V. RAPPORT SÉNAT N° 111 TOME III (2010-2011) ANNEXE 23

ARTICLE 100

Décristallisation des pensions civiles et militaires de retraite

Commentaire : le présent article vise à aligner, à compter du 1 er janvier 2011, les modalités de calcul des pensions civiles et militaires des retraites des anciens combattants ressortissants de pays ou territoires ayant été placés sous la souveraineté de la France sur les mêmes valeurs de points et d'indices que celles prises en compte pour les ressortissants français, conformément à la décision du Conseil constitutionnel n° 2010-1 QPC du 28 mai 2010.

La portée du présent article est historique , à plusieurs titres.

D'abord, il répond à une longue attente des anciens combattants ressortissant des territoires autrefois placés sous la souveraineté de la France pour bénéficier de pensions équivalentes à celles de leurs frères d'armes français. En effet, voici plus de cinquante ans que le principe de « cristallisation » des pensions , rente ou allocation viagère imputées sur le budget de l'Etat, a remplacé le droit à pension par une indemnité non susceptible de revalorisation, sauf mesure expressément dérogatoire. Aujourd'hui encore, près de 32 000 anciens combattants de la seconde guerre mondiale, puis des guerres d'Indochine et d'Algérie, se voient appliquer ce régime en raison de leur nationalité. Le film Indigènes , de Rachid Bouchareb, avait ravivé en 2006 la nécessité de mettre fin à cette inégalité et, en conséquence, à la suite d'une décision de Jacques Chirac, alors Président de la république, la loi de finances pour 2007 avait opéré un commencement de « décristallisation », mais pour les seules « prestations du feu », à l'exclusion des pensions de retraite. A la suite de la décision du Conseil constitutionnel du 28 mai 2010 qui a déclaré « contraires aux principes d'égalité » les lois instituant ces différences de pensions entre anciens combattants français et étrangers, puis de l'annonce faite par le Président de la République, le 13 juillet dernier 1 ( * ) , d'aligner l'ensemble des pensions, le rétablissement de l'égalité des droits à pension est devenu une obligation constitutionnelle qui répond, en outre, à une obligation morale. A ce titre, le présent article représente une avancée hautement symbolique .

Parallèlement, le présent article tire les conséquences de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui a institué la procédure de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) 2 ( * ) . C'est sur le fondement de l'article 61-1 de la Constitution que le Conseil constitutionnel a rendu sa première décision (n° 2010-1 QPC, Consorts L.) , précisément sur le régime spécial de pension applicable aux pays et territoires autrefois sous souveraineté française et, en l'espèce, aux ressortissants algériens. La discussion des dispositions proposées par le Gouvernement s'inscrit donc dans une procédure novatrice qui appelle le législateur à remédier à une inconstitutionnalité constatée par le juge constitutionnel .

Enfin, la décristallisation des pensions est de nature à améliorer très sensiblement le niveau de vie des intéressés . Cette conséquence n'est pas des moindres si l'on considère, par exemple, le cas d'un sergent marocain dont l'indemnité annuelle s'élève à 612 euros, alors qu'un sergent français ayant accompli les mêmes états de service pourrait prétendre à une pension d'ancien combattant de 7 512 euros 3 ( * ) . De ce point de vue, l' effort budgétaire qui sera consenti par l'Etat pour satisfaire au principe d'égalité doit être apprécié à sa juste valeur, près de 150 millions d'euros par an en année pleine. Si la reconnaissance que la Nation manifeste à ses anciens combattants et le respect de l'Etat de droit n'ont pas de prix, il appartient au législateur d'en apprécier le coût.

I. LE DROIT EXISTANT A ÉTÉ JUGÉ CONTRAIRE AU PRINCIPE D'ÉGALITÉ PAR LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL

A. L'HISTORIQUE DES MESURES DE « CRISTALLISATION » DES PENSIONS DES ANCIENS COMBATTANTS

A l'origine du mécanisme de « cristallisation », l'ordonnance n° 58-1374 du 30 décembre 1958 portant loi de finances pour 1959 a gelé les pensions des anciens combattants ressortissants du Vietnam, Cambodge et du Laos sur la base des tarifs en vigueur au 31 décembre 1956, sans aucun rappel pour les sommes perçues en 1957 et 1958 et sans aucune possibilité de dérogation par décret. Ensuite ce principe a été appliqué pour les Africains et les Algériens au fur et à mesure des indépendances, assorti toutefois de modalités de revalorisation d'ordre réglementaire.

Un régime particulier a été créé pour les Algériens en loi de finances rectificative pour 1981 afin de résoudre des difficultés d'application persistantes depuis l'indépendance de l'Algérie.

Par la suite, le Conseil d'Etat, (arrêt « Diop » du 30 novembre 2001) a considéré qu'en fondant la « cristallisation » sur le seul critère de la nationalité, la réglementation était contraire à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CESDHLF). Les évolutions législatives postérieures à cet arrêt ont initié un mouvement partiel de « décristallisation » :

- une « décristallisation relative » des pensions sur la base de la parité de pouvoir d'achat du pays de résidence de l'ancien combattant (article 68 de la loi de finances rectificative pour 2002) ;

- une « décristallisation totale » des seules pensions d'invalidité et de retraite du combattant dites « prestations du feu », à l'exclusion des pensions de retraite (article 100 de la loi de finances pour 2007).

