L'année Victor Hugo au Sénat
Palais du Luxembourg, 15 et 16 novembre 2002
LES FIGURES DE L'EXIL :
SOUFFRANCE ET CONFRONTATION
Vendredi 15 novembre 2002
Participent à la table ronde :
Bachir BOUMAZA, ancien Président de la deuxième chambre algérienne
Slimane BENAÏSSA, dramaturge
Reza DANESHVAR, écrivain
Marek HALTER, écrivain
Jordan PLEVNES, dramaturge, ambassadeur de Macédoine à Paris
Reza, photographe
Sabine YI, journaliste
Paula JACQUES, romancière et productrice d'émissions radiophoniques
La table ronde est animée par Philippe GARBIT, producteur à France Culture.
" Tous les coins de terre se valent ", Victor Hugo, écrivain, Pair de France puis Sénateur.
Philippe GARBIT
Je vous remercie d'avoir répondu si nombreux à l'invitation du Sénat qui, dans le cadre de la commémoration du bicentenaire de la naissance de Victor Hugo, a souhaité organiser un colloque international qui a pour titre : "Ce que c'est que l'exil, témoignages pour aujourd'hui." IL eût été intéressant d'évoquer Victor Hugo et ce qu'a représenté l'exil dans son oeuvre et dans sa vie, mais cela a déjà été fait ce matin.
Victor Hugo sera la figure tutélaire, de référence et |de réconciliation, de notre colloque. Je vous propose d'entendre des paroles d'exilés. Deux tables rondes seront organisées au cours de cette après-midi. La première portera sur le thème "souffrance et confrontation".
Faire parler de l'exil - sujet douloureux - peut présenter un côté voyeur. Nous savons que l'exil n'a pas la même valeur selon que l'on est parti du pays enfant, adolescent ou adulte, ni selon que l'on a été accueilli ou accompagné. Une différence intervient également selon que l'on est parti pauvre ou riche et selon que l'on a, ou non, un art à exercer. Je vous propose de nous parler de vos histoires d'exil. Pour nous, les Français, descendants d'exilés ou pas, ce sont souvent des histoires de vie. Vous allez nous raconter comment s'est déroulé ce roman familial. Ce roman pourrait commencer par ces questions : Pourquoi êtes-vous partis ? Comment êtes- vous partis ? Êtes-vous partis libres ? Vous verrez ensuite ensemble les similitudes et les différences de vos exils.
Reza, vous êtes iranien. Vous avez quitté votre pays en 1981. Toutes les histoires d'exil sont marquées par une date. Il y a un avant 1981 et un après 1981. Que s'est-il passé avant 1981 ?
REZA
J'ai en fait quitté l'Iran le 25 mars 1981 à 7 heures 25 du matin. Vingt ans après, je reste ému en pensant à cette date, l'émotion du dernier regard vers un pays, une culture, et ceux que nous avons laissés derrière nous. Je suis parti pour délit de pensée et pour délit d'image. Je suis photographe. Je travaillais pour l'agence France-Presse, pour l'agence SIPA presse et pour Newsweek. Les années 1979 et 1980 ont marqué l'Iran. Ces années ont vu la révolution, le début de la guerre avec l'Irak et la prise d'otages à l'ambassade américaine. Je couvrais tous ces événements pour la presse internationale jusqu'au moment où la République islamique a commencé à attaquer son propre peuple. Les premiers à être attaqués ont été les Kurdes. Un Gouvernement qui venait de prendre le pouvoir par la révolution était en train de massacrer son propre peuple. En tant que journaliste photographe, il était de mon devoir de couvrir ces événements. Comme nombre de mes confrères, j'ai réussi à me rendre sur les lieux malgré l'interdiction. Mes reportages ont été publiés dans le monde entier. Ils constituaient le seul témoignage sur cette guerre que le Gouvernement menait contre son peuple. Mon arrêt de mort était signé. C'est pourquoi j'ai conservé mon seul prénom, Reza, qui est très commun en Iran. Cela m'a permis de continuer à travailler pendant deux ans, avant qu'ils ne me retrouvent.
Philippe GARBIT
Vous avez aussi passé quelques années en prison sous le régime du shah.
REZA
J'ai été prisonnier politique pendant trois ans sous ce régime, pour le même délit : j'étais photographe et je dénonçais des injustices, grâce à mes photos. J'étais étudiant, et je ne pouvais accepter l'injustice. La seule solution du Gouvernement était d'arrêter un jeune étudiant de 22 ans. J'ai été torturé pendant cinq mois puis emprisonné pendant trois ans car j'avais envie de m'exprimer. Le Gouvernement révolutionnaire est allé plus loin : il m'a condamné à mort.
Philippe GARBIT
Vous souvenez-vous de votre dernière photographie prise en Iran ?
REZA
Ma dernière photo a été prise à l'aéroport. Un obus est tombé à quelques mètres de nous. Certaines personnes ont été grièvement blessées, et j'ai reçu quelques éclats dans la main. Avec une main blessée, je suis retourné à Téhéran et j'ai obtenu une autorisation de quitter le territoire, en me faisant passer pour un blessé de guerre. La blessure de ma main a sauvé ma tête.
Philippe GARBIT
Slimane Benaïssa, vous êtes né à Guelma, en Algérie. Contrairement à Reza, vous ne vous êtes pas dit que vous alliez quitter votre pays, mais que plutôt vous n'alliez pas y retourner.
Slimane BENAÏSSA
L'histoire a fait que je me suis trouvé dans une situation inverse. Je suis venu en France pour honorer un contrat avec un atelier d'écriture. C'est pendant ce voyage que trois de mes amis ont été assassinés. Ma fille m'a appelé en me demandant de ne pas rentrer. Ils ont été les premiers intellectuels tués. Je suis venu en France pour un mois et demi, et j'y suis depuis maintenant dix ans. Le thème de la pièce était le retour. Je venais rencontrer de jeunes beurs et un "grand frère" afin d'expliciter la problématique du retour. Au bout d'un mois, ils me demandaient quand j'allais repartir.
Philippe GARBIT
Vous avez travaillé avec Kateb Yacine. L'arabe dialectal est arrivé au théâtre grâce à vous.
Slimane BENAÏSSA
Nous voulions communiquer directement avec le peuple algérien. En 1962, tout était à faire. Il fallait inventer le théâtre, le jeu et la langue. Il était nécessaire de communiquer. Le théâtre est le lieu dans lequel on résout les conflits d'une société, mais aussi où l'on apprend à dialoguer. Le théâtre est le dialogue. Nous cherchions à réinventer une langue de dialogue et à la laïciser. L'arabe classique est investi de terminologies religieuses, puisqu'il est né de la religion. L'arabe dialectal est également très religieux. Il n'est pas possible de présenter ses condoléances sans utiliser une formule religieuse. Il fallait laïciser notre langue, la rendre humaine afin que nous puissions résoudre nos problèmes.
Je finis d'écrire un roman, La dernière nuit d'un damné. Il raconte les trois ans qui ont précédé un attentat terroriste, la préparation des trois kamikazes musulmans. Je souhaite lire l'avant-propos de ce livre, que j'ai commencé il y a six mois. Victor Hugo écrivait en 1832 Le dernier jour d'un condamné. La continuité naturelle de la Révolution française et des droits de l'homme était l'abolition de la peine de mort, il en était l'initiateur. En 1962, Soljénitsyne écrivait La journée d'Ivan Denissovitch, plaidoyer contre la mort lente dans les goulags des révolutions populaires, un plaidoyer contre les murs de toutes sortes, qui a mené à la chute du Mur. Si je me sens lié à ces deux génies de la littérature mondiale, c'est d'abord par la pensée, mais surtout par ma situation historique. En effet, comme ce fut le cas pour eux, l'histoire me met en face de la responsabilité de dire combien certaines morts sont injustes, inconcevables, inadmissibles. Mon histoire face à l'intégrisme et en tant que musulman me dicte de placer la troisième pierre du Petit Poucet sur la route des ogres afin de repérer le chemin qui mène à l'humain en écrivant La dernière nuit d'un damné qui, j'espère, sera un plaidoyer contre toutes les idéologies de la mort.
« Victor Hugo a fait de la Belgique une base de repli pour son combat et la Belgique n'était pas le symbole des valeurs de son combat.
Victor Hugo ne risquait pas sa vie en France parce qu'il défendait en France des valeurs belges.
