L'année Victor Hugo au Sénat



Palais du Luxembourg, 15 et 16 novembre 2002

LECTURE D'UN TEXTE DE VICTOR HUGO

M. le président. Mes chers collègues, nous allons maintenant écouter Mlle Rachida Brakni, pensionnaire de la Comédie-Française, qui va nous lire un texte de Victor Hugo.

Mlle Rachida Brakni. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'avoir invitée à participer à cet hommage solennel rendu à Victor Hugo.

Je vais vous lire un extrait d'un chapitre tiré des Misérables, intitulé « Les morts ont raison et les vivants n'ont pas tort » :

« Qu'est-ce donc que le Progrès ? Nous venons de le dire. La vie permanente des peuples.

« Or, il arrive quelquefois que la vie momentanée des individus fait résistance à la vie éternelle du genre humain.

« Avouons-le sans amertume, l'individu a son intérêt distinct, et peut sans forfaiture stipuler pour cet intérêt et le défendre ; le présent a sa quantité excusable d'égoïsme ; la vie momentanée a son droit, et n'est pas tenue de se sacrifier sans cesse à l'avenir. La génération qui a actuellement son tour du passage sur la terre n'est pas forcée de l'abréger pour les générations, ses égales après tout, qui auront leur tour plus tard. - J'existe, murmure ce quelqu'un qui se nomme Tous. Je suis jeune et je suis amoureux, je suis vieux et je veux me reposer, je suis père de famille, je travaille, je prospère, je fais de bonnes affaires, j'ai des maisons à louer, j'ai de l'argent sur l'état, je suis heureux, j'ai femme et enfants, j'aime tout cela, je désire vivre, laissez-moi tranquille. - De là, à de certaines heures, un froid profond sur les magnanimes avant- gardes du genre humain.

« L'utopie d'ailleurs, convenons-en, sort de sa sphère radieuse en faisant la guerre. Elle, la vérité de demain, elle emprunte son procédé, la bataille, au mensonge d'hier. Elle, l'avenir, elle agit comme le passé. Elle, l'idée pure, elle devient voie de fait. Elle complique son héroïsme d'une violence dont il est juste qu'elle réponde ; violence d'occasion et d'expédient, contraire aux principes, et dont elle est fatalement punie. L'utopie insurrection combat, le vieux code militaire au poing ; elle fusille les espions, elle exécute les traîtres, elle supprime des êtres vivants et les jette dans les ténèbres inconnues. Elle se sert de la mort, chose grave. Il semble que l'utopie n'ait plus foi dans le rayonnement, sa force irrésistible et incorruptible. Elle frappe avec le glaive. Or aucun glaive n'est simple. Toute épée a deux tranchants ; qui blesse avec l'un se blesse à l'autre.

« Cette réserve faite, et faite en toute sévérité, il nous est impossible de ne pas admirer, qu'ils réussissent ou non, les glorieux combattants de l'avenir, les confesseurs de l'utopie. Même quand ils avortent, ils sont vénérables, et c'est peut- être dans l'insuccès qu'ils ont plus de majesté. La victoire, quand elle est selon le progrès, mérite l'applaudissement des peuples ; mais une défaite héroïque mérite leur attendrissement. L'une est magnifique, l'autre est sublime. Pour nous, qui préférons le martyre au succès, John Brown est plus grand que Washington, et Pisacane est plus grand que Garibaldi.

« Il faut bien que quelqu'un soit pour les vaincus.

« On est injuste pour ces grands essayeurs de l'avenir quand ils avortent.

« On accuse les révolutionnaires de semer l'effroi. Toute barricade semble attentat. On incrimine leurs théories, on suspecte leur but, on redoute leur arrière-pensée, on dénonce leur conscience. On leur reproche d'élever, d'échafauder et d'entasser contre le fait social régnant un monceau de misères, de douleurs, d'iniquités, de griefs, de désespoirs, et d'arracher des bas-fonds des blocs de ténèbres pour s'y créneler et y combattre. On leur crie : Vous dépavez l'enfer ! Ils pourraient répondre : C'est pour cela que notre barricade est faite de bonnes intentions.

« Le mieux, certes, c'est la solution pacifique. En somme, convenons-en, lorsqu'on voit le pavé, on songe à l'ours, et c'est une bonne volonté dont la société s'inquiète. Mais il dépend de la société de se sauver elle-même ; c'est à sa propre bonne volonté que nous faisons appel. Aucun remède violent n'est nécessaire. Étudier le mal à l'amiable, le constater, puis le guérir. C'est à cela que nous la convions.

« Quoi qu'il en soit, même tombés, surtout tombés, ils sont augustes, ces hommes qui, sur tous les points de l'univers, l'oeil fixé sur la France, luttent pour la grande oeuvre avec la logique inflexible de l'idéal ; ils donnent leur vie en pur don pour le progrès ; ils accomplissent la volonté de la providence ; ils font un acte religieux. À l'heure dite, avec autant de désintéressement qu'un acteur qui arrive à sa réplique, obéissant au scénario divin, ils entrent dans le tombeau. Et ce combat sans espérance, et cette disparition stoïque, ils l'acceptent pour amener à ses splendides et suprêmes conséquences universelles le magnifique mouvement humain irrésistiblement commencé le 14 juillet 1789. Ces soldats sont des prêtres. La révolution française est un geste de Dieu.

« Du reste il y a (...) les insurrections acceptées qui s'appellent révolutions ; il y a les révolutions refusées qui s'appellent émeutes. Une insurrection qui éclate, c'est une idée qui passe son examen devant le peuple. Si le peuple laisse tomber sa boule noire, l'idée est fruit sec, l'insurrection est échauffourée.