B. LA DÉCISION DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL DU 28 MAI 2010

Le Conseil constitutionnel a été saisi, le 14 avril 2010, par le Conseil d'Etat, dans les conditions prévues par l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité posée par les consorts L. Cette question était relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de :

- l'article 26 de la loi du 3 août 1981 de finances rectificative pour 1981 ;

- l'article 68 de la loi du 30 décembre 2002 de finances rectificative pour 2002 ;

- l'article 100 de la loi du 21décembre 2006 de finances pour 2007.

Ces dispositions législatives sont relatives au régime spécial des pensions applicable aux ressortissants des pays et territoires autrefois sous souveraineté française et, en particulier, aux ressortissants algériens.

Par sa décision n° 2010-1 QPC du 28 mai 2010, le Conseil constitutionnel a fait droit aux demandes des requérants en déclarant inconstitutionnelles, comme contraires au principe d'égalité , les dispositions contestées.

L'article 26 de la loi du 3 août 1981 et l'article 68 de la loi du 30 décembre 2002 garantissaient aux titulaires de pensions civiles ou militaires de retraite, selon leur lieu de résidence à l'étranger au moment de l'ouverture de leurs droits, des conditions de vie en rapport avec la dignité des fonctions exercées au service de l'Etat. Or ces dispositions prévoyaient des conditions de revalorisation différentes de celles prévues par le code des pensions civiles et militaires de retraite. Il existait ainsi une différence de traitement avec les ressortissants français résidant dans le même pays étranger .

Le Conseil a considéré que ces dispositions violaient le principe d'égalité et a donc décidé de censurer les articles 26 de la loi du 3 août 1981, 68 de la loi du 30 décembre 2002 et l'article 100 de la loi de finances pour 2007, les ressortissants algériens ne bénéficiant pas de la « décristallisation » totale des prestations du feu édictée par cet article.

Dans la mesure où l'abrogation de ces textes conduirait à rendre applicables d'anciennes dispositions encore plus inégalitaires, le Conseil a aménagé les effets de sa décision en reportant au 1 er janvier 2011 son application. Par ce report de la date d'entrée en vigueur de sa décision, il a ainsi laissé le temps au législateur de prendre de nouvelles dispositions pour remédier à l'inconstitutionnalité des textes censurés .

II. LE DISPOSITIF PROPOSÉ RÉTABLIT UNE STRICTE ÉGALITÉ DES PARAMÈTRES DE CALCUL DES PENSIONS

C'est donc pour se conformer à la décision du Conseil constitutionnel que le présent article vise à abroger l'ensemble des dispositions législatives conduisant à la « cristallisation » des pensions des ressortissants des pays ou territoires ayant appartenu à l'ancien empire colonial français.

Le I de l'article 100 définit le champ d'application de la « décristallisation », les nouvelles modalités de calcul concernant les pensions militaires d'invalidité, les pensions civiles et militaires de retraite et les retraites du combattant servies aux ressortissants des pays ou territoires ayant appartenu à l'Union française ou à la Communauté ou ayant été placés sous les protectorat ou sous la tutelle de la France.

Les II et III alignent la valeur du point de pension et des indices servant au calcul des pensions sur les mêmes critères et valeurs que ceux applicables aux ressortissants français .

Le IV étend le principe d'égalité de la valeur du point et des indices au calcul des pensions attribuées au conjoint survivant et aux orphelins.

Les V, VI, VII et VIII prévoient les modalités d'application de l'alignement des pensions des anciens combattants :

- les demandes sont instruites dans les conditions prévues par le code des pensions d'invalidité et des victimes de la guerre et par le code des pensions civiles et militaires de retraite ;

- la « décristallisation » est applicable aux instances en cours au 28 mai 2010, date du prononcé de la décision du Conseil constitutionnel ;

- avant la concession des nouvelles pensions résultant de la « décristallisation », les pensions existantes sont maintenues car l'administration doit, pour reconstituer les carrières et déterminer les nouveaux indices qui serviront au calcul et à la liquidation des pensions décristallisées, instruire les éléments nouveaux (enfants à charge, invalidité) qui seront communiqués par les bénéficiaires ;

- un décret fixera notamment les mesures d'information des bénéficiaires ainsi que les modalités de présentation et d'instruction des demandes.

Enfin, le présent article prévoit :

- la remise d'un rapport annuel du Gouvernement au Parlement sur la mise en oeuvre de ces dispositions ;

- l'abrogation de l'ensemble des dispositions législatives antérieures portant « cristallisation » des pensions ;

- l'entrée en vigueur du présent article au 1 er janvier 2011.

L'Assemblée nationale a adopté le présent article avec une modification rédactionnelle.