Ce que je dis paraît tout à fait évident et pourtant, si je suis en exil en France, c'est parce que je défendais en Algérie les valeurs fondées par la révolution française.
Face à l'intégrisme, j'ai risqué ma vie pour défendre l'Algérie et face à l'Algérie, je risque ma vie pour défendre les valeurs françaises.
J'aime le peuple algérien qui m'a vu naître et j'en suis fier.
J'aime le peuple français parce qu'il a donné son sang pour construire et offrir au monde une idée de la république, de la démocratie, de la laïcité dans leur forme la plus moderne. J'y adhère et j'en suis fier. En mon âme et conscience, je suis autant Algérien que Français. Je suis Algérien de naissance et l'Algérie est le berceau de mon enfance. Je suis Français de conscience et la France est le berceau de ma renaissance d'adulte. Je ne sortirai de l'exil que lorsque l'adulte que je suis pourra jouir en toute liberté de l'espace de son enfance et lorsque l'enfant que j'étais se reconnaîtra pleinement dans l'adulte que je suis devenu.
C'est pour cela que je ne peux dire que je suis un Algérien exilé en France, et que je ne peux affirmer que la France est un exil pour moi. Parce qu'en réalité, je suis exilé d'un pays utopique. Je suis l'exilé d'une utopie qui serait la fusion de l'Algérie et de la France. Car la raison réelle de mon exil est l'échec d'une colonisation doublée de l'échec d'une indépendance.
Pour ma part, je me définis comme tri-culturel, de culture berbère, française et arabe. Ma langue est pluralité, mon lieu culturel est mon métissage. Ma parole en est la synthèse. Ainsi, je suis le fils de l'histoire et non de mes parents. Ils ont été mes géniteurs biologiques et mon existence culturelle allait se faire ailleurs que dans l'espace d'origine. L'histoire est devenue une sorte de lieu psychanalytique dans lequel je forge ma pluralité. Elle est la justification et la raison de mon outil : la langue. Elle est mon alibi identitaire. Celle du métis qui sait plusieurs langues et que chaque langue ignore. C'est dans ces gouffres que j'ai rencontré la tragédie à dire et à écrire. Et le théâtre s'est imposé à moi comme lieu d'écriture. Née du tragique et pour le tragique, la poétique devenait mon pain quotidien et le sérum d'un peuple anémique sur le plan culturel. Au théâtre, lieu de socialisation réel de tous les conflits d'une société, je donnais l'écrit et il me rendait la parole. Je lui donnais la solitude, il me rendait le dialogue. Je lui donnais mes malheurs, il me rendait la joie. Je lui donnais mes larmes, il me rendait mon rire. Le théâtre, par sa capacité à convertir le malheur en fête a fait ma vie d'homme et a garanti ma survie d'être. Il n'est pas pour moi un lieu que j'ai choisi, il est un lieu que ma nécessité a choisi. Mais mes malheurs s'entassent avec autant de spécificité, de densité et de poids. Je me suis retrouvé comparable à un bulldozer caché de la vue de tous par le volume de ce qu'il pousse devant lui. Il me fallait éclaircir tout cela, déblayer le terrain et je ne pouvais le faire qu'avec les miens pour pouvoir aller vers les autres. Forger une parole comprise, parlée et entendue par les miens était la seule garantie d'établir un dialogue avec le monde. C'est ce qui m'a fait choisir l'Algérie comme lieu géographique à mes écrits et à mon existence d'auteur. Jusqu'au jour où ma vie fut menacée. Face à la mort, j'ai quitté mon pays. Le chemin de l'exil s'imposa comme un nouveau lieu d'écriture. Les rôles se sont alors inversés : ce lieu est devenu le bulldozer et moi les problèmes. Pour ne pas risquer d'être écrasé, il me fallait pousser mes problèmes avec autant de force et de rapidité que le bulldozer. Face au danger de me perdre dans les méandres d'une vie fragilisée à tous les niveaux, j'ai compris que je devais intégrer l'exil comme une dimension intérieure à moi et non comme une situation extérieure qui risquerait de m'enfermer de plus en plus dans la solitude jusqu'à la solitude absolue. C'est en apprivoisant l'exil que l'on reconquiert sa liberté. Je refuse qu'il soit mon lieu d'écriture. Il faut qu'il reste un voyage. C'est dans cette confrontation à l'exil que je compris que sa forme la plus simple était la séparation d'un pays, des siens. Quant à sa forme la plus complexe, celle qui consiste à toujours vouloir dépasser ses limites et à encourager les autres à dépasser les leurs, elle était en moi depuis longtemps. L'exil me fit comprendre que j'étais un ancien exilé nouvellement déplacé. Au bout de tous ces chemins initiatiques ou mon désir fut mon guide, la poésie mon refuge, et le silence mon ennemi, je n'ai voyagé que vers moi-même à la recherche des autres. L'autre est l'aboutissement de mon écriture. Il est le lieu humain de mon écriture. L'écriture a humanisé mon « moi », au point qu'il ne pense qu'à l'autre. Elle est un voyage dont le lieu n'est pas le train mais le compagnon. Elle échappe à tous les lieux. Elle en est la négation pour la résistance, pour l'invention, pour l'existence. Écrire, c'est s'échapper pour vivre, c'est mentir pour raconter, c'est se souvenir pour oublier, c'est inventer pour nier et permettre au malheur d'être sous la lumière dans sa vérité aux yeux de tous, c'est remonter le malheur jusqu'à la source et en rire, avec le désir d'être toujours dans la beauté et la générosité et l'espoir d'atteindre les consciences avec une ou deux métaphores mensongères qui font la vérité des poètes.
En fin de compte, l'écriture est le seul lieu qui me permet d'échapper à tous les autres car il casse chaque jour un lieu de mon aliénation et reconstruit un lieu de ma liberté. Elle est mon seul recours dans ma négociation avec l'autre, avec le malheur, avec l'exil, avec la vie et avec la mort, elle est le bunker dans lequel j'implose et au- delà duquel j'explose.
Mais si je lutte pour dépasser mes limites, ai-je fait dépasser aux autres leurs limites ? En faisant exploser à l'intérieur de moi toute frontière impossible, ai-je pour autant gommé de mon espace les frontières ? L'exil est une école du dépassement de soi, et plus nous résolvons nos contradictions internes plus les contradictions externes nous apparaissent de plus en plus aberrantes, absurdes, insupportables. Ainsi né un nouvel exil et j'ai la nette impression que l'exil nous féconde pour nous faire accoucher encore et encore d'autres formes d'exils, beaucoup plus intimes beaucoup plus profondes beaucoup plus sereines
Et on sort petit à petit de l'exil patriotique, national, terrien pour entrer dans une sorte d'exil aérien où on plane, et à ce stade de mon exil je plains les autochtones.
Toujours est-il que Le 10 février 2003 à 11 h 55, cela fera dix ans que je n'ai pas vu le sol algérien. J'ai fait de mon billet de retour périmé une oeuvre d'art sous verre dans mon bureau. Le 10 février 2003, j'irai à Orly à la cafétéria de l'aéroport et je demanderai un café serré (car à chaque fois que j'arrivais à Orly, avant de passer aux bagages, je prenais un café fort pour réaliser que j'étais bien arrivé à Paris). Et je me dirai : il y a dix ans, c'était hier. Peut-être qu'à ce moment-là, le temps d'un café, je me sentirais réellement en exil parce que simplement j'ai pris le temps d'y penser. Ce qui sauve un vrai exilé, c'est qu'il développe en lui une énergie extraordinaire et s'il a du talent, il sera exceptionnel. Il s'investit dans le travail pour ne pas avoir à réfléchir à sa situation. Car au fond, on devient libre. Plus de plan de carrière, plus d'ambition sociale, absence de regard de notre société sur nous. On devient subitement exposé à la planète entière sauf aux nôtres. Renié par eux, on est contraints de se faire entendre par le monde pour être entendus par les nôtres. Nos peuples n'ayant pas les moyens d'être dans l'universalité, ils nous livrent à l'enfer de l'exil pour que nous le soyons. Nos peuples ne sont pas barbares, nos peuples ont compris que pour devenir civilisés, leur histoire leur impose de dépasser la barbarie.
