M. Dominique De Legge, rapporteur spécial
TROISIÈME PARTIE :
LA FRAGILITÉ ET
L'INSINCÉRITÉ DU BUDGET 2015
I. LE POIDS DES OPÉRATIONS EXTÉRIEURES
A. UN NIVEAU DE DÉPLOIEMENT QUI PÈSE SUR LES MATÉRIELS ET LA PRÉPARATION DES FORCES
1. La dégradation de la disponibilité des matériels
Les multiples retards et reports subis par les programmes d'équipement font aujourd'hui durement sentir leurs effets, les multiples opérations extérieures (OPEX) engagées par la France mettant sous tension des capacités déjà très entamées.
La disponibilité des matériels est particulièrement dégradée sur les théâtres d'opération et, a fortiori, en métropole la priorité étant naturellement donnée aux OPEX.
Le déficit capacitaire est criant s'agissant des hélicoptères, les nouveaux matériels Tigre et Caracal répondant mal à des conditions sahéliennes particulièrement abrasives.
De même, les véhicules de l'avant blindé (VAB), d'une moyenne d'âge de trente ans, ont subi un vieillissement accéléré au Mali, alors même que ceux revenus d'Afghanistan n'ont pas encore été reconditionnés.
Confiée à un industriel, la remise en condition des VAB s'étalera jusqu'en 2019. Leur disponibilité restera d'ici-là très limitée.
Par ailleurs, comme votre rapporteur spécial l'a signalé dans son rapport, fait au nom de votre commission des finances, sur les externalisations en opération extérieure 4 ( * ) , les récentes OPEX ont révélé d'inquiétantes lacunes capacitaires dans le domaine du transport stratégique et celui du ravitaillement en vol.
Si les livraisons d'A400M devraient, progressivement et partiellement, contribuer à améliorer les capacités de projection de nos forces armées, les MRTT n'arriveront au plus tôt qu'en 2018. La commande du premier appareil est attendue d'ici à la fin de l'année et celle des huit suivants pour 2015. Ils remplaceront les C135, dont le premier a été livré à l'armée de l'air en février 1969 et qui nécessite désormais une maintenance constante et particulièrement lourde. Leurs limites opérationnelles et leurs problèmes de disponibilité se sont fait particulièrement sentir durant l'opération Serval au Mali et continuent de constituer un handicap sérieux pour la conduite de l'opération Barkhane.
2. Les conséquences sur la préparation des forces
De manière générale, le manque de disponibilité des matériels pèse sur le volume et la qualité de la préparation des militaires en garnison, alors que la loi de programmation militaire se fixait comme objectif de redresser un niveau de préparation des forces armées très dégradé durant la période précédente, notamment afin de le rapprocher des standards de l'OTAN.
En outre, l'entrainement des unités susceptibles d'être déployées se concentre sur la préparation opérationnelle spécifique aux théâtres d'opération, au détriment de l'instruction générique.
B. UN SURCOÛT OPEX LOURDEMENT SOUS-ÉVALUÉ
Le montant des surcoûts OPEX pour l'année 2014 est estimé à 1 127 millions d'euros, alors que la provision inscrite en loi de finances initiale s'élevait à 450 millions d'euros.