III. LA POSITION DE VOTRE COMMISSION

A. UN COÛT ÉTROITEMENT LIÉ AUX CONDITIONS DE MISE EN oeUVRE DE LA DÉCRISTALLISATION

Comme on l'a vu plus haut, l'impact financier de la revalorisation des quelque 32 000 bénéficiaires de la mesure est estimé par le Gouvernement à 150 millions d'euros par an sur la base d'un montant moyen de pension de 4 687,5 euros par an. Ce chiffrage rejoint celui de la Cour des comptes qui faisait état, dans le rapport public annuel pour 2010, d'un coût de 152 millions d'euros 4 ( * ) .

Toutefois, les services de l'Etat considèrent que la « décristallisation » sera progressive car si l'alignement de la valeur du point peut être mise en place automatiquement à partir du 1 er janvier 2011, en revanche, la reconstitution de carrière et la détermination des indices de calcul des nouvelles pensions nécessite l'instruction d'un dossier déposé par l'intéressé. Il est donc difficile d'estimer précisément la montée en charge du dispositif puisqu'il dépend de la bonne information des bénéficiaires et du rythme de leurs demandes. Pour l'ensemble de ces raisons, le Gouvernement fait l'hypothèse que 20 % des dossiers seront validés en 2011, 40 % en 2012 et 70 % en 2013. En conséquence, le coût de la mesure est estimé à 82 millions d'euros pour 2011 , 100 millions d'euros pour 2012 et 125 millions d'euros pour 2013, la prévision de dépenses de 150 millions d'euros étant valable à partir des années suivantes. Votre rapporteur spécial considère que cette perspective de montée en charge du dispositif semble trop lente au regard du taux important de mortalité prévisible compte tenu de l'âge élevé des intéressés.

A long terme, le coût global de la mesure devrait décliner. Il faudra en effet prendre en considération la dégressivité de cette charge de pension à mesure que diminuera le nombre des bénéficiaires de la « décristallisation » à l'horizon 2020-2030.

Il convient également de souligner que ce chiffrage repose sur un schéma de « décristallisation » non rétroactive des pensions puisque le bénéfice de la mesure ne commencera à produire ses effets qu'au 1 er janvier 2011 ainsi que l'a fixé le Conseil constitutionnel. En effet, toute rétroactivité entraînerait un surcoût très important, de l'ordre de 600 millions d'euros si les quatre années antérieures à la décision étaient prise en compte.

B. UN DISPOSITIF DE NATURE À REMÉDIER À L'INCONSTITUTIONNALITÉ CONSTATÉE

En raison de l'application de la nouvelle procédure des questions prioritaires de constitutionnalité, par laquelle le Conseil constitutionnel intervient à titre de « juge a posteriori des lois », le législateur est maintenant appelé à remédier à l'inconstitutionnalité de dispositions datant de plus de cinquante ans . Cependant, au-delà de la « démonstration éclatante de l'utilité du recours préjudiciel de constitutionnalité », selon les termes de Maître Arnaud Lyon-Caen, il convient de s'interroger sur la conformité au principe d'égalité du dispositif proposé par le présent article.

Celui-ci prévoit bien une stricte égalité des modalités de calcul des pensions des anciens combattants sans aucune différence de traitement fondé sur la nationalité des titulaires. En « purgeant » le droit applicable de ce motif d'inconstitutionnalité déclaré contraire au principe d'égalité, le présent article semble répondre aux griefs soulevés devant le Conseil constitutionnel. En cela, votre rapporteur spécial propose d'exprimer un avis favorable à l'adoption de cet article .

Par ailleurs, il souhaite, à la marge, en améliorer la rédaction afin de simplifier et rationaliser le travail d'information du Parlement par le Gouvernement. Le souci de rendre compte annuellement de la mise en oeuvre de la « décristallisation » des pensions est à la fois louable et nécessaire car le succès d'une telle entreprise dépend en premier lieu de ses conditions d'application : publicité suffisante auprès des bénéficiaires, simplicité des formulaires de demande et fiabilité des procédures de contrôle.

Néanmoins, prévoir la remise d'un document spécifique semble inutile dans la mesure où le Gouvernement est déjà tenu par ailleurs de publier, chaque année, en annexe du projet de loi de finances un rapport sur les pensions de retraite, en application du II de l'article 113 de la loi n° 2006-1666 du 21 décembre 2006 de finances pour 2007. Il suffirait donc que celui-ci comporte une section consacrée au bilan de la mise en oeuvre de la décristallisation .

Décision de la commission : votre commission vous propose d'adopter cet article ainsi modifié.


* 1 La veille du défilé militaire du 14 juillet commérant le cinquantenaire des indépendances africaines.

* 2 Article 29 de la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la V ème République.

* 3 Ces chiffrages ont été présentés par Maitre Arnaud Lyon-Caen, avocat des requérants, lors de l'audience publique tenue par le Conseil constitutionnel le 25 mai 2010.

* 4 Cour des comptes, rapport public annuel 2010 (février 2010) « La décristallisation des pensions des anciens combattants issus de territoires anciennement sous la souveraineté française : une égalité de traitement trop longtemps retardée ».