Mis sur le banc de deux sociétés, celle du départ et celle de l'arrivée, on devient un regard libre sur les autres, sur nous-mêmes et la lucidité nous dit que dorénavant, nous n'existerons que par ce que nous ferons. Le travail devient non pas la raison de vivre mais de survivre. C'est pour cela que les enfants du pays sortent dans la rue pour réclamer la diminution du temps de travail et l'augmentation des salaires alors que les exilés sortent pour réclamer du travail quel que soit le salaire. Tout cela pour dire, moi qui suis contre toute forme de guerre et toute solution de violence, et qui lutte partout où il m'est possible pour construire la paix, que l'exil m'empêche d'être en paix avec moi-même. C'est ma seule et unique douleur. Douleur qui est heureusement la source de toute ma créativité et que l'exercice de l'art transforme en bonheur. Je troque ainsi mes douleurs d'homme contre des joies d'artiste. Nul n'est exempt du malheur, et rare sont les artistes heureux. Si mon pays n'a pas pu m'éviter certains malheurs, je remercie l'exil de faire de moi un artiste heureux pour le bonheur d'un public qui, je l'espère, m'a aimé et adopté.
Pour finir, tous les étrangers se plaignent, à tort ou à raison, de la dureté des lois à leur égard. Personnellement, j'ajouterais à cette dureté une restriction supplémentaire en matière de demande de nationalité. Je préférerais qu'elle se passe dans une cérémonie de cooptation. Parce que personnellement, je suis sûr d'aimer la France, j'ai risqué ma vie pour ses valeurs. Je voudrais être sûr que la France m'aimera le jour où je deviendrai Français. Parce que je n'ai jamais pensé qu'un jour, en devenant Algérien le 5 juillet 1962, l'Algérie ne m'aimerait plus. »
Philippe GARBIT
Merci, nous vous avons écouté avec émotion. Vos propos vont rester dans nos pensées toute cette après-midi. Sabine Yi, vous êtes coréenne.
Sabine YI
Je suis conférencière sur l'histoire du thé, la cuisine et l'histoire de la Corée. Ce sont des prétextes qui m'évitent de dire mon histoire. Jusqu'à ce jour, je n'ai jamais parlé de la raison pour laquelle je suis ici. Je suis arrivée en 1964. Je pensais suivre quelques années d'étude comme toute personne qui admire la France, puis rentrer chez moi. Ma situation provisoire a perduré plus de trente ans. Dans les années 1968, j'ai participé au mouvement de prise de conscience pour contrebalancer le penchant trop autoritaire d'un régime militaire. Je suis sud-coréenne. Depuis trente-huit ans, j'ai organisé de nombreuses manifestations afin de faire connaître la Corée.
Philippe GARBIT
Vous êtes correspondante pour des journaux de Séoul.
Sabine YI
J'ai organisé une sorte de résistance à distance, en publiant des pamphlets et en organisant des colloques. J'ai collecté des signatures pour arrêter des condamnations à mort injustes. Je voulais absolument faire revenir la démocratie dans mon pays. La Corée a cinq mille ans d'histoire et je suis issue d'une famille qui remonte à 1296. Mon grand-père a vécu de 1890 à 1946, juste après la libération de l'occupation japonaise. Il a vécu toute la période de l'occupation. Les sévices subis à cette époque ont été terribles. Mon grand-père était un propriétaire terrien. Il a eu l'intelligence de partager sa terre juste avant que les Japonais n'imposent des mesures foncières qui obligeaient à la déclarer. Cette mesure avait pour objet de prendre la terre coréenne.
Par ailleurs, le grenier de mon grand-père était toujours vide, parce que les Japonais envoyaient toutes les récoltes au Japon. Les jeunes hommes étaient enrôlés de force afin de partir mourir au front à la place des Japonais. Les jeunes filles de douze ou quatorze ans étaient capturées en plein village pour devenir des femmes de réconfort au front. Je n'ose pas décrire les difficultés qu'ont connues ces jeunes filles. Elles ont erré pendant cinquante ans après la guerre parce qu'elles n'osaient pas rentrer en Corée. Elles ont erré aux Philippines, en Asie du Sud-Est ou dans des îles éloignées.
Un journaliste japonais a trouvé une photographie prise pendant la guerre. Il s'est demandé qui étaient ces jeunes femmes. Il a fait des recherches dans les archives, malgré les barrages qui lui ont été opposés. Avec la collaboration de journalistes coréens et un appel radio, 139 000 femmes de réconfort ont pu être recensées. Les survivantes sont âgées de 70 ans. Un procès pour crime de guerre a été organisé.
La Corée, pays entouré de trois puissances, a une superficie équivalente à la moitié de celle de la France. Sa petite taille a favorisé les invasions. Cependant, nous sommes riches de cinq mille ans d'histoire, nous sommes indépendants, nous possédons notre langue. Nous en sommes fiers.
Malgré une histoire souvent faite de misère, les Coréens ne sont pas tristes. Il est quoi qu'il en soit un mot coréen, han, que je souhaiterais porter sur l'autel de Victor Hugo. Il a 22 sens : un ; le commencement ; la clarté ; la luminosité ; l'unité ; la réunification ; la population ; l'acceptation ; l'ensemble ; l'est ; la même race ; la couleur blanche; la droiture; la justesse; l'auteur; la même matière; une très grande quantité ; le ciel et le dieu ; l'infini ; le sommet ; l'aura ; sa majesté le roi et le parfait État ; la tolérance. Le sens d'acceptation concerne directement la souffrance d'exil. Celui de "tolérance" se rapporte également au thème de ce jour.
Mon grand-père a demandé pardon à nos ancêtres pour ne pas avoir su garder notre indépendance. Selon lui, la Corée avait souffert par la faute des coréens. Il est parti. Il a connu la souffrance, la révolte et la colère. Il se battait clandestinement lorsque les Japonais venaient chercher les jeunes filles. Il s'est mêlé à un combat et y a perdu un oeil. Lorsque je lui demandais "Pourquoi vous manque-t-il un oeil ?", il me répondait "Je suis tombé de cheval". Quelques années après, il m'a donné une autre réponse à cette question, et j'en ai déduit qu'il ne disait pas la vérité. À sa mort, j'ai appris de mon père qu'il avait perdu son oeil dans un combat. En mourant, il disait qu'il n'était pas triste et qu'il avait fait tout ce qu'il avait pu faire. Il nous a dit qu'il nous transmettait son han et que nous ne serions jamais seuls. Nous avons compté trois millions d'exilés et quatre millions de morts sous l'occupation japonaise. Mon grand-père nous a dit que tous ces morts seraient avec nous parce qu'ils nous transmettaient leur han, leur souffrance devenue espérance.
Mon ouvrage est centré sur la recherche de l'espérance. D'après Gabriel Marcel, l'espérance est une attitude d'attente, une attente qui apparaît là où nous n'avons plus à espérer. L'attente est plus qu'une acceptation, c'est une sublimation de toute la souffrance qui devient la force. Il n'est donc pas possible de tomber dans le désespoir. Victor Hugo explique que tout ce qui a eu lieu pendant 38 ans était minime face aux sacrifices véritables que certaines personnes ont offerts. Dans Les Contemplations, Hugo écrit :
« La source tombait du rocher
Goutte à goutte dans la mer affreuse.
L'océan, fatal au nocher,
Lui dit : - Que me veut-tu, pleureuse ?
Je suis la tempête et l'effroi,
Je finis où le ciel commence.
Est-ce que j'ai besoin de toi,
Petite, moi qui suis immense ? -
La source dit au gouffre amer :
- Je te donne sans bruit ni gloire
Ce qui te manque, ô vaste mer !
Une goutte d'eau que l'on peut boire. »
La souffrance d'exil de chacun d'entre nous représente une goutte d'eau, mais une goutte d'eau à boire.
Philippe GARBIT
Je vous remercie. Marek: Halter, avec vous, le mot exil ne peut pas s'employer au singulier. IL s'agit d'exils et d'errances. Vos prédécesseurs à cette table auraient pu dire à quel jour et à quelle heure ils ont quitté leur pays. Ce n'est pas votre cas.
