prédominant sur les questions régaliennes. Il y a les questions de défense, mais il y a aussi des affaires pendantes touchant aux données des dossiers passagers (PNR), au système d'information Schengen, à une affaire pénale irlandaise très grave ou encore à des suites de la jurisprudence Tele2. Cela prend une place déterminante.
Or, à vingt-sept, il est extraordinairement difficile de produire de la législation sur ces sujets. La CJUE devient alors la première source de production du droit de l'Union, avec une volonté intégratrice et une logique téléologique qui la conduisent à faire prévaloir tel article mal rédigé d'une directive sur l'article 4, paragraphe 2, du TUE ; on peut considérer que cela posera, à terme, des problèmes de nature démocratique.
M. Guillaume Drago. - Je suis tout à fait d'accord. On peut néanmoins faire la même remarque sur la notion de « conditions essentielles d'exercice de la souveraineté », dégagée par le Conseil constitutionnel dans les années 1970 : on ne sait pas ce que c'est ! Le Conseil fait de ses concepts des butées, au-delà desquelles le traité deviendrait contraire à la Constitution ; mais ce n'est pas ce que l'on demande à un juge constitutionnel, on lui demande une direction, du contenu. Sans cela, ce n'est pas la peine d'avoir un contrôle de constitutionnalité de la loi ; le Conseil d'État et la Cour de cassation peuvent le faire très bien... On veut savoir ce qu'il y a derrière ces concepts, ou alors il ne faut pas les énoncer.
Deuxième sujet : les matières concernées par la jurisprudence de la CJUE. La décision revient aux instances politiques de l'Union ; la réunion des chefs d'État ou de gouvernement doit dire que telle ou telle matière ne relève pas des compétences partagées, qu'elle relève des compétences souveraines. C'est une décision politique, qui peut être bien fondée si les juridictions nationales ont marqué des limites claires, sans nécessairement entrer en confrontation avec la CJUE. Celle-ci agit dans son périmètre de compétence au regard des traités ; elle ne sort de son périmètre de compétence que parce que les États n'ont pas su lui donner des limites sur les matières qui relèvent de son contrôle.
M. Jean-Yves Leconte. - On pourrait aussi imaginer que des compétences exclusives des États soient partagées, afin d'éviter la contradiction.
M. Jean-François Rapin, président. - Ce serait donc une démarche intégratrice.
M. Alain Richard. - Le traité dit tout !
M. Jean-François Rapin, président. - Je vous remercie de cette discussion passionnante. Nous pourrions en envisager une nouvelle, à l'issue des décisions qui seront prises prochainement.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à midi.