Surcoûts OPEX par opération de 2008 à 2014
(en millions d'euros)
Zone |
Théâtre |
Opération |
2008 |
2009 |
2010 |
2011 (6) |
2012 |
2013 |
2014 (7) |
Europe |
Kosovo |
TRIDENT |
103,4 |
81,8 |
64,7 |
47,3 |
39,9 |
33,5 |
19,3 |
Bosnie |
ASTREE |
5,2 |
2,4 |
0,1 |
/ |
/ |
2,2 |
2,4 |
|
Afrique |
Libye |
HARMATTAN |
/ |
/ |
/ |
368,5 |
/ |
/ |
/ |
RCI |
LICORNE (1) |
107,6 |
72,7 |
65,9 |
64,0 |
63,1 |
60,7 |
62,3 |
|
Tchad |
EUFOR TCHAD |
109,8 |
68,0 |
0,3 |
/ |
/ |
/ |
/ |
|
EPERVIER (2) |
93,2 |
111,9 |
84,6 |
97,4 |
115,5 |
105,6 |
189,7 |
||
Sahel |
SERVAL (2) (3) |
/ |
/ |
/ |
/ |
/ |
641,7 |
293,6 |
|
EUTM MALI |
/ |
/ |
/ |
/ |
/ |
8,2 |
6,4 |
||
République
|
BOALI |
13,3 |
11,1 |
11,5 |
12,6 |
14,3 |
27,5 |
/ |
|
SANGARIS (4) |
/ |
/ |
/ |
/ |
/ |
/ |
233,7 |
||
EUFOR RCA |
/ |
/ |
/ |
/ |
/ |
/ |
15,1 |
||
Océan Indien |
ATALANTE (5) |
/ |
21,0 |
41,5 |
29,4 |
30,1 |
19,3 |
13,9 |
|
Asie |
Liban |
DAMAN |
81,4 |
90,3 |
83,3 |
78,6 |
76,3 |
56,5 |
57,4 |
Afghanistan |
PAMIR HERACLES EPIDOTE |
292,4 |
387,2 |
482,7 |
518,3 |
485,3 |
249,6 |
132,7 |
|
Autres |
HAITI |
/ |
/ |
5,6 |
0,7 |
/ |
/ |
/ |
|
autres opérations |
24,0 |
24,1 |
20,0 |
29,7 |
48,9 |
45,4 |
92,5 |
||
Total |
830,3 |
870,5 |
860,1 |
1 246,5 |
873,4 |
1 250,2 |
1 119,0 |
(1) LICORNE + CALAO/ONUCI + CORYMBE
(2) Les opération EPERVIER et SERVAL, regroupées sur le plan opérationnel (opération BARKHANE) depuis le 1 er août 2014 restent suivies séparément sur le plan financier durant toute l'année 2014.
(3) SERVAL + MISMA/MINUSMA
(4) SANGARIS + MISCA/MINUSCA
(5) ATALANTA (opération de l'UE) y compris le volet français de l'opération consistant à fournir des équipes de protection embarquées (EPE) à certains navires.
(6) Il s'agit des surcoûts en AE ; l'écart de 76 millions d'euros avec les CP (1 171 millions d'euros) résulte du paiement prévu en 2012 du reste des livraisons de munitions destinées à reconstituer le stock tiré en Lybie.
(7) A cette prévision de surcoût s'ajoute la perte de recettes hospitalières du service de santé des armées en raison du niveau important de projection en OPEX des équipes chirurgicales. Cette perte est évaluée à 8,5 millions d'euros pour 2014.
Source : ministère de la défense
La provision pour surcoûts OPEX est dépassée presque chaque année, même si des efforts ont été faits pour une meilleure budgétisation. Ainsi, en 2013, la provision prévue en loi de finances initiale aurait couvert le surcoût OPEX si la France n'avait pas été conduite à intervenir au Mali dans le cadre de l'opération Serval.
Cette insuffisance chronique pose problème au regard du principe de sincérité budgétaire.
L'insincérité de la provision prévue dans le projet de loi de finances pour 2015 est d'ailleurs flagrante. Le montant inscrit, pour conforme qu'il soit à la loi de programmation militaire 2014-2019, ne suffira pas pour financer les opérations en cours qui se poursuivront l'année prochaine.
Questionné par votre rapporteur spécial au sujet de la prévision des surcoûts OPEX pour 2015, le ministère de la défense a simplement répondu qu'il était « prématuré d'établir une estimation des surcoûts, les orientations pour les OPEX devant être arrêtées au cours du dernier trimestre 2014 ».
De fait, la dotation inscrite à l'action 6 « Surcoûts liés aux opérations extérieures » du programme 178 dans le projet de loi de finance 2015 s'élève à 450 millions d'euro, conformément à la loi de programmation militaire 2014-2019, alors même que plusieurs opérations ont été déclenchées depuis l'adoption de ce texte.
Le ministère explique ainsi qu' « après une année 2014 de transition, l'évolution du dispositif militaire stationné à l'étranger traduit la mise en cohérence du dispositif de financement des OPEX avec les orientations du Livre blanc ».