Marek HALTER
Je ne sais pas si mes prédécesseurs sont des exilés. Je ne suis pas sûr non plus que Victor Hugo ait été exilé. Il a dit qu'il était exilé en France, mais il a dit ensuite qu'il était réfugié. Aujourd'hui, nous parlons de réfugiés politiques, comme les républicains espagnols dans les années 1930 ou les dissidents soviétiques dans les années 1960. Un réfugié est ailleurs et regarde vers la source. Un réfugié est en France, il continue à parler russe, coréen, arabe ou berbère. IL continue de vivre la réalité d'autrefois. Il cherche dans l'environnement un soutien pour son combat, mais l'environnement ne l'intéresse pas vraiment. Il n'écrit pas dans la langue de son environnement. L'Angleterre n'intéressait pas Victor Hugo. Il n'avait que de l'ironie pour la Belgique. Il s'intéressait à la France. L'exilé est celui qui vient d'ailleurs et qui s'habitue à vivre dans son nouveau milieu. Il prend la langue. Il introduit dans cette langue un accent. Je parle et j'écris avec un accent. Je pense être le seul écrivain français à avoir écrit ainsi. Je parle d'ailleurs avec le même accent dans toutes les langues, même le russe. L'exilé promène son accent dans des cultures différentes qui deviennent ses cultures. Mon cas est particulier puisque je suis né étranger. J'appartiens à une minorité en Pologne : 11 % des Polonais étaient juifs. Nous étions déjà ailleurs. Il existait en Pologne des villages totalement peuplés de Juifs, nous parlions yiddish, nous lisions la presse yiddish etc. Au sein d'un pays, il y avait des gens qui étaient déjà ailleurs. Les hommes politiques polonais apprenaient le yiddish pour séduire les électeurs. J'étais donc en exil au sein même du pays dans lequel j'étais né. Au fur et à mesure, il ne s'est plus agi d'une perte, mais d'une conquête constante de cultures et d'horizons.
Descartes a su que pour comprendre son propre pays, il faut partir. Montesquieu a compris que, pour voir la France, il fallait faire venir des Perses. Quand nous nous trouvons dans un pays, nous sommes dans un environnement et nous ne le voyons plus. Il faut être en exil de l'intérieur, pour comprendre pour qui nous parlons et au nom de qui et de quoi nous parlons.
J'ai grandi en Ouzbékistan, en Asie Centrale. Curieusement, je parle ouzbek. Curieusement, l'un des deux Perses que Montesquieu a fait venir en France pour renvoyer aux français comme dans un miroir leur propre image s'appelait Usbek. C'est cet Usbek qui permet à Montesquieu de dire aux français ce qu'ils sont. En tant que petit Ouzbek juif de Pologne, je vous permets peut-être de comprendre ce que vous êtes.
Philippe GARBIT
Vous étiez un petit Ouzbek considéré. Vous êtes allé à Moscou très jeune pour offrir des fleurs à Staline.
Marek HALTER
J'ai grandi dans la rue et je n'ai jamais pu aller à l'école. Je n'ai pas la nostalgie d'un pays mais d'une école. J'ai la nostalgie de l'école, de l'université, de la méthode que l'on reçoit, et non de la connaissance. Il est possible d'acquérir la connaissance dans la rue. J'étais un petit voleur, pas très bon. Je me faisais toujours tabasser, mais j'avais cette chance inouïe d'avoir lu beaucoup de livres. J'ai su les raconter aux vrais voleurs. Je dois tout à Alexandre Dumas, un grand ami de Victor Hugo. J'ai pu raconter Les trois mousquetaires. J'inventais les aventures de d'Artagnan à Jérusalem. Cela m'a sauvé la vie. Ma petite soeur est morte de faim, mais j'ai pu sauver la vie de mes parents en racontant des histoires à de vrais voleurs qui me donnaient de quoi survivre. A la fin de la guerre, la police secrète a raflé les petits voleurs. On nous a donné des foulards rouges, et nous sommes devenus des pionniers. Pour la fête de la victoire, on m'a envoyé à Moscou pour donner des fleurs à Staline.
Philippe GARBIT
Paula Jacques, vous souhaitez réagir.
Paula JACQUES
Nous avons tous des points de convergence. Nous sommes tous en exil, et ici en tant qu'écrivains placés sous la grande aile protectrice et écrasante de Victor Hugo. Nous avons énormément de points communs, mais aussi de spécificités. Ce sont peut-être les spécificités des écrivains. Reza a été chassé de son pays pour délit d'opinion politique. Le point de vue de Slimane Benaïssa est le même.
Comme Marek Halter peut-être, mon seul délit était celui de l'appartenance à une confession précise qu'est le judaïsme. Il existe toutes sortes d'exil : l'exil historique, économique ou politique. Il est aussi des exils historiques contre lesquels vous ne pouvez pas agir. J'appartiens à un peuple dont l'exil est sans retour. Lorsque Reza ou Slimane Benaïssa parlent de leur situation en France, ils parlent d'un exil placé sous le signe d'un retour possible. Je viens d'une terre vers laquelle aucun retour n'est possible. Je suis née en Égypte, et l'histoire de la communauté juive d'Égypte s'est arrêtée en 1956, au moment de l'affaire de Suez. Je me considère dans une sorte d'exil définitive, dépourvue d'idée de retour. Cet arrachement à mon pays a été ma catastrophe, mais aussi l'événement le plus heureux de toute mon existence. Cet exil qui m'arrachait à mon pays était déjà un peu inscrit dans les faits. La communauté juive d'Égypte parlait arabe jusqu'au début du XX e siècle. Tout d'un coup, cette communauté s'est tournée vers la France et les valeurs françaises. Il existait une sorte de rapport de patrie de coeur envers la France, alors même que la communauté vivait sur la terre d'Égypte.
J'étais une petite fille élevée au lycée français du Caire, qui adorait la lecture et qui avait une vénération pour les écrivains français, surtout pour Hugo. Victor Hugo incarne la grandeur de la France. J'ai dans ma famille des femmes peu lettrées qui sont capables de réciter par coeur La légende des siècles. Ainsi, durant cette période, les Juifs d'Égypte se trouvent en Égypte sans plus y être. Ils sont tournés vers l'Occident. Ils parlent français. Ils se sont exilés à l'intérieur. Chassée à l'âge de 9 ans, je ne vais rejoindre la France que trois ans plus tard. Je vais donc être en exil de la France. Lorsque j'arrive dans ce pays, j'ai l'impression d'être dans la patrie de mes livres. Je rejoins ainsi le but premier, celui de se trouver dans la patrie de la langue. Les écrivains veulent écrire car ils aiment lire. Pour passer à l'écriture, nous disposons de la langue mais non de la même configuration psychologique ou organisation sociale que nos lectures. La littérature française que je vénère me paraît le comble de l'exotisme. Je comprends chaque mot, mais certains comportements ou certaines situations me semblent tellement éloignées de mon entourage que je souffre d'une sorte d'interdiction du passage à l'écriture. Certains livres donnent la permission d'écrire, en réconciliant la patrie physique retrouvée avec celle des livres. À l'âge de 12 ou 13 ans, lorsque j'arrive en France, je lis Les misérables et je découvre ces quelques pages sur l'argot des étudiants. Il s'agit d'une langue à l'intérieur d'une langue ; il y a deux langues françaises, ce qui signifie qu'une autre spécificité de la langue peut se faire entendre. À l'instar des livres d'Albert Cohen par exemple, ce livre démontre que le français offre la possibilité d'exprimer le déplacement, l'exil, le métissage, une autre culture. Nous avons chacun en même temps énormément de points communs et une expérience qui nous est particulière.
Philippe GARBIT
Slimane Benaïssa est parti mais j'ai noté l'une de ses phrases : "Le véritable exilé est celui qui ne sait pas pourquoi il se trouve là où il est." J'aimerais savoir, Bachir Boumaza, si, dans le contexte singulier de votre histoire, vous savez pourquoi vous êtes là. Votre histoire présente certainement des points communs avec d'autres histoires particulières : vous êtes né en Algérie française, vous êtes kabyle, autodidacte, écrivain et ancien Président du Conseil de la Nation en Algérie. Quel genre d'exilé êtes-vous, Bachir Boumaza ?
Bachir BOUMAZA
Cette rencontre est la seconde à laquelle je participe au Sénat. La première, qui s'est déroulée en janvier, était consacrée à Victor Hugo. J'ai eu l'occasion de rencontrer de grands connaisseurs de l'illustre écrivain, tous représentants de la Civilisation ; j'étais le seul Barbare. En effet, selon Victor Hugo, "la Méditerranée est composée de deux rives : au Nord, la Civilisation, au Sud la Barbarie." Malgré tout, je lui voue depuis mon adolescence une grande admiration et une grande sympathie, non seulement en tant qu'écrivain, mais également en tant qu'homme politique et homme de luttes. J'ai donc essayé de comprendre ce qu'il entendait par Barbarie. Mais il ne s'agit pas d'en parler ici.