« L'entrée en guerre à toute sommation et chaque fois que l'utopie le désire n'est pas le fait des peuples. Les nations n'ont pas toujours et à toute heure le tempérament des héros et des martyres.

« Elles sont positives. A priori, l'insurrection leur répugne ; premièrement, parce qu'elle a souvent pour résultat une catastrophe, deuxièmement, parce qu'elle a toujours pour point de départ une abstraction.

«Car, et ceci est beau, c'est toujours pour l'idéal, et pour l'idéal seul, que se dévouent ceux qui se dévouent. Une insurrection est un enthousiasme. L'enthousiasme peut se mettre en colère ; de là les prises d'armes. Mais toute insurrection qui couche enjoué un Gouvernement ou un régime vise plus haut. Ainsi, par exemple, insistons-y, ce que combattaient le chefs de l'insurrection de 1832, et en particulier les jeunes enthousiastes de la rue de la Chanvrerie, ce n'était pas précisément Louis-Philippe. La plupart, causant à coeur ouvert, rendaient justice aux qualités de ce roi mitoyen à la monarchie et à la révolution ; aucun ne le haïssait. Mais ils attaquaient la branche cadette du droit divin dans Louis-Philippe comme ils en avaient attaqué la branche aînée dans Charles X ; et ce qu'ils voulaient renverser en renversant la royauté en France, nous l'avons expliqué, c'était l'usurpation de l'homme sur l'homme et du privilège sur le droit dans l'univers entier. Paris sans roi a pour contrecoup le monde sans despotes. Ils raisonnaient de la sorte. Leur but était lointain sans doute, vague peut-être, et reculant devant l'effort ; mais grand.

« Cela est ainsi. Et l'on se sacrifie pour ces visions, qui, pour les sacrifiés, sont des illusions presque toujours, mais des illusions auxquelles, en somme, toute la certitude humaine est mêlée. L'insurgé poétise et dore l'insurrection. On se jette dans ces choses tragiques en se grisant de ce qu'on va faire. Qui sait ? on réussira peut-être. On est le petit nombre ; on a contre soi toute une armée ; mais on défend le droit, la loi naturelle, la souveraineté de chacun sur soi-même qui n'a pas d'abdication possible, la justice, la vérité, et au besoin on mourra comme les trois cents Spartiates. On ne songe pas à Don Quichotte, mais à Léonidas. Et l'on va devant soi, et, une fois engagé, on ne recule plus, et l'on se précipite tête baissée, ayant pour espérance une victoire inouïe, la révolution complétée, le progrès remis en liberté, l'agrandissement du genre humain, la délivrance universelle ; et pour pis aller les Thermopyles.

« Ces passes d'armes pour le progrès échouent souvent, et nous venons de dire pourquoi. La foule est rétive à l'entraînement des paladins. Ces lourdes masses, les multitudes, fragiles à cause de leur pesanteur même, craignent les aventures ; et il y a de l'aventure dans l'idéal.

« D'ailleurs, qu'on ne l'oublie pas, les intérêts sont là, peu amis de l'idéal et du sentimental. Quelquefois l'estomac paralyse le coeur.

« La grandeur et la beauté de la France, c'est qu'elle prend moins de ventre que les autres peuples ; elle se noue plus aisément la corde aux reins. Elle est la première éveillée, la dernière endormie. Elle va en avant. Elle est chercheuse.

« Cela tient à ce qu'elle est artiste.

« L'idéal n'est autre chose que le point culminant de la logique, de même que le beau n'est autre chose que la cime du vrai. Les peuples artistes sont aussi les peuples conséquents. Aimer la beauté, c'est vouloir la lumière. C'est ce qui fait que le flambeau de l'Europe, c'est-à-dire de la civilisation, a été porté d'abord par la Grèce, qui l'a passé à l'Italie, qui l'a passé à la France. Divins peuples éclaireurs ! Vitai lampada tradunt.

« Chose admirable, la poésie d'un peuple est l'élément de son progrès. La quantité de civilisation se mesure à la quantité d'imagination. (...) Il ne faut être ni dilettante ni virtuose ; mais il faut être artiste. En matière de civilisation, il ne faut pas raffiner, mais il faut sublimer. À cette condition, on donne au genre humain le patron de l'idéal. » (Applaudissements prolongés.)

(M. le président du Sénat dépose une gerbe de fleurs à la place où siégea Victor Hugo. - Mmes et MM. les sénateurs ainsi que M. le secrétaire d'État se lèvent et applaudissent.)

M. le président. Mes chers collègues, avant de lever cette séance exceptionnelle, je vous invite à gagner tous ensemble la salle des conférences où je vais inaugurer l'exposition « Victor Hugo, témoin de son siècle ».

À travers cette exposition qui a été réalisée par le service de la bibliothèque et des archives du Sénat, notre assemblée poursuivra pendant plusieurs mois son hommage à celui qui fut l'un de ses membres les plus illustres.

Par ailleurs, le 26 février prochain, jour anniversaire de la naissance de Victor Hugo, une délégation du bureau du Sénat se rendra à Jersey et Guernesey pour saluer la mémoire du poète exilé.

Les journées du patrimoine du mois de septembre 2002 mettront l'accent sur les liens de Victor Hugo avec le Sénat et le quartier du Luxembourg.

Enfin, un concours sera ouvert aux élèves des collèges et lycées portant le nom de Victor Hugo. Les lauréats seront invités à participer à la séance solennelle qui se tiendra dans notre hémicycle le 16 novembre 2002. (Applaudissements.)

(La séance exceptionnelle est levée à dix-sept heures.)

En lisant l'extrait des Misérables qu'elle a choisi, Mlle Rachida Brakni met un point d'orgue à la manifestation du Sénat. Pour la première fois une comédienne s'exprime de la tribune de l'orateur du Palais du Luxembourg.

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