Ainsi, « au-delà des aléas inévitables inhérents aux OPEX », se poursuivra la mise en oeuvre des « mesures permettant de s'inscrire dans la dotation prévue dans la LPM à travers :
« - le désengagement des forces françaises de certaines opérations extérieures : finalisation du désengagement d'Afghanistan, fin de l'opération au Kosovo en juin 2014 et de l'opération Licorne en République de Côte d'Ivoire le 1er janvier 2015, fermeture du centre médico-chirurgical en Jordanie en décembre 2013, réduction de notre participation à l'opération Atalante de lutte contre la piraterie dans la Corne de l'Afrique ;
« - le réaménagement de nos forces pré-positionnées en Afrique qui est en cours, avec une baisse des effectifs au Gabon et à Djibouti, et la création d'une base opérationnelle avancée en Côte d'Ivoire. »
De toute évidence, ce montant sera à nouveau dépassé en 2015. En effet, une partie « des aléas inévitables inhérents aux OPEX » sont en réalité des certitudes, en particulier la poursuite des opérations dans la bande sahélo-saharienne, en République Centrafricaine et en Irak.
D'ailleurs, le ministère de la défense ne manque pas de rappeler qu' « en tout état de cause, et conformément à l'article 4 de la LPM, les surcoûts excédant la dotation de 450 millions d'euros, hors titre 5 et nets des remboursements des organisations internationales, feront l'objet d'une demande de financement interministériel ».
Or cette garantie n'a qu'une valeur relative. S'il est vrai qu'il est dans l'intérêt du ministère de la défense de minimiser le surcoût OPEX au sein de l'enveloppe constante que représente son budget, le « financement interministériel » d'un éventuel dépassement est loin d'être indolore pour la mission « Défense ».
C. LE FINANCEMENT INTERMINISTÉRIEL DU SURCOÛT OPEX : UNE GARANTIE TRÈS IMPARFAITE
L'article 4 de la loi de programmation militaire 2014-2019, qui prévoit que « la dotation annuelle au titre des opérations extérieures est fixée à 450 millions d'euros », dispose, comme la loi de programmation militaire 2009-2014, qu' « en gestion, les surcoûts nets, hors titre 5 et nets des remboursements des organisations internationales, non couverts par cette dotation qui viendraient à être constatés sur le périmètre des opérations extérieures font l'objet d'un financement interministériel ».
Certains ont voulu croire que le financement interministériel prévu par la loi de programmation militaire constituait une protection claire et solide des crédits d'équipement de la défense, qui ne pourraient ainsi être ponctionnés pour couvrir le surcoût lié aux opérations militaires que la France conduit pour préserver sa sécurité et assumer ses responsabilités internationales.
Il faut pourtant relever que le mécanisme de solidarité interministérielle, qui finance également les besoins d'autres missions, met à contribution la mission « Défense », en principe à proportion de son poids dans le budget général. La Cour des comptes estime ainsi que la mission « Défense » finance 20 % du dépassement OPEX, soit environ 110 millions d'euros en 2013.
En réalité, cette disposition laisse une large latitude au Gouvernement pour faire peser sur la défense plus que sa part des dépenses imprévues nécessitant la mise en oeuvre du mécanisme de solidarité.
S'agissant des « 20 % de participation aux surcoûts du ministère de la défense », le ministre de la défense a ainsi expliqué à nos collègues députés de la commission de la défense nationale et des forces armée de l'Assemblée nationale « qu'il faudra discuter âprement ».
Ces discussions n'ont visiblement pas tourné en faveur du ministère de la défense : la mission « Défense », devrait, selon le projet de décret d'avance et le projet de loi de finances rectificative de fin d'année, assumer à elle seule plus de 30 % des annulations de crédits constituant le gage des dépenses financées de manière interministérielle.
Le programme 146 supporterait l'essentiel des annulations, s'élevant à 572 millions d'euros, alors qu'il a déjà subi 650 millions d'euros d'annulation de crédits en 2013. Le calendrier d'investissement de la loi de programmation militaire serait gravement remis en cause et le report de charge encore alourdi.
Ce mécanisme revient à mettre une partie du surcoût OPEX en auto-assurance, ce qui n'est pas conforme à l'intention ni à la lettre de la loi de programmation militaire. Il permet au Gouvernement de subvertir les fortes garanties dont législateur a voulu, dans un large consensus politique, entourer les ressources de la défense.
Il en résulte une situation paradoxale : le fait même que le contexte international et la dégradation sécuritaire imposent des interventions militaires sur des théâtres extérieurs contribue à dégrader les ressources que la France consacre à sa défense. Plus la France s'engage dans des opérations extérieures, plus elle rogne les moyens matériels et financiers de ses armées.
Cet engrenage, potentiellement désastreux, adresse un message d'une grande ambivalence à nos forces armées, nos alliés et nos ennemis.
* 4 « Les externalisations en opération extérieure, un outil à manier avec précaution, rapport n° 673 (3013-2014).