"L'année Victor Hugo" s'achève et, comme vous le savez, il est mort sénateur. Sa dimension particulière d'homme politique m'intéresse chez lui. Vous l'avez précisé, je suis autodidacte et M. Poirot-Delpech, de l'Académie française, m'a un jour demandé pourquoi je connaissais aussi bien Victor Hugo. Cette question était légitime venant de sa part. J'ai répondu ceci : "Afin de ne pas sembler ingrat, je tiens à remercier les autorités françaises de m'avoir emprisonné à plusieurs reprises. Cela m'a donné l'occasion de lire Victor Hugo et de le connaître." Voilà au moins un aspect positif, bien que de manière indirecte, de la colonisation.
Je suis venu ici aujourd'hui avec l'idée de parler en respectant deux très importantes contraintes. La première est le temps. Je dois certainement préciser qu'en ce mois de novembre, je fête mon anniversaire. J'ai soixante-quinze ans et je suis dans l'action politique depuis soixante ans ; j'ai débuté à l'âge de quinze ans. Victor Hugo l'écrivain m'a amené à la culture mais c'est Victor Hugo l'homme politique qui m'a amené à la lecture. En cette année d'hommage à Victor Hugo, j'ai participé à toute une série de conférences, y compris en Suisse chez les autonomistes jurassiens, lors des semaines de la Francophonie. J'ai appris que deux Français sur cinq ne savaient pas qui il est, alors qu'il est l'écrivain le plus lu en Afrique et dans le tiers-monde. Pourquoi ? Je ne vais pas, comme M. Benaïssa, lire un texte que j'ai préparé car il faudrait une demi-heure, ce qui serait trop ennuyeux. Je précise simplement que je prépare un livre qui, j'espère, paraîtra l'année prochaine, qui s'intitulera Victor Hugo vu de l'autre bord de la Méditerranée. Sans être un " hugolâtre " comme le pensent certains, je suis un " hugolien " car Hugo est un homme universel dont la pensée est enrichissante pour tous. Mon ami, le regretté Claude Roy, a comparé, avec un fort esprit patriotique, Hugo au Mont-Blanc. D'autres l'ont comparé à l'Everest. Je préfère cette métaphore à la première qui me semble par trop nationaliste et trop chauvine. Victor Hugo appartient à l'ensemble de l'Humanité.
La seconde contrainte provient du fait que parmi tous les intervenants, qui sont des hommes de lettres, des écrivains, je suis le seul à pouvoir être qualifié "d'animal politique". La politique m'a permis de rencontrer Victor Hugo, pas l'inverse. Je parle donc essentiellement en homme politique. Pour reprendre l'expression de Marc Terk, je considère aussi qu'il convient d'arrêter une définition de l'exil. Vous connaissez tous la fameuse interrogation de Monsieur Jourdain, dans Le Bourgeois Gentilhomme, lorsqu'il se rend compte à l'âge de quarante ans qu'il parle en prose. Vu de la rive sud de la Méditerranée, je n'ai pas à lire Ce que c'est que l'exil, texte admirable et mémorable que Victor Hugo écrivit en novembre 1875.
J'ai écrit un livre il y a vingt-cinq ans pour condamner dès le départ l'intégrisme. Son titre est significatif : Ni Émir ni Ayatollah. Je ne pense toujours pas que l'Émirat ou les Ayatollahs puissent favoriser le développement et la modernité du monde arabo- musulman. Concernant Victor Hugo et ces messieurs de quarante ans qui ignoraient qu'ils faisaient de la prose, j'ai rencontré au bout de dix ans d'exil deux Algériens haut placés, de culture essentiellement arabo-musulmane. Nous avons discuté toute la nuit. Avant de prendre leur avion le lendemain matin, ils ont regretté qu'un homme comme moi perde un temps précieux alors qu'il aurait pu servir en Algérie. Je me suis aperçu qu'ils reproduisaient le modèle de Monsieur Jourdain. Ils ignoraient qu'ils vivaient sous un calendrier hégirien - l'Hégire, c'est l'Exil.
Je n'ai pas honte de dire que je suis musulman et que j'ai découvert l'exil par la lecture de l'un des meilleurs poèmes sur le sujet, à savoir le portrait de Mahomet par Victor Hugo. Les Occidentaux, les Français, l'ont lu pour la beauté du style. Je l'ai lu pour sa signification, dont la définition réside entièrement dans " l'an neuf de l'exil ". Sous couvert de parler de Mahomet, Victor Hugo parle en réalité de lui. Mahomet meurt sous sa plume au bout de neuf ans d'exil, alors qu'il est mort en réalité après onze ans d'exil. Toute la signification de l'Exil est dans ce poème. L'exil est un combat. Dès lors que Mahomet a terminé son exil, il n'intéresse plus Victor Hugo.
La définition de l'exil est importante, surtout dans la langue arabe, voire en kabyle, car il existe une confusion entre émigré et exilé. L'exil est un combat, une position de révolte, de rejet à l'encontre les pouvoirs tyranniques ou despotiques. C'est un acte de résistance. C'est pour cela que j'ai de l'admiration pour Victor Hugo, homme universel. Dans mon prochain ouvrage, je fais une comparaison entre Les Châtiments et certains poètes kabyles et arabes d'Algérie. Ces poètes sont des contemporains de Victor Hugo. Ils ne connaissaient pas son existence mais s'exprimaient avec le même sentiment de révolte concernant l'exil. Les années 1870-71 marquent la fin de l'exil de Victor Hugo du fait de la chute de Napoléon III suite à la bataille de Sedan. C'est également à cette époque que le "Verlaine kabyle algérien" écrit : "J'ai juré que de Tizi-Ouzou jusqu'au Lac Fadou, ils ne me commanderont pas. Nous nous briserons, mais nous ne plierons pas. Plutôt être maudit. Quand les chefs sont des maquereaux, je préfère quitter le pays que d'être humilié parmi les pourceaux." Un tel sentiment préside à l'exil.
Personnellement je suis parti amer, trahi par Boumediene à l'image de Victor Hugo trahi par Napoléon III. Ben Bella avait été déposé du pouvoir, accusé de "pouvoir personnel". Malheureusement, un an après avoir placé ma confiance en Boumediene, je me suis rendu compte que ce type de pouvoir avait été renforcé sous couvert de direction collégiale et de démocratie.
Philippe GARBIT
Vous en avez fait des allées et venues dans l'Histoire, Bachir Boumaza.
Bachir BOUMAZA
J'ai fait deux exils comme Victor Hugo et je totalise comme lui dix-neuf ans d'exil. J'ai de plus à mon actif six an de prison, dont trois à Fresnes.
Je suis parti en 1966 pour rentrer en 1980. J'ai entamé un second exil, comme Victor Hugo, qui a duré cinq ans et demi environ. Je me permets une remarque : au regard de mon expérience, l'exil est plus difficile que la prison.
Dans son texte magistral sur l'exil, Victor Hugo nous dit - on n'est pas obligé d'être toujours d'accord - au sujet des grands exilés, qu'il se réfère parfois à l'histoire vécue par certains grands hommes et qu'il en conclut qu'il n'est pas le seul. Tel est mon cas, mais dans certaines péripéties, je me sens plus proche de Jules Vallès et de Louise Michel. L'exil de Victor Hugo est relativement plus proche de celui - doré - de Sénèque que de la misère d'un Jules Vallès. Preuve en est la correspondance entre ce dernier, Hector Malot et Émile Zola. Jules Vallès y expliquait ses problèmes quotidiens pour se nourrir. Je retiens en premier lieu de l'exil la difficulté de trouver un pays d'accueil.
Philippe GARBIT
Il y en eut pourtant plusieurs : la Suisse, l'Allemagne...
Bachir BOUMAZA
En premier lieu, j'ai été expulsé de France dans des conditions très différentes de celles vécues par Victor Hugo. Il reçut à Jersey ses connétables anglais qui lui indiquèrent qu'il avait une semaine pour plier bagage avec ses enfants. Personnellement, j'ai disposé de moins d'une heure. Je peux l'affirmer, les témoins du stratagème sont encore vivants. On a appelé certains de mes amis pour leur signaler que l'on souhaitait entrer en communication avec moi. En conséquence, mes amis m'ont appelé pour me signaler que la police était à ma recherche ; c'était le réflexe attendu par les autorités, puisque au préalable leurs téléphones avaient été placés sur écoute de façon à localiser mon domicile. La police m'a interpellé et j'ai passé la journée au commissariat du Panthéon. J'ai tenté de faire intervenir un ami journaliste, qui était à l'époque directeur du Cabinet du ministre de l'Intérieur, mais sans succès.
La première réflexion sur l'exil a trait à la désillusion. J'ai pensé : "Moi, Boumaza, j'ai été le premier homme politique algérien à avoir été reçu par le Général De Gaulle. J'ai négocié les accords Giscard/Boumaza sur le vin et les hydrocarbures, je connais M. Debré, M. Michelet...." Sachez que lorsque vous êtes exilé, vous n'existez plus. Non pas que ces hommes n'aient pas de la sympathie pour moi, mais ils sont soumis à des pressions. Victor Hugo nous en parle, au sujet de la Belgique et des Anglais. Alger a astucieusement refusé que je vive le même sort que Ben Barka ; mieux valait que je parte mourir ailleurs. J'ai pu uniquement téléphoner à mon épouse afin qu'elle m'apporte mes effets personnels. Je devais en outre choisir un pays d'exil. Je n'ai pas choisi la Belgique comme l'avait fait Victor Hugo. J'ai choisi la Suisse pour rejoindre d'autres exilés.
La seconde difficulté a trait aux papiers : il faut avoir des papiers. Je suis sorti avec un passeport de ministre alors que je n'étais plus en exercice, ce qui rend facile sa confiscation.
Philippe GARBIT
Vous avez été ministre des Affaires sociales, de l'Économie...
Bachir BOUMAZA
J'ai été ministre de l'Économie, et au préalable de l'information et de la culture. J'ai été trois fois ministre.
Dans mon livre à paraître sur Victor Hugo, je mentionne ma rencontre avec un célèbre exilé, assassiné par la suite. Il s'agit du signataire des accords d'Évian, Krim Belkacem. Lors d'une discussion, je lui avais confié qu'il est nécessaire de savoir falsifier un passeport si l'on veut partir en exil ; dans le cas contraire, il ne faut pas sortir. J'y suis parvenu malgré la difficulté que représentait la célébrité de mon nom. Je devais conserver mon identité, mais avec des passeports marocains, algériens, tunisiens...
La troisième difficulté est la censure. Lorsque je suis arrivé en Suisse, j'ai été informé qu'il ne me serait pas remis de permis. Je suis libre de mes allées et venues, mais je dois signer un papier indiquant que je serai expulsé si je fais une déclaration déplaisante à l'égard des autorités d'Alger. Victor Hugo a vécu la même situation puisqu'il a été expulsé de Jersey suite à une déclaration. Si je veux exprimer mon opinion, je suis contraint de le faire en dehors de la Suisse.
De plus, sans lieu de résidence, sans papiers, comment trouver un travail ? Les difficultés s'accumulent. La différence est très nette entre un réfugié et un exilé. L'un de mes amis français, actuellement Médiateur de la République, m'a mis en contact avec le Conseil d'État afin d'être un réfugié avec des papiers d'identité en règle. J'ai refusé ce statut, car il limitait ma liberté de mouvement et d'expression. J'ai également refusé l'aide d'organismes charitables, comme la Cimade, qui pouvaient subvenir à mes besoins. Je vous parle de tout cela afin de vous faire comprendre la difficulté que représente l'exil, qui ne s'assimile pas à l'immigration mais est bien un acte de lutte : on quitte le pays car le rapport de forces est tellement défavorable qu'il devient impossible de lutter utilement de l'intérieur pour faire évoluer la situation. Le combat continue de l'extérieur.
J'aurais pu parler pendant une heure de trente ans d'exil et de prison, parler de soixante ans de vie politique. Parler de tout cela en quelques minutes seulement est frustrant. Je ne peux pas vous lire mon prochain livre, je cherche actuellement un éditeur et suis en train de le traduire en arabe. Mon immense admiration à l'égard de Victor Hugo découle de l'exil. IL aurait pu mener une existence paisible, mais il a préféré s'exiler, souffrir plutôt que de soumettre au diktat de Napoléon III. Merci.
Philippe GARBIT
Merci Bachir Boumaza. Jordan Plevnes, vous êtes aussi un homme politique, dramaturge et ambassadeur depuis deux ans.
Jordan PLEVNES
Oui. Je cherchais la phrase qui me permettrait de me libérer de ma culpabilité d'être un homme politique. M. Boumaza m'a inspiré en évoquant la Suisse. James Joyce a écrit une nuit : "Un exilé se considère comme vrai. Il considère son pays comme faux." Aujourd'hui, je dois peut-être me considérer comme faux puisque mon pays est vrai, du point de vue de la perspective historique. Est-ce une consolation ?
Philippe GARBIT
Vos papiers sont vrais...
Jordan PLEVNES
Selon un "classique" russe, "les vrais hommes sont rares comme la fausse monnaie." Si, comme le pense Albert Camus, la tyrannie de l'argent va se poursuivre, alors je préfère être de la fausse monnaie. Voilà ma réponse.
Philippe GARBIT
On parle d'exil, Jordan Plevnes. Vous êtes simplement un Macédonien à Paris. On ne peut pas parler d'exil, vous vivez à l'étranger. Vous êtes parti un jour ? À quel âge ?
Jordan PLEVNES
Je vais lire un petit poème en trois mouvements, qui va nous mettre dans l'ambiance de la globalisation. C'est un texte extraordinaire que j'ai lu il y a longtemps. Il est devenu un apocryphe de mes lectures. Il date du Moyen Age, parle des Bogomiles, des Cathares, de la Macédoine et des pays balkaniques. Nous sommes tous des exilés, un seul être vous manque et vous êtes en exil. En ce sens, il s'agit d'une consolation universaliste. Que représente Hugo pour la Macédoine ? Cette question peut aussi se poser ainsi : que représente-il pour la République universelle ? Avant cette dernière, il y avait des individus, puis des peuples. N'oublions pas que tout a commencé par un individu et finira pas un individu.
Premier mouvement : un exilé, Euripide, quitta Athènes pour la Macédoine - son Jersey - afin de terminer sa vie et d'écrire sa dernière tragédie, Archélaos, qui signifie "le commencement et le peuple" ou tout simplement "le commencement du peuple". La maison où il écrivit cette pièce possédait un grand dépôt dans lequel étaient rangées, par ordre chronologique, les tablettes de pierre noire sur lesquelles étaient inscrites les scènes de la tragédie. La dernière nuit, lorsqu'il acheva cette oeuvre unique et qu'il alla dormir, trente chariots conduits par cent vingt chevaux chargèrent les tablettes. Elles furent ensuite embarquées sur un navire, qui quitta le port de Salonique un jour de printemps de l'an -406, vers une direction inconnue. Le Président des Immortels, Makaron Pritanis, qui vivait dans sa petite maison - 169 e vers du Prométhée enchaîné d'Eschyle, condamné par Zeus pour crime d'amour envers de l'Humanité - fut averti une heure après. Depuis vingt-quatre siècles, il cherche ce navire et sa cargaison dans toutes les villes portuaires de la Méditerranée.
Deuxième mouvement : n'ayant rien trouvé, il change de direction. Depuis les grands chambardements de l'Histoire moderne survenus à partir du XVII e siècle, le monde capitaliste s'organise autour de la mer du Nord. D'une guerre à l'autre, quelques pays se disputent les atouts de la puissance et de la richesse - comme dirait un chroniqueur moderne - et donnent l'impression de chercher à ouvrir la porte de Makaron Pritanis. L'ère de la Méditerranée s'achève avec l'émergence d'une nouvelle époque dans le Nord. C'est une consolation, M. Boumaza, en ce qui concerne la Barbarie et la Civilisation. Makaron Pritanis arrive à Paris - à la recherche du commencement des peuples - le 1 er juin 1885 et assiste incognito aux funérailles de Victor Hugo. Ce jour-là, dans cette capitale universelle de l'Esprit, où la terre a submergé la mer, "dans cette foule immense, ceux qui l'ont vu ne le verront plus, ceux qui ne l'ont pas vu ne le verront jamais." 0 ! Combien d'étrangers sont venus le voir ? Hugo rêvait des États-Unis d'Europe devenant le coeur d'une République universelle. La liaison entre Hugo et la Macédoine s'établit exactement ici.
Comme l'écrivait le regretté Nicolas Bouvier dans L'usage du monde, "le coeur de l'Europe se trouve dans les Balkans et son cerveau est à Paris." Imaginons le propriétaire anonyme d'un coeur anonyme, venu de Macédoine pour assister à ces funérailles, comme apprenti tragédien chargé d'accompagner le Président des Immortels dans le grand large de l'Histoire. Celui-ci retourne de nouveau en Macédoine pour enseigner le français, cette langue universelle, dans des lycées ouverts dans plusieurs villes macédoniennes. C'est lui qui permet à Gotsé Delchev, le Garibaldi macédonien de lire, pour la première fois, La légende des siècles. Avant de mourir à l'âge de 33 ans, il écrit à un ami anonyme "Je comprends le monde, la République universelle, comme champ de dialogue culturel entre les peuples." Trois mois après sa mort, en 1903, la première République des Balkans est proclamée, pour dix jours seulement, hélas.
Notre "hugolien" Damé Gruev après la chute du rêve de l'indépendance de la Macédoine, dira en 1905 à un journaliste anglais : "Si la République universelle n'existe pas sur la Terre, nous allons la chercher plus loin et elle va s'appeler Underground Republic. " Soixante-dix ans plus tard, Victor Hugo est présent dans l'horizon national macédonien. Une vieille dame, d'une beauté et d'une élégance incomparables, Lika Chopova, nièce de Gotsé Delchev, vient en République de Macédoine, proclamée en 1944 dans le cadre de la Fédération Yougoslave de Tito, issue de la guerre antifasciste. Elle y vient pour y mourir car elle n'aurait pas su mourir ailleurs. Elle m'a révélé son secret familial. Plusieurs générations de cette famille mythique connaissaient par coeur les vers d'Hugo :
" Ô République universelle Tu n'es encore que l'étincelle Demain tu seras le soleil ! "
Le troisième mouvement répond à votre question. Hugo revient dans mon exil volontaire. Je quitte mon pays en octobre 1988, entouré de l'amour de ma femme - ici présente - et de nos deux enfants, devenus parfaitement bilingues. Après avoir prononcé au dernier congrès des écrivains yougoslaves vingt-huit lignes lyriques, vingt-huit éditoriaux dans la presse de la nomenklatura communiste soutinrent que je devais disparaître au plus vite. Dans ma confrontation avec la réalité politique j'ai dit "votre révolution n'est plus la mienne. J'ai droit à une révolution privée, je rejette l'adjectif 'notre' si le 'nous' va de nouveau faire couler le sang." J'ignorais à cette époque le mot "hugolien" : "La vraie définition de la République, la voici : moi, souverain de moi " Lorsque Victor Hugo mourut, tous les pays balkaniques étaient sous l'emprise de l'empire ottoman ou venaient de s'en libérer. Une anecdote tragi- comique à propos des récents événements fait s'interroger les habitants des Balkans sur la façon dont les Turcs ont pu les supporter pendant cinq siècles. Lors de la décomposition de la Yougoslavie, sans les Turcs, les peuples balkaniques sont devenus maîtres dans l'art de s'entretuer. Ils ont réussi à produire durant la dernière décennie du XX e siècle et en plein coeur de l'Europe, quatre cent vingt-six charniers dévolus à l'épuration ethnique. Que va-t-il se passer avec la Macédoine ? Cette question m'a hanté durant toute cette période de carnages.
L'écriture est l'art de la disparition. Je commençai à disparaître dans une mansarde de la place de la Contrescarpe, quartier de miséreux. Cette mansarde devint mon Jersey. "Pour les Hommes, comme pour les Nations, écrivait Mircea Eliade, l'épreuve suprême est leur capacité de contemplation dans la souffrance." Dans cette mansarde parisienne, j'ai constaté que ma situation ne formait qu'un zéro : ma langue, mon pays, mes idéaux, ma tragédie d'écriture, mes pensées, mes répliques, mes remarques, tout cela dessine un grand zéro. J'entre dans ce zéro, j'arrache ma peau, je me couche et je me vois en rêve comme un faucon aux ailes coupées. Le faucon est le seul oiseau dont les ailes se régénèrent. Je vais voler avec mes ailes régénérées... C'est dans cette mansarde que fut édité, avec l'aide de mes amis macédoniens, français et européens, le premier quotidien indépendant de la République de Macédoine, Republika, qui exista pendant cent soixante-trois jours. "Les peurs intérieures et les menaces extérieures", comme disait l'apôtre Paul, étaient une véritable épée de Damoclès suspendue au-dessus de nos têtes à cette époque. À la veille du référendum sur l'indépendance de la République de Macédoine, le 8 septembre 1991, le titre principal de Republika fut: "Bienvenue chez vous." Deux ans plus tard, la République de Macédoine devint le 188 e État membre des Nations Unies. C'est ainsi qu'elle a rejoint la République universelle et que je suis devenu son ambassadeur à Paris. Voilà pour la réponse.
Avant de retrouver Paris en tant que représentant officiel de mon pays, je sortirai à nouveau Hugo du dictionnaire encyclopédique de mon coeur. Il nous explique que l'histoire de l'existence tragique du passé ne pouvait nous aveugler et masquer les ténèbres des crimes à venir. Je crois que même aujourd'hui - le 15 novembre 2002 - le Président des Immortels est venu célébrer avec nous le bicentenaire de la naissance de Victor Hugo. Après tant d'années passées à la recherche de la tragédie perdue d'Euripide, il ne connaît toujours pas la question qui le tourmente lorsqu'il contemple le miroir du Monde : où commence le peuple et où finit l'Histoire? Merci.
Philippe GARBIT
Merci Jordan Plevnes. Nous avons commencé cette première table ronde avec Reza Deghati, reporter-photographe. Reza Daneshvar vous êtes également iranien. Avez- vous trouvé votre Jersey à Paris ? Pensez-vous également que l'écriture est aussi un art de la disparition ? Comment s'est passé votre exil ?
Reza DANESHVAR
Avant de répondre à votre question, je souhaiterais évoquer quelques réflexions concernant ce que je viens d'entendre. Hugo est l'un des écrivains français les plus lus en Iran. Il y a une vingtaine de traductions pour les seuls Misérables. Si l'on en croit une statistique, il était à mon époque l'écrivain étranger le plus lu dans mon pays. Aujourd'hui, je ne saurais dire.
Le second point concerne Paula Jacques lorsqu'elle évoque certains exilés qui ont un espoir de retour. Je pense que le problème se pose de manière plus subtile. Pour les écrivains iraniens, je ne pense pas qu'il soit facile d'imaginer retrouver le passé perdu. Tout est changé dans notre perception du pays et même parfois de la langue. Lorsque je lis les textes politiques des journalistes iraniens, je suis face à une langue déformée. On ne peut jamais retrouver le passé que l'on a perdu.
Philippe GARBIT
Vous pourriez craindre d'être exilé dans votre pays d'origine si vous y retourniez.
Reza DANESHVAR
Je voulais aborder ce point. Les écrivains qui vivaient dans des pays comme l'Iran étaient déjà marginalisés. Par rapport au système qui gouvernait le pays, avant ou après la Révolution, nous étions toujours exilés. Notre exil n'en est pas facilité par notre exil antérieur, mais nous sommes habitués à être différents et rejetés, le cas échéant, par le pouvoir de notre pays. Je pense que cela reste la même chose lorsqu'on revient car la résistance de la tradition dans des sociétés comme la nôtre est beaucoup plus forte que l'on veut bien l'imaginer. Cette habitude de l'exil ne le facilite pas pour autant, comme je vous l'ai dit. Je voudrais vous raconter à ce propos des petites souffrances et des petites difficultés que je connais ici en tant qu'exilé. Il faut savoir en outre que chacun vit son exil d'une manière qui lui est propre. Mes problèmes sont plutôt de l'ordre du temps et de la langue. J'ai essayé de résumer ces deux point dans un petit texte.
« On me demande souvent pourquoi j'ai choisi de vivre en France. Parce que Paris est en France. Pour moi cette ville a le même sens qu'Athènes dans le monde antique. Je l'ai aimée dès mon jeune âge, peut-être parce que je l'ai connue à travers les textes et les belles images. Des événements comme la Révolution française, la Commune de Paris, la Résistance, Mai 68, l'existentialisme, le théâtre de l'absurde, la nouvelle vague, etc. étaient des références pour notre culture moderne. La plupart des écrivains que nous aimions vivaient à Paris. Lorsque le problème de l'exil se posa, je n'ai pensé à aucun autre lieu que Paris. J'étais un écrivain, et la place d'un écrivain exilé était à Paris. Mais je n'avais jamais envisagé que, pour quelqu'un de ma condition, Paris était l'endroit le plus pénible pour écrire, alors que je ne m'y suis jamais senti étranger.
Je n'avais ni prétention au pouvoir, ni appartenance militante, mais j'avais toujours défendu la liberté et espéré la démocratie. Mon exil était la conséquence de mon statut d'écrivain, que je n'avais pas choisi. Je suis persuadé que cela me vient de caractères qui sont innés. Être écrivain n'est pas facile dans un pays comme le mien. Lorsque le fait d'écrire s'est présenté à ma conscience comme une raison de vivre et que je l'ai accepté, je ne connaissais pas les ennuis qui m'attendaient. Lors de mon départ précipité d'Iran, j'ai tout abandonné sans tristesse. L'espoir d'être délivré de conditions inhumaines avait occulté les difficultés que je devrais surmonter. Le conflit central de notre génération nous opposait aux institutions tenaces de notre culture traditionnelle. J'acceptais en tant qu'écrivain et dans ma vie personnelle, cette vision mystique du monde comme lieu de l'exil où l'Homme est un hôte d'une nuit dans une auberge. Je pense qu'écrire est un acte universel qui libère les rapports ente les Hommes de toutes les contraintes conventionnelles. À la lecture d'une belle oeuvre, nous avons tous vécu - ne serait-ce que quelques heures - dans la patrie de l'écrivain qui se situe au-delà de toute frontière. Ayant vécu la majeure partie de mes 33 ans dans la lecture et l'écriture, l'exil ne représentait pas à mes yeux une perspective effrayante, mais bien un voyage au-delà des frontières vers une ville cosmopolite, avec des promesses de délivrances. Le sens de cette délivrance ne pouvait signifier uniquement une vie quotidienne sauve.
La vie de chacun est faite d'attachements. Mon attachement fondamental, celui qui m'a sauvé du non-sens du monde, est l'acte d'écriture. Seule la moitié de cette promesse de délivrance s'est réalisée : bien que la dictature religieuse aux mains sanglantes ait réussi à assassiner plusieurs de mes amis à Paris et ailleurs, j'ai pu poursuivre ma vie quotidienne loin des murs de la violence, du mensonge et de la vilenie. Ce quotidien était en harmonie avec le rythme qui préserve les droits fondamentaux de l'être humain. Mais ce rythme était différent de celui vécu et décrit autrefois par les exilés.
Le combat contre le temps avait commencé. Le temps qui m'environnait n'était ni mon temps, ni celui d'écrire. Le temps dans lequel j'avais grandi était beaucoup plus lent, mieux accordé aux pulsations et aux va-et-vient entre raison et imagination. Ici, il se transforme en courses dans les couloirs du métro et en luttes administratives. Le temps n'avait pas un instant pour s'arrêter. Je n'avais aucun moyen de me mettre à l'écart de ce tourbillon. Ce rythme rapide amplifiait l'angoisse de vieillir et de mourir. Le Paris d'autrefois, capitale mondiale de la culture, offrait toujours la même profusion de souvenirs, mais je devais être en mesure de les acheter. La vie quotidienne, qui était avant le dernier de mes soucis, était devenue le premier. J'étais obligé de dépenser cette liberté indispensable pour écrire afin de survivre. La délivrance était demeurée inachevée. Elle était mêlée de souffrances. Petit à petit, un exil surgissait au coeur de l'exil.
Je n'ai jamais eu assez de temps pour apprendre le français et m'entraîner à le parler. Un écrivain qui n'écrit pas dans la langue de la société dans laquelle il séjourne vit un exil redoublé. Dès que je pose le pied hors de la vie quotidienne, j'éprouve la lourde étrangeté de cet exil. En français, je ne peux jamais montrer autre chose que des morceaux brisés et déformés de moi-même. Mon interlocuteur voit mon visage dans un miroir brisé. Dans la langue française, je ne suis que cet homme cassé que lui montre le miroir. En tant qu'écrivain, je suis extérieur à cette langue. Le manque de temps pour écrire dans ma propre langue aggrave la frustration de cette exclusion. L'écrivain à qui la vie quotidienne ne laisse pas assez de temps pour écrire est peu à peu exilé de l'écriture. J'ai passé vingt ans à combattre pour ne pas être exilé de la patrie de l'écrivain. Ainsi, exclu de ma langue et prisonnier du temps, je perds ma liberté existentielle et je continue à vivre avec l'angoisse de la montre. Avec obstination, j'essaie d'écrire en marge de mes longues heures quotidiennes de travail alimentaire. J'ai assez de projets, de frustrations et de désirs pour remplir la vie de deux hommes. L'absence de toute nostalgie du passé, qui est pourtant l'une des souffrances des exilés, me fait comprendre à quel point ma soif de temps pour écrire est puissante. C'est déjà quelque chose. »
Philippe GARBIT
Merci Reza Daneshvar. Reza, puisque vous avez commencé la table ronde, vous avez le droit de parler en fin de table ronde.
REZA
Il y une histoire concernant Victor Hugo...
Philippe GARBIT
Encore Victor Hugo ! Tout le monde parle Victor Hugo, pour ne pas parler de sa propre histoire.
REZA
Après mes cinq premiers mois en prison, en cellule individuelle, j'ai été transféré dans une cellule collective. Pendant ces cinq mois, je n'avais rien lu ni vu. J'avais soif de lire et, dans ma cellule, j'ai trouvé un livre, Comment apprendre le français. Je ne connaissais pas un mot de cette langue, et je me suis laissé guider par l'amour qui existe en Iran à l'égard de la culture française pour décider de l'apprendre. Mais comment faire ? J'ai mis une semaine à déchiffrer "Qu'est-ce que c'est ? C'est un crayon" Un mois après je terminais ce livre et j'en demandais un autre. Le deuxième s'intitulait Mauger. Ensuite j'ai demandé à ma famille de m'apporter des livres en français. La censure de la prison refusait de me délivrer de nombreux ouvrages. Parmi les livres autorisés, il y avait Le petit prince. Les autorités devaient espérer que je devienne royaliste... Le deuxième était Les misérables. Il s'agissait selon le pouvoir de dédramatiser l'injustice du régime iranien en montrant que, même en France, il y a des misérables. Pour terminer je voudrais aussi lire un texte, à l'instar de tous nos amis ici présents.
Philippe GARBIT
Combien de lignes ?
REZA
En tant que photographe, j'avais souhaité projeter des photos. Cela n'a pas été possible, je vais donc lire un petit texte.
Philippe GARBIT
Vous ne voulez pas plutôt décrire une photo ? La première photo que vous avez prise en France... Non, il ne veut pas.
REZA
Ce texte porte sur l'exposition du Carrousel du Louvre auquel j'ai participé il y a deux ans. Elle s'intitulait Les mémoires d'exil. Ce texte accompagnait mes photos. Il portait le titre suivant : Nos mémoires d'exilés.
« Au commencement était l'atteinte à la liberté de l'Homme. Oppression, répression, torture, guerre, massacre, pour des questions de couleurs, de pensées, de positions politiques, de convictions religieuses. Tout est prétexte à vouloir asservir l'autre. Au commencement, l'État ne veut ou ne peut garantir la liberté aux citoyens. Parfois, même sa passivité en fait un complice silencieux. L'exode est alors la seule route pour continuer à vivre et à développer sa pensée. Après un départ difficile, parfois au péril de sa vie, l'exil reste le refuge dans lequel chacun s'efforce de survivre. Chacun s'efforce aussi de reconstruire en soi le souvenir du pays perdu et de surmonter la déception de ne pas trouver la terre promise. Au-delà de la joie d'être libre, la fracture physique et intellectuelle marque l'arrachement à sa terre natale. Les souvenirs, une odeur, un goût, un paysage, un visage, la mélodie de sa langue, le rythme de son pays, marquent constamment les joies présentes des exilés. »
Voilà ce que je voulais vous dire. Merci.
Philippe GARBIT
Merci à tous. Nous commencerons la seconde table ronde dans quelques minutes.